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CHAPITRE IX


Arlette ne vit plus que pour découvrir le nom de l’amoureuse d’Ulysse Hyacinthe.

Les demoiselles Lerouge doivent passer l’après-midi chez les demoiselles Davernis. Sur l’ordre de Telcide, Rosalie a revêtu son mantelet, pris son « cabas », c’est-à-dire son sac plat, en paille, avec soufflet de drap. Elle est allée chez l’épicier acheter une livre de « sucreries ».

Elle est à peine rentrée que Félicité et Caroline arrivent. Elles sont dans une grande effervescence. Il paraît que des saltimbanques sont installés sur la place. Ils ont disposé leurs roulottes, grouillantes d’enfants malpropres, juste devant le Grand Café. Ils vont monter un cirque et annoncent une représentation pour demain soir, la foire devant commencer dimanche.

— Ma sœur Jeanne, s’écrie Telcide, nous monterons cette nuit l’argenterie dans notre chambre. Ces brigands sont très capables d’enfoncer les portes pour voler nos douze couverts dans le tiroir du buffet…

— Ils ont des mines terrifiantes, précise Caroline. Il y a surtout un géant, qui enfonçait des pieux entre les pavés. Une vraie tête d’assassin !…

À ce moment Arlette entre en coup de vent. Elle vient de voir passer sous ses fenêtres les forains, qui, sur un misérable char de gala, font une parade ambulante à travers la ville :

— Prenez vos places, bonnes d’enfants et soldats… Vous allez assister au spectacle le plus sensationnel, lance-t-elle de toutes ses forces. Le cirque Louftingue and C° est dans vos murs. Vingt clowns ! dix écuyères, cinquante phénomènes ! trente chevaux, dont quelques mulets !… Nous vous présenterons la petite Zizi Panpan du Bengale, qui s’introduit subrepticement dans le ventre de la baleine, s’assied sur son foie, lui crache sur la rate et lui sort par la narine en exécutant le double saut périlleux. Inutile de vous dire que la baleine, étonnée, s’évanouit dans de multiples « conversations »… Entrez, mesdames et messieurs, entrez… nous avons de très bonnes places à trente centimes… six sous… Zim ! boum ! boum ! en avant la musique… Mademoiselle Caroline et mademoiselle Félicité, j’ai bien l’honneur de vous saluer…

Telcide ne prise pas du tout ce genre de boniment. Elle a froncé le sourcil :

— Arlette, je vous en prie, soyez sérieuse…

— J’adore les foires, ma cousine, nous nous y rendrons ensemble et je vous offrirai un petit cochon de pain d’épices avec dessus votre nom marqué en sucre blanc.

— Mon nom… sur un porc ?

— Mais oui… Ça se fait beaucoup !

— Quel dévergondage !…

Les demoiselles Lerouge n’ont pas pour les folies d’Arlette la sévérité de Telcide. Au contraire. Sa jeunesse et sa fantaisie les amusent. Comme elle le sait, elle en profite.

Ainsi un jeu de cartes est sur la table, elle le prend :

— Mademoiselle Caroline, désirez-vous que je vous dise la bonne aventure ?

— Mais…

— Je vais vous faire le grand jeu… Coupez de la main gauche…

Instinctivement Mlle Lerouge obéit.

— Méfiez-vous d’un jeune homme brun, qui vous veut du mal… Un homme roux vous sauvera… Un homme blond vous fera son héritière… Mon Dieu ! que d’hommes dans votre vie mademoiselle Caroline !…

Mais Telcide prononce :

— Tout ça, c’est de la sorcellerie. Retirez-vous, Arlette.

— Volontiers, ma cousine. Place au noble jeu du mariage !…

Pendant que ces demoiselles battent les cartes, se les distribuent, se font couper, réalisent des levées, Arlette a tout le loisir de les observer pour déchiffrer l’énigme qui l’intéresse.

Telcide a des gestes saccadés. Elle est cassante, autoritaire. Son visage est sec. Très austère pour elle-même, elle l’est pour les autres. Elle n’a aucune sensibilité. Mais, se demande Arlette, est-ce que son masque n’aurait pas durci sous l’empreinte de la douleur ? La souffrance a des effets différents selon les êtres. Il en est qu’elle rend meilleurs en aiguisant leur pitié. Il en est d’autres qu’elle aigrit en exacerbant leur dépit. Est-ce que Telcide ne pleurerait plus que parce qu’elle aurait trop pleuré ? Si elle n’a plus d’illusions, n’est-ce pas parce qu’elle les a toutes effeuillées sur la tombe d’un amour ? Il est très possible qu’elle ait été jadis rêveuse, sensible et romanesque…

— Ma sœur Rosalie, c’est à vous de couper…

— De la main gauche !… Je coupe toujours de la main gauche.

— Est-ce que vous seriez superstitieuse ?

— Non… mais c’est une idée que j’ai comme ça !…

Pauvre Rosalie ! sa voix n’est qu’un souffle, ses traits sont flous, sa poignée de main est inconsistante. Jamais elle ne formule une critique. Elle est toujours de l’avis de son interlocuteur, car, en fait d’opinions, elle estime que la meilleure, c’est de ne pas en avoir. En tout cas c’est la moins fatigante ! Elle n’a aucune disposition particulière. Elle s’intéresse à tout également, c’est-à-dire qu’elle ne s’intéresse à rien. On pourrait assez exactement la comparer à une bouée, qui flotte sur la mer et que les vagues font danser. Arlette se demande si pour être ainsi éteinte, il ne faut pas qu’à une certaine période de sa vie, Rosalie ait brûlé d’une flamme trop ardente. N’est-ce pas seulement lorsqu’on a vidé la coupe de l’amertume jusqu’à la lie qu’on a pour toutes choses cette indifférence ? Il est très possible que Rosalie ait été jadis enthousiaste, vibrante et sentimentale…

— Je joue l’as de trèfle…

— Vous sauvez les meubles…

— Dame ! j’ai pour principe qu’on doit faire tout de suite les levées qu’on a dans son jeu. Après, à la grâce de Dieu !

— Eh bien ! votre as de trèfle, je le coupe…

— Oh ! la vilaine !…

Celle qui coupe aussi énergiquement, c’est Jeanne. Il n’y a qu’elle pour avoir cette netteté. Rude, malgré sa timidité, lorsqu’elle joue, elle abat sur la table un poing solide. Sa carrure est massive, sa physionomie masculine. Elle mâchonne toujours quelque chose entre les dents. Mais à certains moments elle est distraite, mystérieuse. C’est comme si elle se retirait dans un autre monde. Peut-être celui de ses souvenirs !

Arlette se rappelle les confidences qu’elle a reçues d’elle. Son rêve eût été de consacrer sa vie aux mathématiques et à la philosophie. Si son père avait vécu — hélas ! pour leurs enfants les pères meurent toujours trop tôt ! — elle serait sans doute devenue professeur dans une école normale. Elle avait conquis les premiers diplômes. Mais sa mère, dès qu’elle a été la maîtresse de la maison, lui a déclaré : « Je ne veux pas de bas bleus dans ma famille… » C’est seulement depuis quelques années qu’elle a réouvert ses livres. Hélas ! ce n’est plus maintenant que par distraction. Pendant que d’autres font du crochet, elle résout des équations. D’où ses allures étranges. Une conversation semble l’intéresser. Brusquement elle s’en dégage. Son esprit s’envole à la poursuite d’une « inconnue ».

Arlette remarque la coïncidence. Avec son désir d’être institutrice, n’était-il pas tout naturel que Jeanne distinguât tout particulièrement un professeur ? Et dans son regret de n’avoir pu réaliser son rêve, n’est-il pas logique qu’elle ait redemandé à l’étude les consolations nécessaires ?…

— Cette levée est à vous, Marie.

— Ah ! vous croyez ?

— Mais oui… Et c’est à vous de jouer.

— Voilà ! voilà ! je joue le roi de cœur…

Marie est toujours un peu affolée. Ses gestes sont gentiment maniérés. Lorsqu’elle lève la main, elle tient son petit doigt, en arrière, coquettement dégagé. Elle parle non pas sans préciosité. Son visage se parchemine déjà, mais peut encore faire illusion. Modeste et timide, elle a une âme d’oiseau. Elle a pourtant trente-cinq ans. Mais elle est plus innocente qu’une Parisienne de seize ans. La moindre niaiserie l’amuse. C’est comme si son corps seul vieillissait. Sa mentalité n’évolue pas. Elle est parvenue à un certain point et elle n’a plus bougé… Lorsqu’une catastrophe se produit dans le monde, toutes les horloges, qui sont à portée de la secousse, sont arrêtées. Leurs aiguilles marquent la minute du bouleversement. Est-ce que Marie n’aurait pas senti sur son cœur passer une bourrasque ? Est-ce que sur le cadran de son âme l’heure d’un grand chagrin serait restée fixée ?… Pour écrire ses impressions dans un pareil journal et pour laisser ensuite traîner son manuscrit, il faut être à la fois naïve et inconséquente…

Arlette ne douterait pas que l’amoureuse de M. Hyacinthe fût Marie, si elle n’avait discerné autant de raisons pour que ce fût Telcide, pour que ce fût Rosalie et pour que ce fût Jeanne.

Pauvres chagrins d’amour ! que vous êtes étranges ! et comme vos desseins sont impénétrables ! On peut vous imaginer, avec la même logique, à la base des attitudes les plus différentes…

Désespérant de tirer une certitude de ses observations, Arlette adopte donc une nouvelle tactique :

— À nous les grands moyens !

Ces demoiselles ont terminé leur partie de cartes, elle leur propose un jeu, qui n’est pas nouveau, mais qu’elles ignorent, celui des « petits papiers ».

Les demoiselles Lerouge applaudissent. Elles aiment les innovations :

— Ma cousine Telcide, dit Arlette, voulez-vous distribuer une feuille de papier blanc à chacune des personnes de l’honorable société ?

— C’est très facile.

Telcide abaisse le panneau de son haut secrétaire d’acajou, et prend deux feuilles de ce papier qui est fait pour écrire aux ministres et dont elle se sert le vendredi pour faire cuire les maquereaux :

— Je suppose que vous avez toutes des crayons… dit Arlette.

— Oui, oui…

Les six vieilles filles plient le buste, et fouillent les poches profondes de leurs jupes, de leurs sous-jupes et de leurs jupons…

— Nous sommes prêtes, déclare Félicité.

— Eh bien ! voilà : Vous allez écrire en haut du billet, le qualificatif d’un monsieur… Une entière liberté vous est laissée… Plus vous aurez d’idées abracadabrantes, plus ce sera amusant… Vous ferez ensuite deux plis au papier pour qu’on ne le lise point et vous le passerez à votre voisine de droite…

— Oh ! ça va être amusant ! déclare Mlle Caroline.

— Je cherche… Qu’est-ce que je peux bien mettre ? s’inquiète Rosalie.

Telcide ne dit mot. Elle se méfie… Jeanne, qui a des prétentions littéraires et qui veut faire trop bien, est en retard… Elle prie qu’on l’attende.

— Moi, je mets ce qui me passe par la tête ! annonce Rosalie.

Arlette continue son explication :

— Écrivez maintenant le nom d’un monsieur…

— D’un vrai monsieur ? interroge Marie.

Comme on éclate de rire, la pauvre petite, en rougissant, balbutie…

— Il faut me dire !… Je ne sais pas, moi… Est-ce que vous considérez M. le Grand Doyen comme un monsieur ?

— Bien sûr ! ma cousine…

Successivement Arlette fait écrire à ces demoiselles : le qualificatif d’une dame ou d’une jeune fille, le nom de cette dame ou de cette jeune fille, l’indication d’un endroit de la ville, la phrase que le monsieur dit à la dame, la phrase que la dame répond au monsieur, ce qu’il en est résulté, et ce que le monde en a dit…

En se penchant vers Rosalie, Mlle Félicité confie qu’elle ne distingue pas très bien la conclusion de tout ceci. Gravement Telcide prononce :

— J’attends de voir le résultat

Arlette a ramassé dans une corbeille tous les papiers pliés. Elle les mêle :

— Attention ! vous allez rire…

Un à un elle les prend et les déroule. Quand elle en a formé un petit paquet bien régulier, elle en commence la lecture :


Le très aimable — Monsieur le Grand Doyen — a rencontré — La sémillante — Jeanne Davernis — au marché aux poissons. — Il lui a dit : — « J’aime le ciel quand il est pur. » — Elle lui a répondu : — « J’aime mieux les épinards. » — Il en est résulté — un feu d’artifice. — Le monde a dit : — « Ce sont deux enfants. »


Des oh ! et des ah ! de satisfaction témoignent à Arlette du succès de son jeu. Telcide fait bien quelques réserves sur l’inconvenance de mêler M. le Grand Doyen à ces fantaisies. Mais Arlette lui réplique :

— Il me semble, ma cousine, reconnaître votre écriture. N’est-ce pas vous, qui avez inscrit le nom de M. le Grand Doyen ?

— C’est possible. Mais je ne savais pas alors que vous le feriez aller au marché aux poissons…

— Peu importe, conclut Mlle Caroline. Voyons les autres billets…

Arlette lit :


Le respectable — Monsieur Ulysse Hyacinthe — a rencontré la froufroutante — Mademoiselle Clémentine Chotardà l’École de natation. — Il lui a dit : — « Voulez-vous accepter un bonbon ? » — Elle lui a répondu : — « Non merci, je ne fume pas. » — Il en est résulté — un accident de chemin de fer. — Le monde a dit : « C’est bien fait. »


Les exclamations de joie se renouvellent bien entendu. Mais elles se prolongent moins que pour le premier billet. Le nom de M. Ulysse Hyacinthe a provoqué une vive surprise. C’est Arlette, qui malignement l’a jeté dans le jeu. Mais on s’imagine aussitôt que c’est M11e Caroline Lerouge, car celle-ci annonce :

— À propos… Vous connaissez la nouvelle ?… M. Ulysse Hyacinthe, le professeur du collège, qui est parti depuis dix ans, revient parmi nous…

— Ah ! dit Telcide, intéressée.

— Vraiment ? murmure Rosalie.

— Tiens ! tiens ! répète Jeanne sur un ton équivoque.

Marie ne prononce pas un mot. Sous le prétexte de remettre la boîte de sucreries dans l’armoire, elle s’est levée.

Lorsqu’elle revient à table, Arlette observe qu’elle est encore toute rougissante…