La Visite  ►

les

PORTES DE SAINT-MACLOU


Le catéchisme finissait. Le flot des enfants s’écoula par les bas-côtés avec un bourdonnement de voix joyeuses et des claquements de souliers sur les dalles sonores. Les bénitiers furent assaillis.

Au milieu, le long de la nef, l’abbé Bouache descendait, escorté d’un groupe de parents, de bonnes sœurs et de frères des écoles chrétiennes. D’un ton courroucé, il se lamentait sur l’ignorance et sur la nature vicieuse de ses élèves. Ses gestes tremblaient d’indignation, et, entamant sa thèse favorite, il s’attaqua directement à la paroisse même de Saint-Maclou, ce quartier de Martainville où viennent échouer toutes les misères et toutes les hontes de Rouen, ce foyer de débauches où se forment les criminels, les ivrognes, les filles de mauvaise vie, les vierges folles dont parle l’Évangile.

Il semblait prêcher, s’arrêtant parfois, ouvrant les bras en de larges mouvements oratoires. Ses yeux s’emplissaient d’une ardeur farouche. Le groupe se taisait, effrayé.

On arrivait à la sortie, espèce de chambre obscure, accolée contre la grand’porte. L’abbé Bouache s’y introduisit. Dans l’ombre, des enfants accroupis examinaient curieusement, à la lueur d’une allumette, la partie inférieure de l’un des deux battants.

Ils ne l’entendirent point. Alors il se pencha, lui aussi. Et soudain un rugissement rauque lui échappa, il sauta sur les gamins, les bousculant, frappant à tort et a travers. Et, comme ils s’enfuyaient, il les poursuivit à travers le porche, jusque dans les rues voisines. Des passants s’attroupèrent.

Il revint par la sacristie. L’église était presque sombre. Sur les marches de l’autel, il s’agenouilla. Sa tête le brûlait. Il voulut prier, n’y réussit point. Des idées l’assiégeaient, innombrables et douloureuses. Une surtout se précisait en une image terrifiante dont la réalité lui crevait les yeux. Un espoir cependant le heurta. Qui sait ! Dans l’ombre une erreur est possible.

Un bout de cierge se dressait auprès de lui. Il l’alluma, courut à l’entrée, vers les portes fameuses.

Elles sont attribuées à Jean Goujon. Le battant devant lequel il s’arrêta se trouve divisé par une poignée de bronze en deux parties. Le sujet supérieur symbolise le christianisme, un homme marqué au front d’une croix. L’autre, en-dessous, le motif païen, représente deux cupidons qui jouent au pied d’un arbre et, de chaque côté, appuyés sur les branches du médaillon, deux satyres…

L’abbé colla sa lumière contre eux. Hélas ! il ne pouvait douter, c’était la nudité de l’homme, la nudité brutale et obscène.

La certitude, cette fois, lui brisa les jambes. Il s’affaissa. Le cierge s’éteignit. Et il resta là, stupide, éperdu. Une détente se produisait en lui, qui empêchait toute révolte. L’amour des prêtres pour leur paroisse, pour cette église qu’ils considèrent comme une chose à eux, comme un être vivant et cher, ce respect et cette tendresse pieuse qui jadis le pénétraient, tout cela s’en allait. Quel sacrilège ! L’idole était souillée, indigne par conséquent de sa vénération. Souillé l’autel où chaque jour il célébrait le divin sacrifice ! Souillée la haute nef où sa voix vibrante d’adoration lançait le Pater Noster des chrétiens ! Souillés tous, la Vierge, saint Joseph, les saints des chapelles, tout, tout lui semblait souillé, jusqu’à Dieu lui-même !

Dès lors l’existence lui fut intolérable.

C’était un homme maigre et long, à gestes automatiques, pareil à un mannequin qu’on aurait affublé d’une soutane. Son âme, comme son corps, était étroite et raide. Ses yeux seuls vivaient, ses yeux d’inspiré, de soldat qui brûle de mourir pour la bonne cause.

Mais, loin de le seconder, cette ardeur plutôt le desservait. Sa vertu trop rigoureuse lui interdisait l’accès des postes où ses confrères, plus souples, parvenaient. Dans ses cures successives, son zèle de néophyte, son besoin de commander et d’imposer son Dieu, lui avaient aliéné les paysans. Et il errait de village en village, toujours en désaccord avec le maire ou avec les fidèles, en lutte contre la fabrique, en suspicion à l’archevêché.

Enfin, au bout de dix ans, on le nommait à Rouen, troisième vicaire de Saint-Maclou.

Ce poste lui plut, ce quartier de misère et d’impiété convenait à sa nature batailleuse. Il entreprit des conversions. Les vieilles dévotes le tenaient en haute estime. Il relançait les ouvriers jusque dans leurs cabarets.

La découverte de la sculpture infâme abolit tout vestige de ces joies. Il ne pensait qu’à cela, ne voyait que cela. En vain, quand il franchissait le seuil de l’église, fermait-il les yeux pour ne les point salir de la hideuse vision, — au milieu des images vagues et changeantes qui dansaient sous ses paupières closes, les deux satyres s’érigeaient, immobiles et précis, superbes de désir. Ils étaient gravés en son cerveau. Ils couraient devant lui avec leurs jambes velues, ils l’étreignaient avec leurs bras nerveux, ils se mêlaient aux choses qu’il touchait, prenaient l’apparence des choses qu’il regardait.

Un jour, fou de terreur, il jeta l’hostie, lui attribuant, dans son hallucination, il ne savait au juste quelle forme étrange.

Il ne pouvait plus prier. Il officiait machinalement. Ses allocutions semblaient des leçons débitées au hasard. Il était la proie d’une idée, comme de quelque monstre appesanti sur lui, habitant en lui, empoisonnant son sang, viciant ses rêves.

D’autres tortures le déchiraient. La même obsession n’atteignait-elle pas ceux qui fréquentaient l’église ? Il abordait les visiteurs, leur donnait des explications sur les vitraux ou sur l’escalier des orgues, dénigrait la valeur des portes « qui sont apocryphes », disait-il, et tâchait de les entraîner sans qu’ils eussent vu le médaillon des deux satyres.

Ses paroissiens l’inquiétaient avant tout. Il les épia, dissimulé derrière un pilier. Parfois il se glissait jusqu’à la cage, ouvrait avec précaution, et avançait la tête précipitamment. À l’arrivée des enfants pour le catéchisme, à leur départ, il se postait sur leur passage et de sa large soutane cachait le bas-relief. Au confessionnal il interrogeait son pénitent avec minutie, distinguait, à chaque faute, un motif inavoué et plus grave, toujours cette marque de luxure qui profanait l’église.

Il n’admettait pas que d’autres causes pussent engendrer le péché. Car cela c’est le commencement de tout, cela nous domine, nous commande, nous affole, cela c’est l’emblème de l’amour, le symbole de l’union des corps, c’est le péché originel, le grand Péché qui nous a tous perdus et nous perdra tous. Et cela, ô honte, le germe des souillures mortelles, s’étalait dans la maison de Dieu. Dieu lui-même propageait le mal. Il émanait de lui comme une contagion. La gangrène avait son point de départ, son foyer, chez celui-là même qui défend de succomber. Et il voyait Dieu planant sur le monde, se penchant vers lui et, comme un semeur gigantesque, versant à pleines mains les vices, les appétits, la concupiscence, l’amour, tous ces péchés qu’il punit de l’enfer !

Et lui aussi, des rêves de volupté le secouèrent, et il eut pour des femmes qui passaient de coupables désirs.

La peur le prit. Il se sentait vaincu. Les deux satyres voulaient sa chute. Leur présence avait corrompu les fidèles, il leur fallait maintenant l’ignominie du pasteur. À quoi bon lutter !

Il souffrait tellement que toute son énergie se dissipa, et il attendit, résigné d’avance aux débauches et aux turpitudes.

Or, tout à coup une lueur, un projet absurde illumina son cerveau. Ce projet, il l’accueillit, instantanément, avec une joie ardente. Nul autre moyen ne s’offrait a lui. Là gisait le salut.

Il ne différa point de remplir son devoir. Deux ou trois fois il se blottit sous le porche et considéra ses ennemis, non plus comme jadis en les maudissant et en tremblant, mais en adversaire calme, résolu, impitoyable, sûr de son triomphe.

Et une nuit, muni d’un ciseau et d’un marteau, il entra dans l’église déserte et marcha vers les deux satyres…


L’affaire fit beaucoup de bruit. Le conseil municipal protesta contre un tel outrage. L’abbé Bouache, qui revendiquait hautement la responsabilité de cette mutilation, fut déplacé.

Mais l’autorité épiscopale avait les yeux sur lui. Un caractère aussi énergique, une piété aussi vive, une âme que le mal blessait si profondément, méritaient qu’on les distinguât. Il obtint un avancement rapide.