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CHAPITRE V


Un groupe stationne devant la porte, sur le trottoir…

De toutes les rues avoisinantes, des familles arrivent. Les enfants, qui craignent d’être en retard, traînent leur mère ou courent en avant en éclaireurs. Il y a là de grands garçons de quinze ans, qui ont poussé comme des « asperges » et qui ont encore des pantalons courts aux jambes collantes. Les jeunes filles portent sur la poitrine leur médaille d’enfants de Marie. Les membres de la Jeunesse catholique ont la croix de Malte à la boutonnière. Des prêtres âgés, d’un embonpoint imposant, accompagnent de jeunes abbés sympathiques. Des dames élégantes, aux chapeaux empanachés et aux gants blancs, s’immiscent entre les rangs d’orphelines sombres.

L’air important, le chapeau en arrière, un jeune homme fend la foule. Il distribue des poignées de main et crie : « Bonjour, mon cher… Mes hommages, madame… » On lui répond : « Bonne chance… Nous allons vous applaudir. » C’est un des artistes inscrits au programme.

M. le Grand Doyen est déjà dans la salle. Le dos appuyé à la scène, debout, il s’amuse du spectacle que lui oflre le public se précipitant pour retenir les chaises.

D’immenses tentures de velours rouge sont fixées d’un bout à l’autre avec des franges et des glands d’or. Des guirlandes de papier coloré entourent des oriflammes bleues de Jeanne d’Arc.

Des feuillages et de l’andrinople drapé dissimulent le devant du proscenium. La rampe, faite de gazon et de fleurs, est une plate-bande.

— Est-ce assez ingénieux ! prononce M. le Grand Doyen… Voici la petite fée ordonnatrice…

Et il présente Arlette.

— Monsieur le Grand Doyen, répond celle-ci, je ne vous ai pas encore indiqué votre place. Ce beau fauteuil au dossier majestueux, aux bras accueillants, vous est réservé. Désirez-vous un coussin pour les pieds ?

— Non, merci, mon enfant…

Déjà l’auditoire commence à être très serré. Tout à coup, il y a comme une panique. On s’agite, on remue les chaises. Une masse noire passe au-dessus des têtes, écrase des chapeaux :

— C’est sans doute une autorité…

— Non, monsieur le Grand Doyen, c’est la grosse caisse pour l’orchestre…

Cependant, Arlette pense, devant la foule qui ne cesse de croître : « C’est effrayant ce qu’il faut mettre de monde en circulation pour obtenir qu’enfin Marie épouse son maître d’école ! »

Ne voilà-t-il pas qu’on manifeste l’intention d’envahir les places réservées ? Pour que son plan n’échoue pas au dernier moment, Arlette charge deux commissaires, des petits jeunes gens bien « comme il faut », de garder ses chaises.

Pourvu que M. Hyacinthe ne manque pas au rendez-vous !…

De loin on aperçoit ces demoiselles Davernis à la porte. Du moment que la fête est réussie, Telcide se plaît à s’en approprier les honneurs. Elle fait figure d’organisatrice.

Mais Arlette s’inquiète de plus en plus. M. Hyacinthe n’arrive pas. Dans un quart d’heure, l’orchestre attaquera magistralement une ouverture, qui signifiera la fermeture des portes.

Et Jacques de Fleur ville ? viendra-t-il ?

Dans ce mouvement et dans ce bruit. Arlette s’étonne elle-même de penser à lui. Elle va vers la porte comme si les retardataires pouvaient en être là plus vite.

Un des deux petits jeunes gens bien « comme il faut » lui signale que trois dames veulent forcer le barrage et donnent l’assaut aux chaises réservées ;

— Ma cousine Telcide, crie Arlette, dépêchez-vous d’avancer, on essaie de prendre vos places.

— Tenez ! voici nos parapluies… étendez-les sur nos sièges…

L’ainée des Davernis est si agitée, que pour le saisir, elle arrache presque le parapluie sur lequel s’était appuyée Rosalie. Celle-ci en est tellement surprise qu’elle tombe assise sur les genoux d’un monsieur myope, qui s’écrie :

— Pardon, monsieur le curé, cette chaise est déjà occupée…

Rouge de confusion… Rosalie se relève en bousculant un jeune homme très élégant, en jaquette élancée, en pantalon gris : Jacques de Fleurviïle.

Telcide l’a reconnu. Pour lui manifester son dédain, elle lui tourne le dos et se dirige vers les demoiselles Lerouge. Mais lui s’approche d’Arlette :

— Bonjour, mademoiselle…

— Bonjour, monsieur…, dit-elle, étonnée et ravie qu’il n’ait pas oublié sa promesse. Votre place est là-bas à côté de la mienne… Je vous y rejoins dans une minute… Voulez-vous me rendre un service ?

— Avec plaisir…

— Déposez ces deux pépins sur les chaises numérotées de 32 à 35.

Elle lui tend les parapluies grossiers. Comme il a une hésitation pour les prendre, elle s’esclaffe.

— Ces instruments sont à votre quatuor ? demande-t-il.

— Non, lui répond-elle, c’est au groom de chez Maxim’s, qui les jours de pluie, aide les clients à descendre de voiture…

Il éclate de rire et bravement s’élance vers sa place. Arlette est tout émue qu’il ait retenu son expression : « Votre quatuor ! »

Au ronronnement des conversations, au choc des chaises, se mêlent maintenant les bruits discordants des violons qu’on accorde. C’est une sorte de morceau préliminaire, assez dans la manière de certains musiciens modernes.

Telcide, Rosalie, Jeanne et Marie se décident enfin à s’asseoir. Cette dernière est d’ailleurs distraite. On lui demande : « Avez-vous pris votre éventail ? » elle répond : « Oui, j’ai dans mon sac la boîte de sucre d’orge. » Dans l’instant que ces dames passent devant lui, Jacques les salue. Mais elles ne daignent pas répondre :

— Vos cousines me font une tête ! confie-t-il quelques secondes plus tard à Arlette. Je n’y comprends goutte !

Entre « goutte » et « gouttière », il n’y a pourtant pas bien loin ?…

Bien entendu, dans le branle-bas, toutes les places ont été modifiées. Il se trouve que ces demoiselles Lerouge sont installées devant Telcide et Rosalie, juste derrière M. le Grand Doyen. Ce voisinage les impressionne tellement que, sans prononcer une parole, elles se mettent à dodeliner de la tête :

— Quels sont donc ces deux magots de porcelaine ? demande Jacques à Arlette.

— Les demoiselles Lerouge qui ont à leur gauche un autre phénomène, Mlle Clémentine Chotard. Observez toutes ces vieilles pendant cinq minutes et vous vous amuserez. Je vais au-devant de M. Hyacinthe…

Telcide se penche alors sur l’épaule de son amie, Mlle Félicité, et lui minaude tout en caressant son collet minuscule :

— Oh ! la coquette, qui a mis sa tenue d’été pour notre petite fête !

— Mais non, riposte Mlle Lerouge, nous avons seulement craint d’avoir trop chaud dans cette salle…

— D’ailleurs, ajoute Caroline en tapotant, d’un geste mignard la dentelle de sa sœur, ces collets sont ceux que nous portions il y a trois ans… Vous voyez, Félicité, je vous l’avais dit. Ils sont aussi bien que neufs…

— Laissez-moi passer… laissez-moi passer… Quelle est cette trombe ? C’est Mlle Clémentine Chotard.

— Mais le spectacle va commencer. Ce n’est plus le moment de circuler, lui crie Telcide.

— Il le faut ! il le faut !

— Dans ce cas, dépêchez-vous…

Elle s’insinue entre les chaises sans se soucier des pieds qu’elle écrase et déclare tout haut :

— J’ai aperçu M. le premier vicaire. Je veux qu’il sache que je suis là. Je vais me mettre sur son passage. Il ne me saluera point. Vous aurez la preuve publique de son impolitesse…

C’est le cœur palpitant que les vieilles demoiselles attendent ce qui va se produire. M. le premier vicaire s’avance. Il passe devant Mlle Chotard et la salue très respectueusement avant de s’asseoir près de M. le Grand Doyen :

— Vous l’avez vu ? vous l’avez vu ? dit Mlle Chotard, en écrasant de nouveaux pieds pour regagner sa chaise, il m’a saluée pour se moquer de moi. Je n’ai que faire de ses saluts. Il est vexé que je ne sois plus sa pénitente…

Encore trois minutes… et le spectacle commence…

On sent de l’agitation et de l’énervement sur la scène. Fréquemment le rideau s’écarte et on aperçoit un œil ou une tête. Le chef d’orchestre frappe sur son pupitre pour rassembler ses musiciens. On lui hurle des coulisses : « Attendez, nous n’avons pas encore les perruques ! »

Préventivement, des spectateurs qui ont le buste court, crient : « Assis ! assis ! » Pour crier plus fort, certains d’entre eux se lèvent…

D’autres protestent contre les chapeaux trop larges et trop hauts :

— Il est de fait, murmure Caroline Lerouge, que quelques femmes se coiffent maintenant de façon ridicule. Regardez Mme de Belnard, avec ses plumes…

— On voit que c’est la femme d’un notaire. Son mari gagne un argent !…

Mais silence ! les trois coups sont frappés… L’orchestre est déchaîné… La représentation est commencée…

Et M. Hyacinthe n’est pas là !…