◄  La Pitié

LE CONSOLATEUR



En quelques années, il perdit sa mère et ses deux enfants. Sa femme le trahit. Sa fortune s’écroula, et ses amis l’abandonnèrent.

Haineux et meurtri, il se réfugia loin des villes et vécut seul. Pour se distraire, il tenta de lire, d’écrire, de chasser, de labourer les champs ou de fendre les grands arbres ; mais rien n’atténuait son désespoir. Et il eut des envies de suicide.

Un jour de neige, une mendiante parvint à franchir le seuil de sa demeure.

— J’ai froid, gémit-elle.

— Travaille, grogna-t-il.

Montrant ses deux bras, elle dit :

— Je n’ai jamais eu de mains.

L’excès de cette misère l’émut d’agréable sorte. Il fit longtemps causer la femme sur ses privations et ses fatigues.

Puis il la chassa sans lui donner l’aumône, et cette méchanceté le réjouit.

Dès lors, il courut les campagnes avec le désir inconscient de retrouver la même sensation. Les infirmes y foisonnent : les boiteux, les paralytiques, les aveugles, les malades. Il marcha vers eux.

— D’où vous vient cette plaie ? N’est-elle point inguérissable ?

Le patient se lamentait au son de cette voix compatissante. Lui, les plaintes le berçaient, comme une musique très douce. Ainsi, en son esprit plus calme s’ébauchèrent d’avantageuses comparaisons. Du moins, il gardait l’intégrité de son corps. Et, pour mieux savourer cet inappréciable bien, auprès des aveugles il se baignait les yeux dans la clarté du soleil et dans l’éclat des fleurs, auprès des sourds il s’ingéniait à percevoir les menus bruits du lointain et les harmonies du silence.

Le mal physique est monotone. Il s’en fût lassé. Une source de satisfactions, inépuisables celles-là, devait jaillir de cette réponse qu’un pauvre lui fit :

— Ma faim ? mon ventre vide ? Vous croyez que j’y pense ? Non ; ce qui me tord le cœur, c’est l’enfant… l’enfant qui ne mange pas.

Il tressaillit. Pour la première fois, il se heurtait à une souffrance morale, une souffrance de même nature que la sienne. Une volupté si âcre l’inonda qu’il comprit enfin à quel subterfuge il demandait l’oubli progressif de ses souvenirs. Conscient, il poursuivit son but avec plus de vigueur.

La solitude était un obstacle. Il fréquenta des gens. Il s’insinua dans leur intimité. Doucement ou brutalement, par l’empire qu’il acquérait sur eux ou par la confiance qu’il leur inspirait en racontant ses propres chagrins, il les amenait aux expansions irréparables. Et il déchiffrait l’énigme de nos âmes compliquées.

En toutes fleurit la douleur comme une plante nécessaire. Cette plante, il la cherchait obstinément. C’était sa joie de la découvrir, de connaître le coin d’âme où elle se tenait et les aliments dont elle se nourrissait. Il l’aimait sous toutes ses formes : mélancolique, subtile ou sauvage, avec tous ses parfums et avec toutes ses nuances diverses.

Chez certains, elle s’épanouit, envahissante et dévoratrice. Ceux-là, il les dominait rapidement. Chez d’autres, elle se cache, elle attend, elle guette. Auprès de ces derniers, peut-être trouvait-il des plaisirs plus raffinés. Car la plante indécise, il la faisait germer, il la leur montrait pour qu’ils n’en ignorassent pas l’existence, il la cultivait par des mots irritants, la soignait comme une chose précieuse, la développait jusqu’à ce qu’elle étouffât toute trace de bonheur.

L’expérience lui vint. En un instant, malgré l’hypocrisie des hommes, il devinait leur secret. Il eut vraiment un sixième sens : celui de la douleur d’autrui.

Il s’en alla d’être en être. Les peines des hommes sont aussi nombreuses et différentes que les fleurs de la terre, et il s’en grisait comme les abeilles se grisent du suc des calices. Quel choc délicieux quand se révélait une angoisse nouvelle ! Il la goûtait longuement, il la choyait avec la tendresse d’un collectionneur pour la pièce rare qu’il a découverte. Et, devant la victime, aux gestes las et à la voix brisée, qui pleurait son chagrin, il sentait à chaque aveu son cœur se gonfler d’un monstrueux plaisir.

Il alla de pays en pays. N’ont-ils pas, ainsi que leur flore spéciale, leurs fléaux inconnus ? Parmi les esclaves et les femmes vendues, parmi les affamés et les forçats, et les cholériques, et les lépreux, insolemment il promena son indépendance et sa santé.

Récolte fantastique de plaies et de turpitudes ! Pas un morceau de terre qui n’ait sa gerbe abominable. Les épis poussent dru, si lourds que les grains s’en échappent, avides eux aussi de féconder le sol pour les moissons prochaines. Il fut l’explorateur des maux et des épidémies. Il vécut dans la douleur du monde comme un ver dans la pourriture des cadavres.

Et sa douleur, à lui, disparut. Il la jugeait toujours plus horrible que celle des autres. Mais les êtres comptaient peu. Et, chaque fois, c’était à la grande misère universelle que sa misère se trouvait opposée. Combien mesquine lui semblait-elle auprès de cet amas inimaginable de ruines et d’agonies !

Oh ! les effroyables tourments dont il fut témoin, et les navrants désespoirs, et les naïves inquiétudes, et les ridicules tristesses ! Il ne croyait pas, il ne pouvait croire qu’un tel manteau de misères s’appesantît sur les épaules de l’humanité. Pourtant il s’aperçut qu’elle ne s’en contentait pas encore. Les suppliciés aspiraient a d’autres supplices. Les heureux en inventaient.

Aberration inexplicable ! Que la jalousie, la trahison, la crainte, les infirmités nous désolent, soit. C’est la loi de la nature, qui versa sur nous des calamités précises. Mais, avec nos défauts, avec nos maladresses, avec nos joies même, nous fabriquons de la douleur, de la vraie, de la poignante douleur. L’indécision, l’envie, le remords, la timidité, la curiosité, autant de balivernes transformés en tortures.

Mon Dieu ! mon Dieu ! la douleur est-elle donc le devoir de l’homme, qu’il s’en forge à loisir ? Pourquoi son front sanglant implore-t-il d’autres couronnes d’épines ? Pourquoi souffre-t-il de rien ? Hélas ! l’homme, ce grand souffrant, est un créateur de souffrance. Chaque jour, il dresse sa croix, et lui-même il s’y cloue.

Océan de larmes, tempêtes de hurlements, abîmes où retentissent les cris, les sanglots, les prières et les malédictions, exodes des condamnés à vivre qui, du berceau à la tombe, se traînent à genoux et les mains jointes, il vit tout, il entendit tout, il comprit tout.

Il fut épouvanté. L’excès du mal l’écrasait. Il y a trop de détresses autour de nous pour que la haine ne s’évanouisse pas chez celui qui les observe. Il n’eut plus la force de porter le poids des souvenirs accumulés, et le chuchotement des confessions tremblantes ne le réchauffait plus comme jadis.

Et il s’aperçut soudain qu’il était saturé de tristesse. Ainsi que la brume du soir pénètre dans la chair, qui se crispe, la douleur humaine, s’insinuant à travers sa rancune, avait rempli son âme de froid et de terreur. Des rêveries mélancoliques l’assaillirent. Maintenant, le spectacle d’un souci lui causait un frisson pénible.

Dès lors, il était digne de connaître la pitié. Bienfaisante et douce, elle descendit en lui, peu à peu, comme une récompense qu’il faut mériter par ses efforts. Elle le délivra de ses méchants instincts, de ses révoltes stériles, de sa sécheresse et de son amertume. Elle le régénéra.

Et ce fut à son insu, tout naturellement qu’un jour de ses lèvres coula le baume des bonnes paroles. Oh ! le regard de l’homme dont ainsi il soulagea la blessure, ce regard de remerciement et de gratitude, quelle caresse troublante ! Du fond de son cœur ému montèrent, pour la première fois, les larmes qui purifient. Jamais il n’avait senti d’ivresse comparable.

Le devoir lui apparut. Son passé n’était qu’un long et lugubre apprentissage. Mieux que nul au monde il savait toutes les causes du mal, tout ce qui le prépare et tout ce qui le stimule ? Fort et puissamment armé, il pouvait, il devait entrer dans la lutte. Certes, ce mal est infini, et son rôle à lui serait bien insignifiant. Qu’importe ? Un sanglot refoulé, c’est beaucoup. Ne vaut-il pas mieux détruire un petit chagrin que de se donner une grande joie ?

Comme jadis, il alla donc vers les malheureux, non plus pour en rire, mais pour les consoler. Sa voix apprit les inflexions délicates qui apaisent la blessure des plaies. Aux moins éprouvés il expliquait le néant de leurs angoisses et l’absurdité de leurs plaintes. Avec les martyrs il pleurait. Il pleurait leur douleur, il pleurait surtout l’universelle douleur, si profonde, si inguérissable. Il leur racontait sa vie, la vie des autres, l’affreuse succession de drames et de tortures dont il avait reçu la confidence. Et les meurtris, à leur tour, tressaillaient du frisson qui sauve.

Alors il les quittait, leur laissant le souverain remède, la Pitié !

Et ce remède, il le portait plus loin. Ayez pitié, ayez pitié ! car la pitié, c’est la religion irréductible, c’est l’unique vertu. Si elle ne peut encore guider vos actes, qu’elle domine vos jugements. Celui qui n’en a pas est le vrai coupable. La tâche de chacun de nous est simple et précise. Faisons voir, dans la mesure de nos moyens, ce qu’il y a de tristesse sur la terre, exprimons la douleur sous ses formes innombrables, chantons ou peignons ou modelons les têtes émaciées, les joues creuses, les yeux hagards, les bouches tordues, les cous ployés, la défaite des corps et l’écroulement des intelligences, montrons enfin ceux qui souffrent. Et peut-être palpitera dans une âme, comme un germe fécondant, la Pitié, la Pitié rédemptrice.

Ainsi conduisait-il ses malades vers la divine espérance. Il leur enseignait le bonheur d’être bon, charitable, miséricordieux. Il leur disait que c’est le devoir et que c’est aussi l’habileté suprême de penser aux douleurs d’autrui plus qu’à ses propres douleurs.

Et il vécut de la sorte, apôtre d’amour et de compassion. Parce qu’il avait vu beaucoup souffrir, il aima beaucoup. Et, parce qu’il aimait beaucoup, il répandit sur ceux qui souffraient sa tendresse réconfortante.

Il fut l’Apitoyé. Il fut le Consolateur !