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DEUXIÈME PARTIE



CHAPITRE PREMIER


Il n’y a pas de coïncidences sans raison. Pour que le journal de Marie Davernis ait été exhumé juste au moment où revient Ulysse Hyacinthe, il faut que le ciel ait un dessein secret.

Arlette n’en doute pas un seul instant… De là à conclure qu’elle est chargée d’une mission, il n’y a qu’un pas. Elle le franchit et l’écrit à son frère.


Mon cher Jean,

Ta dernière lettre m’a comblée de joie. Je suis heureuse que tu te portes bien et que tes affaires réussissent. Figure-toi que je ne m’ennuie plus au milieu de mes phénomènes. Un événement est survenu, qui m’amuse infiniment. J’ai découvert qu’une de nos cousines, la moins « avancée », Marie, a été jadis amoureuse d’un professeur, qui répond au doux nom d’Ulysse Hyacinthe. Le mariage a raté pour des motifs que je ne peux t’expliquer ici. Toujours est-il que le bel Ulysse, après avoir promené son chagrin dans tous les collèges de France, revient parmi nous. Il me semble que je ne peux pas ne pas découvrir une signification à cette coïncidence. Tu me diras ce que tu en penses. Mais j’ai décidé d’essayer de « rabibocher » les choses. Évidemment ce ne seront plus de très jeunes époux. Ils seront ridicules s’ils veulent prendre des mines de tourtereaux. Ils n’auront sans doute pas beaucoup d’enfants. Mais tout de même, ils peuvent avoir encore devant eux quelques années de bonheur. Certes ! il y a une question préalable. Je vais devoir me rendre compte s’ils n’ont pas cessé de s’aimer. Sait-on jamais ? Pourtant je ne le crois pas. Ces gens-là, quand ils sont amoureux, c’est pour longtemps… Seulement je me demande comment je pourrai parvenir à mes fins. Ce ne sera pas très commode. L’amour est un meuble rare chez les vieilles demoiselles ! J’avais pensé adresser des lettres anonymes à M. Hyacinthe : « Elle attendait le retour d’Ulysse !… Elle vous aime toujours !… C’est sa mère, qui a été la seule coupable !… par pitié pour elle !… Soyez grand et généreux… Oubliez le passé, revenez… » J’aurais signé : une femme qui vous veut du bien. Mais j’ai réfléchi, je trouverai mieux et je te tiendrai au courant. Plus tard, quand je publierai mes Mémoires, j’intitulerai cette partie de ma vie : « Les distractions d’Arlette ou les amours d’Ulysse et de Marie. »

Je te parie qu’il y aura quelqu’un pour en tirer un film, qui sera un gros succès.

Je t’embrasse de tout cœur, mon chéri.

Ta petite,

Arlette.


Pendant deux jours, Arlette est pensive. Elle établit dix projets aussi peu pratiques les uns que les autres. Elle a contre elle tous les préjugés. Tel obstacle, qui serait négligeable à Paris, est insurmontable en province où l’on doit compter avec la routine, les petites habitudes et l’incompréhension.

Ce qu’il lui faut avant tout, c’est sa liberté. Comment la conquérir ? Il lui sera nécessaire de circuler et de circuler sans contrôle.

Elle croit en avoir trouvé le moyen.

Elle ne se dissimule pas que son idée sera difficilement acceptée par Telcide. Mais, avec de l’ingéniosité, on arrive à tout. Il faudra seulement beaucoup de doigté et d’opportunité… Il ne semble pas que le moment actuel soit des plus favorables. Telcide est couchée avec la fièvre. On attend le médecin, qui se prononcera sur la gravité de son mal.

Et Rosalie, Jeanne et Marie commencent leur grand nettoyage du printemps, nettoyage périodique, qui ne saurait être retardé d’un jour, nettoyage traditionnel, qui dure six semaines.

Déjà la cuisine est toute bouleversée. Les trois sœurs rangent en des papiers pleins de paille, les bassines de cuivre, les plats d’étain, les grosses cuillères de bois, les casseroles émaillées…

De temps à autre, l’une d’elles monte prendre des nouvelles de Telcide !

— Comment va-t-elle ? demande-t-on à Jeanne, qui précisément descend de sa chambre.

— Elle se plaint.

— Ah ! elle souffre ?

— Non. Elle se plaint de nos prévenances. Il parait que, chaque fois qu’elle commence à dormir, l’une de nous entre pour lui demander si elle a besoin de quelque chose…

— Comme le docteur tarde !

— Tenez, le voilà !

Par un léger coup de marteau, le docteur Crépinois s’est annoncé. Il entre à pas glissants. C’est un vieillard de quatre-vingt-quatre ans, qui a des binocles d’or, des cheveux blancs et le dos voûté, de sorte qu’il semble ausculter perpétuellement quelqu’un. Depuis longtemps, il ne professe plus régulièrement. Mais il a gardé quelques fidèles, qui sont plus ses amis que ses clients. Les demoiselles Davernis ont été mises au monde par ses soins :

— Je n’oublierai jamais, aime-t-il leur répéter, que j’ai aidé à mourir votre sainte mère…

Il porte la redingote, la cravate blanche, un faux col largement échancré. Jamais il n’a eu une autre coiffure que ce chapeau de forme archaïque.

En gravissant l’escalier, il s’arrête deux ou trois fois pour respirer. Rosalie est la seule qui l’accompagne. Jeanne et Marie continuent leur nettoyage :

— Je suis contente, dit Marie, que le docteur ne m’ait pas vue. Je suis tout « ébouriffée ».

Pauvre chérie ! dont les cheveux alourdis par l’eau et le cosmétique sont si plats !

— Ernestine, passez-moi le moulin à café, ordonne Jeanne. Il est sur la pierre à évier…

Arlette, qui assiste à ce spectacle, estime le moment propice pour essayer de gagner à sa cause ses deux cousines :

— Savez-vous à quoi je pense ? leur demande-t-elle.

— Non.

— Je pense qu’il y a beaucoup de misères à soulager.

Elle croit ce préambule très adroit. Elle prend même un petit air mystérieux pour que Rosalie et Jeanne soient intriguées et désirent connaître ce qu’elle va dire. Mais Jeanne lui coupe net la parole :

— Oui, oui, mon enfant. Vous nous raconterez cela plus tard. Vous voyez que nous travaillons. Vous nous dérangez beaucoup. Montez donc dans votre chambre, puisque vous ne pouvez pas nous aider.

— Ernestine ? que contient ce récipient ? du poivre ou de la graine de moutarde pour les cataplasmes.

— Vous n’avez qu’à sentir…

Jeanne avance le nez, renifle et éternue, coup sur coup, trois fois.

— C’est du poivre ! constate Marie…

Arlette, qui a obéi, entre dans sa chambre au moment où le médecin sort de celle de Telcide. Elle l’entend, qui dit à sa malade :

— Tranquillisez-vous, ma petite. C’est un peu de langueur. Dans deux jours vous serez sur pied. Reposez-vous. Vous prendrez votre potion, bien sagement, comme je vous l’ai ordonné… N’est-ce pas ? Vous me le promettez ?…

Et il s’en va. Au seuil de la porte, il tapote la joue de Rosalie :

— Au revoir, ma petite.

Il les appelle toutes « ma petite » !

Arlette demandant si elle peut être admise à embrasser sa cousine, Rosalie lui répond :

— Notre malade s’est assoupie. Vous la verrez cet après-midi.

À deux heures, Telcide, prévenue, fait elle-même informer Arlette qu’elle l’attend. Celle-ci s’empresse de se rendre à son invitation.

Elle entre dans une chambre noire. On a fait la demi-obscurité, car la lumière est, paraît-il, fatigante. Dans un verre posé près de la pendule, une couche d’huile sur de l’eau supporte une rondelle de liège argenté et une courte mèche. C’est la veilleuse.

Telcide a revêtu sa toilette de malade. Comme elle paraît maigre dans ce lit encombré de couvertures ! Sa chevelure que, d’habitude, elle renforce, comporte un chignon minuscule dans une résille blanche. Elle se tient haute sur l’oreiller, presque assise. Elle a mis son « dodo » gris. Avec son menton saillant et les tendons de son cou décharné, qui tirent sa peau, comme les cordes tirent les toiles d’une tente, elle ressemble aux sorcières qui jettent des sorts :

— Comment vous sentez-vous, ma cousine ?

— Mieux… Cela réconforte toujours de voir son médecin…

— Tiens ! on sonne… sans doute une visite…

— Ce doit être M. le Grand Doyen… Rosalie l’a prévenu de mon malaise…

— En effet… Je crois reconnaître sa voix dans le couloir…

— Est-ce que tout est bien en ordre dans la chambre ?

— Oh ! oui, ma cousine… D’ailleurs on n’y voit rien…

Dès son entrée, M. le Grand Doyen s’écrie :

— Ma bonne demoiselle, j’ai tenu à vous apporter tout de suite mes souhaits de prompte guérison…

L’obscurité est telle qu’il va vers le lavabo, croyant trouver à droite le lit, qui est à gauche.

— Je vous remercie, répond Telcide d’une voix mourante…

— J’ai rencontré cet excellent docteur Crépinois, qui m’a renseigné sur votre état de santé. Si j’avais eu des craintes, il me les eût dissipées. C’est un peu de langueur, paraît-il. Aucune complication n’est à redouter. Dieu soit loué ! Après-demain dimanche, vous assisterez à la grand’messe.

— Je n’ose vous promettre. Je suis si faible !…

Bien entendu Rosalie, Jeanne et Marie sont au chevet de leur aînée. Elles considéreraient comme une faute grave de n’être point là quand M. le Grand Doyen honore l’une d’elles d’une visite. La flamme vacillante de la veilleuse met sur les visages des lueurs et des ombres étranges. M. le Grand Doyen se tourne vers Arlette :

— Et c’est vous, mademoiselle, qui soignez votre chère cousine ?

— Oh ! non, proteste Telcide, qui retrouve toujours des forces dès qu’il s’agit de protester. Cette enfant est trop jeune. Surtout que mes sœurs ne consentiraient jamais à abdiquer un privilège, dont elles sont jalouses…

— Je dois me contenter, dit Arlette, de souhaiter le rapide rétablissement de ma cousine. Je le fais de tout mon cœur. Entre temps je m’occupe d’ailleurs…

— À quoi, s’il n’est pas indiscret ?

— À l’établissement d’un projet que je désirais précisément vous soumettre, monsieur le Grand Doyen…

— Je vous écoute…

— Ma cousine Telcide, je comptais vous en parler aujourd’hui même. Votre maladie m’en a empêchée… j’ai essayé de le dire à ma cousine Jeanne et à ma cousine Marie. Elles étaient trop occupées. Voici ce dont il s’agit…

— Voyons !

— Vous avez dû, comme moi, monsieur le Grand Doyen, remarquer combien le nombre des pauvres augmente chaque année.

— En effet, c’est effrayant !

— Les âmes charitables s’efforcent bien, par tous les moyens, de guérir les misères qu’elles rencontrent. Je ne vous dirai pas ce que font mes cousines à ce point de vue…

— Je le sais !…

— C’est admirable !… Mais il faudrait donner encore plus qu’on ne donne…

— Hélas ! les ressources de la paroisse ne sont pas illimitées.

— Que diriez-vous si je vous offrais le moyen de les augmenter dans une notable proportion ?

— Je dirais que vous êtes un ange…

— Eh bien ! ce moyen, je l’ai, je vous l’apporte.

— Vous, mon enfant ?

— Oui, nous allons organiser une tombola.

— Nous, mais je n’y connais rien.

— Je me charge de tout… J’obtiens les lots… Je place les billets… J’organise la fête…

— C’est prodigieux…

— J’espère que ma cousine Telcide voudra bien m’autoriser… Je ne saurais rien faire sans son approbation la plus complète…

— Vous l’aurez, mon enfant, vous l’aurez… N’est-ce pas que vous la lui donnerez, ma bonne demoiselle ?…

— Certainement, monsieur le Grand Doyen, puisque vous avez l’indulgence d’acquiescer à la proposition de cette jeune fille…

— L’hiver sera rude. Je songe aux pauvres a qui cette tombola vaudra un peu de pain et un peu de charbon.

— Il y aura peut-être une difficulté, s’écrie soudain Arlette. Ce sera la seule…

— Nous la résoudrons… Quelle est-elle ?

D’avance le prêtre brise les obstacles.

— Pendant quarante jours, mes cousines vont être retenues par leur nettoyage du printemps…

— En effet ! nous l’avons commencé ce matin.

— Comment pourrai-je faire mes visites ?

— Désirez-vous que je prie l’un de mes vicaires de vous accompagner ?

— Ce sera pour lui un tel surcroît de besogne !

— Oui. Le ministère de la paroisse est déjà si chargé. Pourquoi donc ne les feriez-vous pas seule, ces visites ?

— Ce serait certes plus pratique.

— Je me suis laissé dire que les jeunes filles des meilleures familles ne craignent plus de sortir sans leurs parents. Nos rues sont si peu dangereuses ! Qu’en pensez-vous, ma bonne demoiselle Telcide ?

— Je ne me permettrai jamais de proférer une autre opinion que la vôtre, monsieur le Grand Doyen

— C’est donc entendu… Ma chère enfant, je vous souhaite de toute mon âme de mener à bien votre charitable entreprise… Je mettrai à votre disposition une des salles du catéchisme…

— Dès que mon plan sera établi, je me ferai un devoir de vous le soumettre…

— Volontiers…

À ce moment entrent dans la chambre Félicité et Caroline Lerouge. Elles ont pris une physionomie de circonstance. Les coins de leurs bouche sont plissés dans une grimace douloureuse. Elles baissent les yeux et leurs pas frôlent à peine la carpette. Avec une commisération profonde, elles s’arrêtent devant le lit, en silence. Quel n’est pas leur étonnement d’entendre Telcide leur dire :

— Votre visite me fait un très grand plaisir…

Elles sont comme vexées que leur amie ne soit pas plus malade. Pour un peu elles le lui reprocheraient, tel un manque de tact…

Arlette et Marie accompagnent à la porte M. le Grand Doyen, qui a profité de l’occasion pour se retirer.

Arlette est radieuse. Elle n’aurait jamais osé espérer que son projet se réaliserait si vite :

— Vous paraissez contente, mon enfant, lui dit Marie en revenant vers la chambre de Telcide.

— Mon enfant ! mon enfant ! s’écrie Arlette, vous me chagrinez beaucoup en m’appelant ainsi, ma cousine Marie. Il ne faut pas vous vieillir à plaisir. Vous n’en avez pas le droit. Vous pourriez plutôt être ma sœur que ma mère. Que diable ! vous êtes jeune. Ne l’oubliez pas… Vous vous marierez… Il y a peut-être un homme qui vous aime… Vous l’épouserez… Vous serez heureuse…

— Moi ?… Moi ?…

La pauvre fille effarée s’enfuit en comprimant, de ses mains croisées, les mouvements soudain désordonnés de son cœur.