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CHAPITRE IV


Les rideaux sont propres, d’une blancheur crue, avec des plis raides, car ils sont à demi empesés. Des housses immaculées recouvrent les meubles. Le globe de cristal de la pendule est si clair que, dans sa transparence, on aperçoit l’image des fenêtres déformées selon la courbe. Les boutons de cuivre aux portes luisent comme de l’or jaune, tant ils ont été frottés. Le grand corridor, lavé, relavé, est plus humide que jamais.

Le bataillon des chanoines est en ordre sur le mur. Le chanoine Buran est rentré en grâce.

Dans les armoires, les piles de linge sont alignées harmonieusement. Pas un cordon de tablier ne dépasse. Une odeur de lavande s’en exhale. Ces draps, ces serviettes, ces taies d’oreiller ont séché dans la campagne et se sont imprégnés de l’odeur fraîche des herbes.

Plus rien ne traîne. Tout est net. Sur les cheminées, les vases ont été vidés des bouchons, des bobèches ébréchées, des bouts de ficelle pleins de nœuds, des épingles à cheveux, qu’on y trouve fréquemment.

Dans la cuisine, Ernestine est comme un général au milieu de ses troupes, un jour de revue… L’escadron des casseroles de cuivre, le régiment des plats d’étain, l’artillerie lourde des marmites en fonte, l’artillerie légère des cocottes en terre… tout cela rutile à sa place, par rang de taille, en bonne position, admirablement aligné et astiqué, devant le plumeau, sorte de général à panache.

Le grand nettoyage du printemps est terminé…

Ces demoiselles Davernis sont bien lasses. Elles ont les mains usées par les lavages et les frottements. Mais elles parcourent leur maison, comme un champ de bataille, témoin de leur victoire contre les toiles d’araignée et la poussière.

D’avoir tout bouleversé pendant six semaines et d’avoir reconquis le calme, il leur semble que, par elles un problème, des plus profonds, a été résolu.

Mais voici que Telcide désire ses socques pour aller au jardin sans se mouiller les pieds :

— Où sont-ils ? ma bonne sœur Rosalie, ne les avez-vous point vus ?…

— Ils étaient rangés dans le bas de la commode, ma bonne sœur Telcide…

— Je vais y voir…

Mais Telcide est arrêtée par Marie, qui s’est enfoncé une aiguille dans le doigt et qui cherche le carnet de taffetas gommé :

— Où est-il ? demande-t-elle. D’habitude il était dans le tiroir du secrétaire avec les vieux timbres pour les petits Chinois. Il n’y est plus ?

— J’ai cru voir dans le buffet…

Les quatre sœurs constatent, à leur détriment, que, lorsqu’on range trop soigneusement ses affaires, on n’en retrouve plus aucune…

Elles n’en sont pas moins ravies et recommencent à égrener le chapelet de leurs petites habitudes…

Pendant ce temps, Arlette connaît l’agitation des veilles de fête. C’est demain que doit avoir lieu la manifestation artistique, qui sera clôturée par le tirage de la tombola. Tout annonce un véritable succès. Les billets ont été placés avec une relative facilité. Les lots ont été envoyés nombreux. Certaines grosses souscriptions ont même été adressés à M. le Grand Doyen, Arlette à le droit d’être fière de son œuvre. Sa visite à M. Hyacinthe a réussi au delà de son espérance. Elle ne doute pas un seul instant que le professeur occupe sa place réservée. Et pourtant elle n’est pas satisfaite. Vainement elle essaie de se raisonner :

— Voyons, Arlette, voyons… du courage !… Évidemment cela aurait été un joli conte de fées… Jacques de Fleurville est séduisant… Mais depuis quand les rêves se réalisent-ils aisément ?… Il n’y aurait pas de malheureux sur la terre s’il suffisait de le vouloir pour que s’accomplisse ce que l’on désire ?… Que m’a-t-il dit d’ailleurs, qui ait légitimé la brusque saute de mon imagination ? Rien… J’étais folle… Dois-je même lui reprocher de ne m’avoir point dit qu’il était fiancé ?… Quel droit avais-je à ces confidences ?… Qui sait s’il ne m’a pas trouvée exagérément coquette ?… Mais c’est fini, absolument fini !… Je ne veux plus y penser… Par politesse, il m’a répondu : « oui, » lorsque je lui ai demandé s’il assisterait à la fête… Mais il ne viendra pas… Inutile que je lui garde une place… J’ai pourtant conservé son billet, le « n° 37 »… Mais je ne le lui enverrai pas… Ce serait un billet perdu !… C’est dommage !

L’entrée de Telcide, de Rosalie, de Jeanne et de Marie trouble ses réflexions. Les quatre sœurs désirent admirer les lots de la tombola. Arlette en a réuni quelques-uns dans sa chambre.

— Nous sommes des petites curieuses, déclare Telcide. Montrez-nous vos merveilles, ma chère enfant.

— Volontiers, ma cousine.

— Lorsque je dis « merveilles », d’ailleurs, je m’entends. Nous savons ce que sont les lots de semblables loteries. Chaque donateur profite de la circonstance pour se débarrasser des objets usagés, abîmés ou encombrants qu’il a chez lui…

Mais quel étonnement ! Si les cadeaux qu’a obtenus Arlette ne sont pas tous admirables, ils n’en sont pas moins de valeur appréciable. Évidemment il y a là les inévitables boîtes de carton, qui sont devenues artistiques parce qu’on les a recouvertes de rafia, les gravures de saints avec des cadres lourds de plâtre doré, les cache-pots avec de grosses fleurs stérilisées, les tapis constitués par une infinité de débris d’étoffes, les abat-jour faits avec des timbres… Mais il y a aussi de jolis petits bronzes, des encriers de nickel, des pendules de voyage, un parapluie…

Chose notable ! personne ne peut, en regardant les lots, voir ce parapluie sans aussitôt l’ouvrir… Chacune des quatres demoiselles l’ouvre à son tour :

— Mais ce sera une tombola superbe ! s’écrie Telcide…

Dame ! s’il arrive qu’on ose offrir à de vieilles quêteuses de vieux cadeaux, on hésite lorsque la solliciteuse est élégante et jeune…

— Devinez combien j’ai de coffrets garnis de coquillages comme celui-ci ! demande Ariette.

— C’est très joli, dit Rosalie.

— J’en ai cinquante-deux… Des marmites, j’en ai cinq… sept personnes m’ont promis des poulets ; deux autres des lapins ; une troisième, un canard ; une quatrième, un cochon de lait. L’imagination des donateurs d’une tombola est insondable !

— Est-ce que le programme du spectacle sera intéressant ? s’inquiète Jeanne…

Ces demoiselles ont été trop absorbées dans leur nettoyage pour avoir eu d’autres occupations pendant six semaines.

— Le programme sera artistique et littéraire. J’ai obtenu le concours des musiciens, des chanteurs, des déclamateurs, en un mot de tous les types de la ville qui croient avoir du talent. Pauvres gens !

— Pourquoi dites-vous « pauvres gens » !

— Parce que j’ai assisté à leurs répétitions. Jamais je n’ai autant ri.

— Ce sera donc très amusant !

— Oh ! oui, oui… Ce le sera…

— Nous mettrons nos robes du dimanche et nos chapeaux avec la petite marguerite et les petites feuilles. Il y aura beaucoup de monde ?…

— Énormément ! On a sollicité tant d’invitations que je crains une véritable cohue. La salle sera trop remplie…

— Nous arriverons de bonne heure.

M. le Grand Doyen est enchanté. La plupart des personnalités de la ville seront dans l’assistance. Si vous désirez voir le plan des chaises réservées, le voici… J’ai gardé les cinq premiers rangs…

Ariette leur tend une large feuille de papier, sur laquelle des carrés sont dessinés au crayon rouge. Le nom du titulaire de chaque place numérotée est inscrit. Telcide et Rosalie se penchent. Jeanne et Marie attendent leur tour :

— N° 3, M. le Grand Doyen ! dit Telcide, qui lit à haute voix… N° 5, M. le premier vicaire !… N° 6, M. le président de la jeunesse catholique !… N° 7 M. le président de la Conférence de Saint-Vincent-de-Paul !… N° 8, M. le Chanoine Buran ! Ah ! ah ! nous verrons s’il me saluera… N° 9, n° 10, n° 11, n° 12…

— C’est le rayon des chanoines… N° 32, Mlle Telcide Davernis ! Est-ce une bonne place ?

— Excellente, ma cousine. Juste au milieu ! On vous verra de toute la salle.

— Ah ! tant mieux !… N° 33, Mlle Rosalie… N° 34, Mlle Jeanne… N° 35, Mlle Marie… N° 36, Mlle Arlette… Tiens ! il n’y a pas de nom au n° 37…

— Non, ma cousine… C’est une place qui a été promise à une personne qui n’y pense certainement plus. Je ne l’ai donc pas encore envoyée…

— Qui est cette personne ?…

— Je… Je ne me rappelle plus, ma cousine…

— N° 43, Mlle Félicité Lerouge…

— Juste derrière ma cousine Rosalie…

— N° 44, Mlle Caroline Lerouge…

— Juste derrière ma cousine Jeanne…

— N° 45, M. Ulysse Hyacinthe… Le professeur ?

— Lui-même ! Je vous ai raconté, ma cousine, la façon charmante dont il m’a reçue.

— En effet !

— C’est un homme tout à fait éminent.

— Oh ! murmure Marie.

— Je ne sais pas si je le reconnaîtrai, dit Telcide.

— Il était très bien de sa personne, reprend Marie.

— Il l’est toujours !

Amour ! bel amour ! il n’est pas au monde de plus grand magicien que toi. D’un professeur lourdaud, vieillot, maniaque, tu fais un Adonis !

— Et il a promis de venir ?

— Oui, ma cousine Marie. Après m’avoir remis son offrande, il m’a laissé entendre qu’il assisterait volontiers à la représentation. Il aime toutes les manifestations artistiques !… Je lui ai envoyé un carton… Où sera-t-il placé ?… Voyons un peu… Ah ! là… Il sera juste derrière vous, ma cousine Marie…

À ce moment, Ernestine paraît, portant un colis soigneusement ficelé…

— Encore un lot !

— De qui ?

— On ne sait pas.

— Attention ! c’est fragile !…

Devant les quatre têtes, qui se baissent, anxieuses, Arlette dénoue la ficelle dorée. Le papier recouvre un écrin de satin bleu pâle. Et cet écrin contient une bonbonnière en vieux Japon si translucide qu’à travers sa porcelaine on aperçoit la forme rose des doigts :

— Oh ! elle est ravissante ! dit Arlette.

Les quatre demoiselles ne formulent aucune opinion. Dès que les choses atteignent un certain degré, elles ne sont plus de leur domaine. Il leur faut de la réflexion pour qu’elles se hasardent à risquer un avis :

— Comme ces oiseaux sont finement peints !… et ce paysage en miniature, cette pagode…

Arlette s’extasie.

— Qui vous envoie cela ? demande Jeanne.

— Je ne sais pas. Il doit y avoir une carte ? Cherchons-la…

En la trouvant dans les papiers, Telcide manque s’évanouir. Elle lit le nom de Jacques de Fleurville.

— Le fils du propriétaire !

Arlette vérifie l’adresse. Jacques de Fleurville s’est souvenu de son petit nom. Elle en éprouve une joie très douce, sans raison cependant, puisqu’il est fiancé !…

Elle n’écoute pas Telcide, qui maugrée :

— Il a payé cette bonbonnière au moins cent francs. Il aurait mieux fait de réparer notre « nochère ».

Elle songe que tout à l’heure, dans une de ses enveloppes parfumées, elle glissera le ticket de la place n° 37 et de sa plus belle plume, elle écrira : « Monsieur Jacques de Fleurville ».