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PREMIÈRE PARTIE


CHAPITRE PREMIER


— Bob, la tête haute !… Peggy, rentrez la langue…

Arlette n’aime pas d’être seule. Lorsqu’elle travaille dans le boudoir mauve, qui lui sert d’atelier, elle ne manque jamais d’installer ses deux chiens sur les coussins de son petit canapé.

Tantôt elle les rudoie, tantôt elle les embrasse, en les ébouriffant d’un doigt preste, sa grande préoccupation étant de les intéresser à ce qu’elle fait :

— Regardez, Bob… votre maîtresse peint à l’aquarelle le bouquet de roses, qu’elle a dressé si délicieusement sur ce guéridon Louis XVI…

Bob, flatté d’être traité en critique d’art, éternue de joie.

— Croyez-vous, Peggy, que mon chef-d’œuvre aura le don d’émouvoir les foules ?

Peggy écarquille ses yeux, qui sont toujours encombrés de poils. Il secoue son dos et se met en mesure de boire l’eau de la soucoupe, où trempent les pinceaux.

Arlette le saisit et lui applique sur le museau deux baisers sonores :

— My love !

Et pourtant elle n’a pas aujourd’hui sa désinvolture coutumière. Elle est comme inquiète. À un certain moment, d’une chiquenaude, elle secoue une de ses fleurs. Les pétales lumineux tombent sur le tapis.

Lorsque son frère pousse la porte qu’alourdit une tenture, elle s’écrie :

— Ah ! enfin ! Je t’attendais avec une impatience !… Sans un mot, il enlève son manteau, qu’il jette au dossier d’une chaise. Il pose son chapeau sur la tête d’un Hercule de bronze, qui lance le disque sur une colonne de marbre :

— Eh bien ? demande-t-elle.

— Ma petite chérie, il y a des heures dans la vie…

— Oh ! non, dis ?… pas de phrases… la vérité !… qu’est-ce que t’a raconté le notaire ?

— Je vais te l’expliquer…

— Nous sommes ruinés… hein ?

De toutes les manières, Jean essaie de ménager l’émotion d’Arlette. Pour gagner du temps, il prend une cigarette dans un étui d’argent sur la cheminée. Mais il voit sa sœur si tremblante, ses yeux cherchent si anxieusement les siens, qu’il comprend que nulle certitude ne peut être plus terrible que cette attente pleine d’angoisse. De sa voix la plus douce, presque timidement, il prononce :

— Oui… nous sommes ruinés.

— Tout à fait ?

— Il ne nous reste rien.

— Ah !

Le regard perdu dans le ciel, elle est debout près de la fenêtre. Machinalement, elle froisse la fine mousseline des rideaux. Il est impossible de savoir si elle se roidit pour ne pas pleurer. Jean a posé la main sur son épaule pour qu’elle sente bien qu’elle n’est point seule dans ce malheur. Il respecte son silence…

— Il ne nous reste rien ?… Rien du tout ?

— Absolument rien !…

Elle se doutait un peu de cette catastrophe. Pour que leur père se suicidât, il fallait que la situation fût grave. Mais elle n’imaginait pas que le désastre serait aussi complet.

— Assieds-toi, murmure Jean, tu vas savoir ce que m’a dit le notaire.

Pour s’installer côte à côte sur le canapé, ils chassent Bob et Peggy, qui ne comprennent pas les raisons de ce manque d’égards et vont, en grognant, se réfugier sous un meuble :

— Voilà ! commence Jean. Me Clapeau a été très convenable. Je me méfiais un peu de lui. Je craignais qu’il s’autorisât de ce qu’il était vieil ami de la famille pour se mêler de choses indiscrètes. Il a eu pour moi tous les égards possibles.

— C’était bien le moins !

— Par exemple, il a été plutôt dur pour papa. Tout en me répétant qu’il ne prétendait pas le juger, il m’a dressé contre lui le réquisitoire le plus sévère. Il paraît que son imprévoyance et sa négligence ont été inouïes. Ses besoins augmentaient chaque année. Le tourbillon de Paris l’avait saisi. Insensiblement, il s’est lancé dans des affaires de plus en plus hasardeuses, jusqu’au jour où…

— Tout a craqué…

— Oui…

— Cette catastrophe aurait rendu folle notre pauvre maman, si nous ne l’avions perdue, il y a cinq ans.

— Me Clapeau va donc, maintenant, faire vendre notre hôtel avec le mobilier. Si cela ne suffit pas pour liquider le passif, il prendra des engagements avec les créanciers. De cette façon, notre honneur sera sauf…

— Et nous, qu’est-ce que nous deviendrons ?

— Me Clapeau l’a trouvé.

— Ah ! bah !

— Oui… Moi, il m’envoie aux colonies. Il a obtenu d’un de ses amis, directeur d’une puissante société commerciale, qu’il me prenne, comme sous-chef d’abord, comme chef ensuite d’un de ses comptoirs au Soudan. Je serai très raisonnablement payé. Avec de l’initiative et du courage, on estime que je peux gagner une petite fortune…

— Tu acceptes donc de partir ?

— Dame ! je n’ai pas le choix… Quand un homme a été élevé comme je l’ai été, il ne peut pas s’abaisser à prendre une place inférieure dans une administration… Il doit songer à ses relations… Et puis j’ai un besoin d’indépendance que Paris ne permet qu’aux gens riches… Évidemment je connaîtrai des heures pénibles là-bas… Il y aura des efforts à donner… il y aura des privations à endurer… il y aura de très longues soirées, dans une solitude navrante, devant des horizons mortels… Mais j’aurai, pour me soutenir, la perspective du retour…

— Tu as raison… D’ailleurs ces longues soirées nous ferons tout pour les égayer… Et nous y parviendrons…

— Nous ?

— Bien sûr ! tu ne t’imagines pas que je vais rester ici toute seule. Je t’accompagnerai…

Soudain dans les yeux d’Arlette, une flamme a jailli. Le goût de l’aventure est entré dans son cœur. Elle se voit en chasseresse, poursuivant la grosse bête. Mais Jean hoche la tête :

— Hélas ! ma petite chérie, c’est impossible !

— Pourquoi ?

— Parce que la place d’une jeune fille n’est pas au milieu des nègres… Quand je reviendrai, nous aviserons… D’ici là, que se passera-t-il ?… L’autre jour, tu as peut-être eu tort de bondir lorsque je t’ai rapporté que Me Clapeau avait eu l’idée de demander aux cousines Davernis de te recevoir…

— Comment ? J’ai eu tort ?… Je ne pouvais pas ne pas bondir… Tu sais ce qu’elles sont, nos cousines Davernis !… Quatre vieilles filles, qui habitent une vieille maison dans le plus vieux quartier d’une des plus vieilles villes du Pas-de-Calais… On les a surnommées les Dames aux chapeaux verts… Elles sont aussi grotesques que surannées… Je ne les ai guère vues qu’aux cérémonies de la famille : les enterrements et les mariages… Mais je suis persuadée qu’elles sentent le tabac à priser et la naphtaline !…

— Tu exagères !… Ce sont nos seules parentes…

— Non, non, je n’exagère pas… Au contraire !… D’ailleurs jamais elles ne consentiront à me recueillir… Elles auraient trop peur que la présence d’une Parisienne changeât leurs habitudes… Songe un peu ! Les habitudes de quatre vieilles filles ! Ça doit être effrayant !…

— De loin, on juge mal…

— Non, non… Je t’assure que, même si je voulais aller chez elles, elles ne me recevraient pas… À leur âge on a le cœur ratatiné…

— Eh bien ! tu te trompes…

— Crois-tu ?

— Me Clapeau leur a écrit, il leur a dit ton caractère gai, enthousiaste, indépendant. Il ne leur a rien dissimulé de l’éducation un peu… un peu…

— Un peu… quoi ?

— Un peu artiste que tu as reçue. Il leur a demandé si elles voient un inconvénient à ce que tu te réfugies chez elles.

— Elles ont répondu : oui ?

— Elles ont répondu : non, par lettre fort aimable, affirmant qu’elles te donneront les bons conseils dont tu dois avoir grand besoin…

— C’est charmant !

— Nous n’avons pas le droit de nous montrer difficiles…

— D’après toi, je dois donc accepter ?

— Je ne sais pas… C’est à toi qu’il appartient de décider… Réfléchis… Pèse le pour et le contre…

— Je ne me sens aucun goût de jouer les Pénélope en province… Je n’ai jamais aimé faire de la tapisserie…


Arlette a dix-huit ans, elle vit dans un perpétuel contraste, physiquement et moralement. Ses cheveux sont blonds et ses yeux sont noirs. Elle est plutôt petite et paraît grande, tant elle est mince et souple. Elle semble aimer le monde et l’agitation, elle pratique les sports. Elle n’est vraiment heureuse que dans sa chambre, avec ses chiens, ses poissons rouges, ses bouts de rubans et ses faveurs, ses bouquets de roses et ses rêves bleus ! Elle prend volontiers des airs excentriques, mais c’est pour mieux cacher sa tendresse, car elle est surtout sentimentale. Évidemment elle est mal élevée, elle parle argot. On a eu le tort de rire aux premiers mots qu’elle a prononcés ainsi, elle a continué. Ses professeurs déclaraient qu’elle était une enfant terrible. Son seul crime était de voir trop clair et de révéler, d’une façon trop vive, les ridicules qu’elle découvrait. Pas une ne sait comme elle lancer le trait juste à l’endroit sensible.

La maison des Dames aux chapeaux verts ne paraît pas être précisément la maison idéale pour sa jeunesse et son espièglerie !

Malheureusement on ne choisit pas son destin. Après des heures de réflexion, Arlette est bien forcée de convenir que cette solution est la seule possible.

Dans quelques jours elle partira.

— Tu m’écriras souvent ? dit-elle à son frère.

— Je te le promets.

— Et tu te dépêcheras de revenir du Soudan. Nous habiterons ensemble.

— Oh ! ça, quand je rentrerai tu seras mariée.

— Non… Je ne le serai pas… Dans le rayon des Dames aux chapeaux verts, on ne se marie pas… Tu comprends bien qu’il n’y a pas de jeunes gens assez niais pour s’y fourvoyer… Ou bien alors ce sont des petits jeunes gens qui ont de grands pieds et des boutons sur la figure… Non, non, si tu ne reviens pas me tirer de là, tu pourras te dire dans quelques années qu’il y a, grâce à moi, une vieille demoiselle en plus, bien propre, bien modeste et bien convenable dans une petite ville du nord de la France…