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CHAPITRE II


Dans leur salle à manger, propre et calme, les quatre demoiselles Davernis sont réunies. Elles échangent quelques menus propos, lorsque Jeanne se tourne vers Rosalie :

— Je crois que neuf heures viennent de tinter à la cathédrale. Ma bonne sœur, voici le moment de partir…

— Vous avez raison. Je monte chercher nos houppelandes…

C’est presque à voix basse qu’elles ont dit cela. Il y a des maisons dans lesquelles on n’ose point parler haut, comme si on avait peur d’éveiller des fantômes dans les coins. Mais Telcide, l’aînée des dames aux chapeaux verts, n’éprouve pas cette crainte :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! dit-elle sur un ton aigre, que je suis donc chagrinée de vous voir ainsi sortir en pleine nuit !… Au moins ne vous refroidissez pas dans les ténèbres…

D’un claquement de la langue contre son palais, elle indique le degré de son ennui.

— Tranquillisez-vous, ma bonne sœur Telcide, reprend Jeanne ; comme notre sœur Marie nous l’a conseillé, nous mettrons nos petites camisoles de laine sous nos grandes pèlerines…

— Surtout n’oubliez pas de tenir votre mouchoir devant la bouche. On m’a affirmé que ce remède est souverain contre le brouillard. Jeanne, vous êtes faible des bronches. Vous devriez prendre un « boulot ». On s’enrhume moins lorsqu’on suce une friandise…

Comme Ernestine, la bonne, se tient debout à la porte, Telcide lui commande de prendre dans le buffet la boîte cylindrique en fer-blanc, qui renferme les morceaux de sucre d’orge qu’on appelle « boulots ».

Jeanne se sert, c’est-à-dire qu’elle saisit à grand’peine un des bonbons, car ils collent tous les uns contre les autres. Et celui qu’elle choisit s’obstine longtemps à s’attacher au bout de son gant de filoselle noire, si bien que, de ses dents, elle doit l’arracher :

— À tout à l’heure, ma sœur Telcide.

— À tout à l’heure !

Les mains enfoncées dans les manches, à la manière des religieuses, le cou rentré dans les épaules, le dos arrondi sous leurs manteaux, Rosalie et Jeanne glissent sur les dalles du corridor.

Ernestine détache la chaîne de la porte, tire les verrous, tourne la grosse clef de la serrure et la petite clef du cadenas de sûreté :

— Vous ferez bien attention, mademoiselle Rosalie, de ne pas glisser sur les pavés humides, dit-elle.

— Non, non.

— Lorsque vous rentrerez, après avoir sonné, vous frapperez trois coups avec le marteau.

— Oui, oui.

— Que Dieu vous protège !

Comme si elles accomplissaient la chose la plus inimaginable du monde, Rosalie et Jeanne Davernis sortent de leur maison à neuf heures du soir. Elles vont à la gare au-devant de leur cousine Arlette…

Derrière elles, la porte est refermée, la chaîne tendue, les verrous tirés, les clefs tournées. Ernestine regagne sa cuisine, Telcide et Marie, aussi légères que des ombres, reviennent s’asseoir dans la salle à manger.

Leurs paupières clignent un peu. Habituellement à cette heure, elles sont couchées.

Telcide recommence soudain à faire claquer sa langue contre son palais :

— Je suis très contrariée… Cette petite débute mal chez nous… Elle aurait dû prendre un autre train… Une jeune fille ne voyage pas ainsi dans la nuit… D’ailleurs il était du devoir de son frère de l’accompagner.

— Ne vous a-t-il pas écrit pour s’excuser ?… On l’a forcé à partir pour l’Afrique plus tôt qu’il ne pensait…

— C’est ce qu’il a prétendu !… Me Clapeau, heureusement, ne nous a rien dissimulé… Nous savons que la jeune Arlette a été très mal élevée… je suis persuadée qu’elle va nous arriver dans une toilette invraisemblable… Mais comptez sur moi pour y mettre bon ordre… Je lui apprendrai ce que c’est qu’une autorité !…

Marie ne réplique point. Comme elle est la plus jeune, elle a adopté cette méthode. Elle ne dit jamais qu’elle ne partage pas telle opinion qu’on lui expose. Elle se tait ! Dans la circonstance, son instinct l’avertit qu’Arlette ne doit pas être aussi mauvaise que le prétend sa sœur. Au contraire ! elle l’attend, comme une amie, comme une compagne, avec qui il sera charmant de se promener, et à qui il sera délicieux de se confier !

Pour quelques minutes de méditation, Telcide tourne sa chaise vers l’ange gardien de plâtre coloré, qui, sur la cheminée, au milieu de deux candélabres de marbre noir à bougies vertes, dresse son index rose.

Marie, après avoir attiré sous ses pieds un des petits paillassons ronds, qui traînent sur le carrelage rouge, parfaitement ciré, se prépare à s’accorder un instant d’assoupissement, lorsque sa sœur lui dit :

— Puisque nous ne travaillons pas, vous pourriez baisser la lampe. Il est inutile de faire un aussi fort éclairage…

Sur la pointe des pieds, elle se hausse vers la suspension et tourne la clef de bronze. Le pétrole exhale aussitôt, en protestation, une odeur âcre.

Les deux sœurs, les doigts croisés sur les genoux, les épaules guindées, leur jupe de cachemire exactement tirée jusqu’aux pantoufles, s’endorment doucement sous l’œil indulgent de tous les chanoines, qui sont passés dans la cathédrale depuis cinquante années et dont les portraits en médaillons sont accrochés au mur dans un immense cadre de bois noir.

De temps en temps, Ernestine ouvre la porte et passe la tête discrètement. N’ayant pas de pendule dans sa cuisine, elle vient regarder l’horloge, dont le balancier s’agite lourdement. Chacune de ses entrées fait remuer Perrette et Blanchette, la chienne et la chatte, dont les moïses, aux rubans bleus, sont de chaque côté de la grille du poêle.

Une paix profonde règne dans la maison. Avec ses clairs rideaux d’étamine blanche, aux doubles fenêtres, cette salle à manger a l’aspect d’un parloir de couvent.

Dans un coin, quatre tables à ouvrage sont rangées sur un alignement impeccable. Pas un seul bout de fil égaré ! pas une aiguille hors des tiroirs !

Soudain, trois coups de marteau résonnent dans le couloir et la sonnette de la porte commence à s’agiter, dans un mouvement, qui n’en finit jamais.

La chienne aboie dans la salle à manger. Telcide se réveille en sursaut. Tenant avant tout à la correction, elle remet, exactement au centre de sa poitrine plate, son crucifix d’argent et cherche, dans les multiples fronces de sa jupe, celle de ses innombrables poches qui contient son mouchoir.

Marie, qui détesterait d’être prise en flagrant délit d’avarice, remonte la lampe de telle façon que celle-ci se met à filer.

Ernestine se dirige si précipitamment dans le couloir que son lampion, au verre arrondi, est éteint par le courant d’air. Elle doit revenir dans sa cuisine où, comme par hasard, elle est obligée de craquer dix allumettes avant de pouvoir en brûler une.

Enfin… enfin, après les verrous, les clefs, la chaîne, la porte est ouverte.

Rosalie et Jeanne s’effacent pour laisser entrer Arlette devant elles. Celle-ci, malgré tout, a la gorge serrée. Elle ne distingue rien dans ce couloir, immense trou noir, d’où sort une odeur d’humidité. Mais elle entend deux voix. La première est aimable. Elle devine que c’est celle de Marie :

— Bonsoir, ma cousine…

La seconde est sèche :

— Comme vous arrivez tard !

Aussitôt Arlette a senti que Telcide est son ennemie. Pas un mot de bienvenue ! pas une phrase gentille ! Rien qu’un baiser, plus froid que la plus banale des accolades.

Cependant Ernestine crie :

— Mademoiselle Rosalie, faites attention aux marches, vous allez encore glisser…

Et Jeanne chuchote à Telcide qu’Arlette est très gentille, qu’elle n’a aucune robe excentrique et qu’elle parle très convenablement. Mais une vieille demoiselle change plus facilement de confesseur qu’elle ne change d’opinion :

— Elle cache son jeu pour nous amadouer, répond Telcide…

Marie au contraire s’inquiète :

— Cousine Arlette, avez-vous fait un bon voyage ?

— Un excellent… et très rapide… J’avais emporté un roman de Max Daireaux… Je ne me suis pas ennuyée une minute…

— Ah ! ah ! vous lisez des romans ! prononce Telcide, satisfaite de constater qu’Arlette se rend impunément coupable de choses interdites aux jeunes filles de province.

— Oui, ma cousine… Il est très amusant… À moins que vous n’en préfériez un d’Henri Duvernois…

— Je vous remercie… Seul, notre directeur de conscience règle le choix de nos lectures…

Rosalie et Jeanne aident Arlette à enlever son manteau et son chapeau. Elles croient avoir un privilège sur elle parce qu’elles sont allées la chercher à la gare.

Marie lui présente Perrette et Blanchette.

— Voici Perrette, la bonne petite bébête à sa maman. Elle fait l’exercice. Elle « chante ». Demain vous l’entendrez…

Arlette, qui se souvient de Bob et de Peggy, prend la chienne dans ses bras et la caresse avec effusion.

Aoh ! the pretty little thing !… I am very fond of you !…

— Qu’est-ce qu’elle dit ? qu’est-ce qu’elle dit ? s’exclame aussitôt Telcide… Qu’est-ce que nous allons devenir si elle ne parle même pas comme tout le monde :…

Arlette heureusement n’entend pas. Elle est occupée à caresser la chatte Blanchette :

— C’est pour ses étrennes, explique Jeanne, qu’on lui a offert ce panier…

— Mais nous aimons beaucoup mieux Perrette, qui est plus affectueuse, intervient Marie.

Ernestine, qui, depuis un moment, essaie de parler, réussit enfin :

— La petite demoiselle veut-elle que je lui fasse chauffer quelque chose ?

— Oui… Du tilleul ou de la camomille ? précise Rosalie.

— Mes chères cousines, je prendrai ce que vous prenez…

Ce disant, Arlette regarde Telcide en souriant. Elle a décidé d’user sa patience jusqu’au bout. Elle fera toutes les concessions :

— Nous, nous ne prenons rien, répond Telcide.

Pour amortir le coup, Ernestine s’empresse de décider :

— Je vais vous préparer de la camomille…

— Comme vous voudrez !

— Oui… oui… La camomille, c’est très bon !… Et le matin, qu’est-ce que vous buvez ?

— Nous, nous prenons du cacao et des échaudés, renseigne Marie…

— Si vous le permettez, je déjeunerai le matin avec du pain et du lait.

— Rien ne sera plus facile…

— Mon enfant, déclare alors Telcide, vous devez être lasse. Il est très tard…

— Il est à peine vingt-deux heures, ma chère cousine…

— Oh ! vingt-deux !

!

! Vous employez les expressions modernes ! C’est dommage !… Pour éviter les malentendus, j’aime mieux vous prévenir tout de suite… Il n’est pas dans nos habitudes de faire usage de ces locutions… Je dirai même davantage… Nous ne les comprenons pas…

— Je prends note, ma cousine…

— Il est dix heures du soir… Depuis longtemps les honnêtes gens sont couchés… Nous vous initierons demain à votre nouvelle existence… Nous allons vous montrer votre chambre… Mais auparavant, par une pieuse coutume, nous disons quotidiennement notre prière en commun. D’abord parce que cela nous vaut des grâces particulières et ensuite parce qu’il fait moins froid ici qu’au premier étage… Prenez un de ces petits paillassons et agenouillez-vous…

Les quatre sœurs sont déjà installées. Ernestine est venue se joindre à elles. On sent qu’elles ont chacune leur place fixée.

La prière dure plus de dix minutes. Les demoiselles Davernis sont les clientes de saints différents. À tour de rôle, elles s’imposent de répondre à leurs oraisons réciproques. Après quoi elles déroulent une suite interminable de litanies :

— Vous devez désirer faire une invocation particulière, dit Telcide à Arlette. Faites-la… Nous la ferons avec vous.

Sans qu’un muscle de son visage ne trahisse l’ironie de sa pensée, Arlette répond :

— Notre-Dame de la Délivrance, priez pour moi…

Les quatre demoiselles et leur bonne aussitôt de répéter :

— Notre-Dame de la Délivrance, priez pour elle…

C’est la fin. On se lève. On range exactement les chaises le long du mur. Il ne doit subsister aucun désordre dans la salle à manger.

Ernestine apporte la tasse de camomille. Sous l’œil observateur des quatre sœurs, Arlette absorbe cette eau chaude :

— Cette tisane est exquise, dit-elle.

Sur la table sont maintenant disposés cinq chandeliers de cuivre, avec de hautes bougies, dont les flammes vacillent. Marie doit à sa jeunesse relative le privilège d’éteindre la lampe.

— Nous n’oublions rien ? demande Telcide.

— Non.

— Eh bien ! montons…

Telcide, Rosalie, Jeanne et Marie, comme si elles exécutaient la figure d’un quadrille, se donnent l’accolade en susurrant : « Que Dieu vous ait dans sa sainte garde, ma bonne sœur ! »

Arlette est conviée à entrer dans la mêlée.

En cortège, par rang d’âge, elles gravissent alors l’escalier lentement ; on croirait une retraite aux flambeaux, dans un opéra sans gaieté.

À la porte de la chambre d’Arlette, le groupe s’arrête. Telcide prend la parole :

— Voici, mon enfant, votre appartement. Trouvez-y le repos qui vous est nécessaire. Je vous informe que nous assistons à la messe chaque matin à six heures. Demain, par exception, comme vous serez fatiguée, vous pourrez faire grasse matinée.

— Je vous remercie de votre permission, ma cousine…

— Oui, n’est-ce pas ? Vous vous lèverez vers sept heures… Et les dames aux chapeaux verts s’éloignent, laissant Arlette devant son lit de vieil acajou, son couvre-lit de coton et son édredon rouge…