H. Fournier Éditeur (p. 370-377).

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À L’AMOUR ET AU FEU
ON S’HABITUE.


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J e n’oserai jamais !

— Fais comme moi, imbécile !

— J’ai trop peur.

— Peur d’une fillette de seize ans ! Je rougis d’être ton cousin, Alain.

— Mais, mon cher Léveillé…

Habit de futaine grise et cœur sensible, bas chinés et vingt ans, guêtres nankin, chapeau rond placé en arrière, yeux bleus, cheveux blonds ; au-dessus de la lèvre supérieure un petit signe qui indique qu’il est amoureux de mademoiselle Annette : voilà Alain.

Rappelez-vous les pièces de Favart, si vous tenez à vous faire une idée de Léveillé, de mons Léveillé, comme on disait au xviiie siècle. Voix sonore, gestes gracieux, visage empourpré, œil émerillonné, jarret solide ; vous le reconnaîtriez entre mille. Saluez en sa personne le gars, le bon drille, le coq de village. Quel Don Juan que ce Léveillé ! N’est-ce pas de lui que M. le bailli disait l’autre jour : « Comment voulez-vous qu’il y ait des rosières dans le canton ? il cueille toutes mes roses ! » Cependant M. le bailli tiendrait beaucoup à couronner des rosières ; c’est le faible de tous les baillis.

Alain est amoureux fou de mademoiselle Annette ; il n’a plus le cœur à rien, ni à servir la messe à M. le curé, ni à chanter au lutrin, ni à écouter les contes du soir à la veillée ; il passe et repasse sans cesse devant la fenêtre d’Annette ; en levant la tête, il rougit ; si elle est sur sa porte, il s’enfuit.

L’autre jour il l’a rencontrée comme elle entrait dans l’église ; c’est à peine s’il a eu la force de lui dire : Bonjour, mademoiselle Annette. Elle, pourtant, lui a répondu d’un ton fort encourageant : Bonjour, monsieur Alain ! — Ah ! si l’on vendait des philtres pour se faire aimer ! À quels moyens ont-ils eu recours ceux qui jouissent de ce bonheur ? Parbleu ! il faut que je le demande à mon cousin Léveillé.

Ce matin même, Alain est allé trouver Léveillé, et ils ont eu ensemble une conversation dont nous venons d’entendre les dernières phrases. Léveillé a développé devant son cousin tout son système de séduction. Quand on veut faire la cour à une femme, on commence par la regarder bien tendrement, puis on essaie de lui parler ; si elle répond, on lui serre la main, et on soupire. Si le lendemain est un dimanche, on lui présente des fleurs et on l’invite à la danse. Le matin, quand elle conduit ses moutons au pâturage, on se trouve comme par hasard dans la prairie, on entame l’entretien par quelque flatterie adroite ; on s’asseoit auprès d’elle, on lui dit : Je vous aime, et on lui prend un baiser.

C’est à cet endroit de la leçon qu’Alain s’est écrié : Je n’oserai jamais !

Ne jamais oser ! Charmante conviction de la jeunesse, naïveté, candeur, timidité de l’adolescence, les premiers feux de l’aurore ont moins de grâce que vous ! Léveillé, lui aussi, a cru qu’il n’oserait jamais ; il a eu peur, il a reculé devant un premier baiser ; mais depuis… Pourquoi Alain ne serait-il pas comme lui ? pourquoi ne s’habituerait-il pas à l’amour ? Il n’en sait rien lui-même. Le fait est qu’Annette vient de passer tenant son fuseau à la main ; ses brebis la suivent ; elle se dirige vers le petit bois qui borde la rivière. L’occasion est belle, Léveillé ne manquerait pas d’en profiter ; mais Alain se souvient que c’est l’heure où M. le curé l’attend ; il s’enfuit, il plante là son professeur. Essayez après cela d’apprendre l’amour aux jeunes gens.

M. le bailli s’est rendu de grand matin chez la mère d’Annette ; il roule une grande pensée sous sa perruque à marteaux ; sa figure est soucieuse, sa démarche solennelle ; il se drape majestueusement dans son manteau de serge noire ; il médite deux choses importantes, une rosière et un discours pour l’arrivée du seigneur. Le discours aura son tour ; il a bien trouvé la rosière.

— Bonjour, mère Simonne, dit-il en entrant.

— Dieu vous garde ! monsieur le bailli.

— Je viens vous apporter une bonne nouvelle. Le seigneur arrive dans un mois ; il nous faut à tout prix une rosière : j’ai choisi votre fille.

— C’est beaucoup d’honneur pour nous, monsieur le bailli.

— Dites-moi, mère Simonne, n’avez-vous jamais vu personne rôder autour de votre fille ? c’est que, voyez-vous, je suis très-sévère en fait de rosières, et si…

La mère Simonne allait répondre, lorsque tout-à-coup un bruit de tambour se fait entendre : Plan, ran, plan, plan, ran, plan. C’est le sergent Latulipe qui arrive à la tête de son escouade ; de beaux grenadiers, ma foi ! habits et pantalons blancs, revers bleus, le tricorne fièrement posé, la queue bien faite et les cheveux soigneusement poudrés. Tout le village s’est levé pour les voir passer.

Latulipe donne le mot d’ordre au bailli ; il vient dans le pays pour le recrutement. Le roi a besoin de beaucoup de grenadiers ; on se bat dans le Palatinat ; qui ne brûlerait de partager les dangers des défenseurs de la patrie ? Latulipe compte sur la bonne volonté de la jeunesse et sur l’assistance des cavaliers de la maréchaussée.

Le bailli a remis des billets de logement à la troupe ; Latulipe tiendra garnison pour le moment chez la mère Simonne. Imprudent bailli, qui va loger le plus galant des sergents chez la plus jolie des rosières ! Qui ne connaît le fameux Latulipe ? l’histoire est pleine de ses exploits militaires et galants ; une chanson les a transmis à la postérité, chanson touchante dont le dernier couplet arrache des larmes. Lalulipe s’adresse à son amante :

Tiens, serre ma pipe,
Garde mon briquet ;
Et si Latulipe
Fait le noir trajet,
Tu seras la seule
Dans le régiment
Qu’ait le brùle-gueule
De son tendre amant.

À cette époque Latulipe ne songeait nullement à faire le noir trajet, et tout porte à croire qu’il ne connaissait pas encore cette Manon qui lui inspira plus tard de si éloquents adieux.

Le sergent n’a que trois jours à passer dans le village ; mais aussi comme il les emploie ! Ce sont sans cesse de nouveaux compliments, de nouvelles galanteries à Annette ; il lui donne le bras, il l’accompagne aux champs, il danse avec elle. Pauvre Alain ! il souffre, il est jaloux ! On dirait qu’Annette prend plaisir à se montrer à ses yeux en compagnie du sergent. Alain souffre tant, qu’il oublie qu’il est forcé de partir, que la loi l’oblige sous peine des galères à devenir un héros.

— Puisque tu pars, lui disait Léveillé, c’est le moment de te déclarer.

Alain répondait par son refrain ordinaire : Je n’oserai jamais.

Cependant le jour du départ est venu. Les grenadiers sont rangés en bataille sur la grande place ; derrière eux se tiennent les recrues. Les mères, les sœurs, les fiancées se désolent : encore un baiser, un dernier serrement de main ; le signal est donné, le tambour bat ; en avant, marche ! Latulipe, en passant devant la maison d’Annette, lui porte les armes. La jeune fille pleure, le sergent croit que ces pleurs sont pour lui ; mais elle a regardé Alain. En ce moment celui-ci se serait senti le courage de risquer un aveu ; mais il est trop tard, le clocher du village disparaît, les conscrits lui disent un dernier adieu du haut de la colline. Qui sait s’ils reviendront ? Voilà la triste réflexion qu’ils font tous en ce moment. Quant au sergent Latulipe, il n’a qu’un seul regret, c’est de quitter si tôt Annette ; mais bah ! n’aurait-il pas été obligé de la respecter ? le bailli ne l’avait-il pas averti qu’en sa qualité de rosière la jeune fille était propriété du gouvernement ?

Quelques mois après le départ d’Alain, Léveillé reçut de lui une lettre ainsi conçue :


Cher cousin,

Depuis mon arrivée au régiment, je n’ai pas trop à me plaindre ; nous sommes en Alsace ; le pays est bon, et les femmes jolies ; nous avons des vivres et de l’amour à discrétion : je serais presque heureux, si je pouvais oublier Annette. Après elle une chose m’inquiète, c’est de savoir l’effet que fera sur moi ta première grande bataille. J’ai vu le feu une fois, et je n’étais pas très-rassuré. Le sergent Latulipe, qui me protège, prétend que je m’y habituerai, et que je finirai par obtenir les galons comme lui. C’est égal, si mon oncle voulait me faire remplacer, j’en serais charmé. Adieu, mon cher cousin, donne-moi de tes nouvelles et de celles d’Annette ; il me semble que maintenant j’oserais lui prendre un baiser.

Ton cousin pour la vie,

Alain
.

Chantons ! dansons ! la paix est signée ; c’est fête au village ; le seigneur va arriver. Le bailli a terminé sa harangue, la rosière est prête. Ne vous étonnez pas qu’Annette soit restée sage si longtemps ; grâce à Léveillé, elle a connu l’amour d’Alain, elle lui a fait écrire qu’elle l’attendrait, qu’elle ne serait jamais qu’à lui. Quelle joie, pensait Annette, s’il pouvait assister à la cérémonie ! Ô surprise ! ô bonheur ! le voilà, c’est lui ! son oncle lui a acheté un homme. Comme l’habit militaire lui va bien ! Il tombe aux genoux d’Annette, il veut l’embrasser ; heureusement le bailli survient : Attendez au moins, lui dit-il, qu’elle ne soit plus rosière.

Un nuage de poussière s’élève sur la route ; on entend le galop d’un cheval : C’est monseigneur ! s’écrie le bailli, et il s’élance pour le recevoir.

C’était un courrier qui venait annoncer que, monseigneur ayant été mis à la Bastille pour avoir fait un calembour contre madame de Pompadour, ses vassaux seraient privés de sa présence.

Le lendemain Annette épousa Alain. Le pauvre bailli se trouva sans rosière : heureusement monseigneur était en prison.

La chaumière d’Alain devint la maison à la mode ; c’est chez lui que les notables allaient passer les longues soirées d’hiver ; son esprit s’était singulièrement développé au Il racontait à merveille les histoires de garnison ; il aimait aussi à revenir sur la timidité de ses premières années ; alors il faisait jeter une bourrée de plus dans l’âtre, et serré contre sa femme, les mains tendues vers la flamme, il répétait en jouant un peu sur les mots : Léveillé et le sergent avaient raison,

À l’amour et au feu on s’habitue..