LA PITIÉ



Il la traitait en sœur plus jeune. Malgré ses treize ans et ses succès au collège, il ne dédaignait point de jouer avec sa petite amie, sa petite amie aux cheveux blonds comme il la nommait. Ils causaient même, sérieusement.

Il disait ses appétits d’enfant pauvre, ses ambitions de garçon volontaire qui voit nettement le but où il marche. Elle, c’étaient de jolis rêves, effeuillés d’une voix songeuse, incohérents, contradictoires, obscurs, insaisissables comme des rêves de sommeil. Elle ne s’en souvenait plus le lendemain. Lui ne pouvait les comprendre. Et elle devint ainsi, à ses yeux, une créature énigmatique dont il avait un peu peur et un peu pitié.

Cette pitié s’accrut. Son amie s’alanguissait. La femme tardait à se dégager de l’enfant grandissante, et les joues pâlirent, et la peau prit des teintes de cierge. Il ne s’expliquait pas sa langueur. Il se sentait tout triste auprès d’elle, comme auprès de quelqu’un qui s’en va loin de vous, vers la mort, peut-être.

Mais quand elle eut quinze ans, le phénomène mystérieux tendit à s’accomplir. Et ce furent, avant l’éclosion sanglante, d’abominables douleurs.

Il en sut la cause. Un organisme défectueux condamnait la jeune fille au retour périodique de la même torture. Ayant appris l’horreur de la première épreuve, il la plaignit de toute son âme tendre.

Et chaque mois en effet, le mal revint. Comme à une échéance, il se présentait, l’exact et impitoyable créancier. Il réclamait son compte de pleurs, de cris, d’insomnies, de convulsions. Et il laissait le terrible souvenir de son passage et l’épouvante plus terrible encore de son arrivée prochaine.

Le cœur de l’ami se brisait à la retrouver blanche avec de grands yeux mornes aux contours bleuis. Il s’en voulait que son dévouement fût inutile et impuissante sa force d’homme. Il n’osait plus lui parler de ses travaux, de son entrée dans la lutte humaine. Elle était si faible, elle, et murmurait de si misérables rêves, rêves de convalescence, rêves de santé !

Elle perdit son père et sa mère. Elle resta sans ressources presque. Et avec les années le mal augmentait.

— N’y a-t-il point de remède, demanda le jeune homme au docteur ?

— Si… peut-être… le mariage, lui fut-il répondu.

Il tressaillit. Instantanément il pensa qu’il était l’unique époux possible, l’unique sauveur. Nul autre que lui ne la chérissait. Il s’interrogea. L’aimait-il ? D’amour ou de désir, non. De pitié, oui, de toute sa pitié. Son devoir lui ordonnait de s’immoler, d’être celui qui guérit, ou du moins celui qui distrait quand la chair se crispe, celui qui simule le rire quand les larmes coulent.

Charitablement, il l’épousa.

Marié, il résolut de faire deux parts de son temps. Le jour, il gagnerait de quoi vivre. La nuit, il continuerait ses études.

Mais la douleur s’acharne après les proies qu’elle ronge. Autant que la vierge, la femme souffrit. L’œuvre de l’homme ne la soulageait pas. Sachant la vanité de son sacrifice, il se résigna. Il serait le compagnon, le refuge et le soutien.

Et les nuits et les jours passèrent. L’inexorable mal renaissait chaque mois, devançant même l’heure fixée. Il étendait ses ravages. D’autres troubles plus graves se manifestèrent.

Néanmoins, elle cachait sa torture. De son lit, par la porte ouverte, elle voyait l’ami courbé sur sa table. Et pour ne le pas déranger, elle étouffait les plaintes qui montaient à sa gorge.

Un soir, il la surprit, la tête enfouie dans l’oreiller, le corps secoué de sanglots. Quand elle tourna les yeux, elle rencontra les siens. Il se mit à genoux en pleurant.

Il dut renoncer à tout travail suivi. L’idée ne le quittait plus du drame effrayant et silencieux qui se déroulait à ses côtés. L’oreille tendue, il épiait les soupirs et les froissements des draps. Des fois, il s’asseyait auprès d’elle. Comment lui procurer une minute d’oubli. Il bavardait. Il riait. Au fond, son cœur se fondait de compassion. Il la désirait, cette douleur. Sur lui, robuste, elle eut eu moins de prise. Mais la triste, la triste créature, si lamentable, si fragile, pouvait-elle résister ?

Elle s’abandonna. En vain ses lèvres se contractaient pour retenir les cris. Ils s’échappèrent. Il lui fallut crier, crier, crier, des heures, des heures.

Ce fut l’enfer. La consoler ? Il ne le tenta plus. D’ailleurs elle n’écoutait pas. Elle était de la chair qui souffre et qui hurle.

L’argent leur manqua. Ils habitaient un appartement trop spacieux. Ils louèrent une chambre, avec un lit pour elle et un divan pour lui.

Et il fut là, cloué, près de la victime, là, éternellement. Son courage s’épuisa. Il se reconnut impuissant, inutile.

Le spectacle atroce de ce martyre lui enlevait sa foi en la vie, en la nécessité de l’effort, en la possibilité du bonheur. Pourquoi vouloir ? Pourquoi agir ? Pour quoi faire des projets ? Pourquoi s’accrocher à des espérances ? Un organe qui se déplace et tout s’écroule.

Entre les crises cependant les intervalles diminuaient. Et, même ces quelques jours de répit, ils les empoisonnèrent de leur angoisse persistante. Il ne cessait de la questionner. Nul symptôme n’indiquait-il le retour du mal ? La journée finie, ils se disaient : « C’est pour demain ». Attente monstrueuse, semblable à l’agonie du condamné qui guette la porte par où viendra la mort ! Et malgré eux, ils en causaient. Minutieusement elle lui racontait les phases du supplice, le déchirement de son être, l’infâme brûlure qui la mordait au vif de sa plaie.

Puis l’époque sombre s’annonçait soudain. Des plaintes d’abord, et les cris ensuite, des cris rauques, des cris perçants, des cris sauvages, des appels, des supplications, des blasphèmes, et plus affreux que tout, des petits gémissements humbles, doux, à peine balbutiés.

Lui écoutait, témoin fatalement impassible. Chaque cri le frappait a la tête et s’y enfonçait. Et il savait si bien l’enchaînement des sensations éprouvées et la sorte de douleur exprimée par chacun de ces cris, qu’à son tour il souffrit en son cerveau comme elle souffrait en ses entrailles. C’étaient, entre les parois de son crâne, les mêmes coups, les mêmes arrachements, les mêmes blessures.

Oh ! la douleur, la douleur ! elle emplissait leur mansarde. Elle imprégnait l’atmosphère. Elle se mêlait à la clarté du soleil, aux ténèbres de la nuit. Il lui semblait que tous les exécrables tourments de la chair, les coupures, les lésions, les chancres, les gangrènes, que toute la douleur de l’humanité, se ruait dans cette chambre étroite et s’accumulait dans ce ventre meurtri, ce ventre de femme, symbole de toute création humaine ! Le monde est pourvu d’une somme fixe de souffrance. Et il y avait là, réunie, tant de souffrance que le reste du monde n’en devait plus avoir.

Son amie, maintenant, il la comprenait. Jadis énigmatique, inquiète, assiégée d’appréhensions et de rêves incertains, elle s’affirmait aujourd’hui. Elle se dévoilait. C’était la douleur. C’était la forme fugitive de l’immortelle douleur.

Sa pitié défaillit. Les âmes bonnes élargissent leur compassion en raison des maux qui les émeuvent. Le mal, cette fois, était trop grand. La pitié ne put l’égaler.

Et peu à peu, dans le vide profond que laissa le noble sentiment auquel il obéissait depuis son sacrifice, quelque chose germa, une irritation sourde. La continuité des cris l’agaçait. Avec une attention tenace, n’aurait-elle pas réussi à les espacer, afin qu’il eût des instants de repos où recouvrer sa patience ? Il la suspecta de lâcheté.

Les pleurs, les sanglots, les hurlements continuaient, ininterrompus. Il se bouchait les oreilles. Les sons franchissaient l’obstacle de ses mains. Il entendait tout, tout. Durant des semaines, il ne dormait pas, il ne pensait pas. Sa tête éclatait. Ah ! il la détesta, son amie !

Qu’elle se tût, qu’elle se tût ! Une heure de silence, il ne souhaitait que cela ! Pendant soixante minutes ne pas percevoir un bruit ! Irréalisable vœu ! Le tumulte ne s’arrêtait pas.

Et la haine le gonfla.

Vraiment, de toutes ses forces, il la haït. Il la haït, comme on hait sa propre douleur. La vue implacable de cette souffrance l’exaspérait. Ainsi que d’un gouffre infernal, il aspirait à sortir de ce lieu maudit. Il devenait fou. Il devenait fou.

Le mal croissait. Le supplice atteignit son intensité la plus cruelle. L’infortunée exhala d’épouvantables plaintes. Il perdit la tête. Une nuit, il se jeta sur elle et lui ferma la bouche de son poing crispé. Et il vociférait :

— Tais-toi donc, tais-toi !

Elle ne parut même pas le remarquer. Hors de lui, il la saisit à la gorge et serra les doigts pour qu’elle se tût, pour qu’elle se tût enfin. Mais il eut peur. Et il s’enfuit.

Il s’enfuit vers la liberté, vers la solitude, vers le silence, vers des visages souriants, vers des corps intacts, vers la santé, vers la vie.

Elle, l’amie d’enfance, l’épouse choisie par sa pitié, seule, dans l’ombre, criait, criait…