H. Fournier Éditeur (p. 311-319).

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IL NE FAUT PAS BADINER
AVEC LE FEU


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L lle était devant sa toilette ; l’heure du bal masqué approchait ; la mantille, les gazes, les rubans, étaient encore répandus sur les fauteuils, et n’attendaient qu’un ordre de la magicienne pour se rassembler et composer un costume à faire tourner toutes les têtes. — C’était un samedi gras.

Elle sonna.

— Rosalie !

— Madame ?

— Mon mari est-il prêt ?

— Madame, M. le comte n’est pas encore rentré du club.

Elle haussa les épaules ; puis, après avoir dénoué ses cheveux qui tombèrent sur son cou en formant une magnifique cascade, elle reprit :

— Faites entrer le coiffeur.

— Madame, il n’est pas encore arrivé.

— Comment ? pas arrivé ! Le sot ! Le…

On sonna à la porte d’entrée.

— Ah ! c’est lui, sans doute.

Rosalie rentra.

— Eh bien ! est-ce enfin ce maudit coiffeur ?

— Non, Madame, c’est-à-dire si, Madame… C’est bien lui, ou plutôt ce n’est pas lui. M. Leblond fait dire à Madame qu’il ne pourra venir la coiffer ce soir, parce qu’il s’est foulé le poignet en tombant de son cabriolet. Mais il lui envoie à sa place son garçon.

— Un garçon pour me coiffer ! Mais c’est une indignité, une trahison. Ce bal sera, dit-on, magnifique, et je n’ai jamais eu plus d’envie d’être jolie… Neuf heures et demie passées !

Dans sa fureur, elle prit un mouchoir brodé qu’elle déchira à belles dents, et en jeta les lambeaux dans la cheminée ; cette action, fort simple en elle-même, apaisa un peu ses nerfs. Elle déboucha deux ou trois flacons, respira les bouchons, et se tournant vers la femme de chambre :

— Faites entrer ce garçon.

Quand il fut introduit : — D’où venez-vous ?

— De province, Madame.

— Et vous venez pour me coiffer ?

— J’ai du moins cette ambition, Madame.

— C’est en effet une très-grande ambition, ajouta-t-elle sans pouvoir réprimer un imperceptible sourire que lui causa l’expression emphatique du coiffeur ; votre nom, je vous prie ?

— Mon nom de famille, Madame, était beaucoup trop vulgaire pour que je pusse le conserver ; j’ai pris celui de Télémaque Saint-Preux ; c’est sous ce nom-là que je suis connu dans la coiffure.

— Eh bien ! voyons, monsieur… Télémaque Saint-Preux, coiffez-moi, reprit-elle en affectant un très-grand sérieux.

Il commença à prendre les nattes qui tombaient sur ses épaules ; mais à peine eut-il essayé de les diviser qu’elle poussa un cri :

— Ah ! malheureux ! vous allez m’arracher la tête ! Me tirer les cheveux de la sorte ! Peut-on se mêler de coiffer, quand on est aussi maladroit que vous l’êtes !

Il resta stupéfait ; elle jeta les yeux sur lui. Il y avait une grande distinction dans sa figure. Elle se repentit de sa vivacité.

— Le mieux, se dit-elle, est de prendre mon mal en patience.

Elle se plaça devant sa toilette d’un air tout à fait résigné :

— Je vais essayer, reprit-elle, de me coiffer moi-même, vous n’aurez qu’à me tenir les fleurs et les épingles.

Elle commença à natter ses cheveux, et dit en se retournant à demi vers le garçon coiffeur :

— Savez-vous bien, monsieur Saint-Preux, que vous ne paraissez pas fort habile dans votre état ?

— Hélas ! Madame ; ce n’est peut-être pas absolument ma faute.

— Comment cela ?

— J’ai toujours eu en moi un obstacle qui a nui à mes progrès.

— Et quel est cet obstacle ?

— Madame, c’est le sentiment.

— Le sentiment ! s’écria-t-elle en éclatant de rire ; qu’entendez-vous par là ?

— J’entends, Madame, une émotion dont je ne suis pas le maître, lorsque j’aurais besoin de toute ma présence d’esprit ; car vous n’ignorez pas tout ce qu’il faut de sang-froid, quand on tient le fer à papillotes, pour ne pas brûler la personne que l’on coiffe, et souvent pour ne pas se brûler soi-même… Eh bien ! moi, Madame, alors ma main tremble, mon cœur bat, et il m’arrive ce qui m’est arrivé tout à l’heure avec vous ; on se fâche contre moi, et l’on me rend ainsi encore plus gauche que je ne le suis réellement. Cependant, je sens que si j’avais le bonheur d’être compris…

— Vous êtes donc incompris ? ajouta-t-elle toujours avec le même sérieux. Elle était décidée à s’amuser quelques instants du plaisant original que le hasard lui avait amené. D’ailleurs, n’était-ce pas le carnaval ?

— Riez tant qu’il vous plaira, Madame, de ma folie ; mais est-ce ma faute si mon cœur n’est pas ce que ma condition voudrait qu’il fût ? Puis-je m’empêcher d’éprouver des accès de tristesse quand je me trouve introduit, comme je le suis maintenant, dans un boudoir, et quand je me dis que rien de ce que je sens, de ce que j’aperçois ne m’appartient, que toutes mes impressions sont, pour ainsi dire, des vols ? En effet, quand même je sacrifierais ma vie, je n’aurais pas le droit de révéler rien de ce que renferme mon âme. Et tenez, Madame, tout à l’heure en vous regardant, en pensant à tout cela, il m’est venu dans l’esprit quelques vers qui exprimeraient peut-être mieux que tout ce que je pourrais vous dire ce qui se passe en moi.

— Comment ! monsieur Saint-Preux, vous faites des vers ?

— Oui, Madame, quelquefois je cherche des rimes, j’improvise, et c’est encore ce qui peut vous expliquer le peu de progrès que j’ai faits dans la coiffure.

— Voyons vos vers, récitez-les-moi ; je tiens beaucoup à connaître les idées que j’ai pu inspirer.

Il baissa la tête, parut se recueillir, et commença d’une voix expressive et tremblante :

   
Quand mon souffle égaré sur ces tresses profondes
Effleurait leurs anneaux sur l’ivoire étendus,
Quand de ces longs cheveux ma main pressait les ondes,
Quel trouble s’emparait de mes sens éperdus !

D’un front pur et divin j’admirais la merveille ;
Et mes yeux se couvraient d’un nuage de pleurs ;
Et mon âme enviait le destin de l’abeille,
Libre de se jouer à la cime des fleurs.

Je rêvais… Pardonnez, ô beauté souveraine,
Oh ! vous qui de l’esclave avez troublé la paix ;
Je rêvais qu’une autre âme avait senti ma peine,
Et la plaignait du moins… mais, hélas ! je rêvais.

Pendant qu’il récitait ces strophes, la figure de la comtesse avait changé d’expression ; de railleuse elle était devenue tout à coup pensive ; elle garda le silence quelques instants, puis se fit répéter la dernière stance :

— Oh ! oui, certainement, reprit-elle d’un ton de douceur, vous rêviez. Pouvez-vous vous mettre de pareilles chimères dans l’esprit ? Vous êtes jeune, vous paraissez intelligent, vos vers annoncent de la sensibilité ; il faut vous défaire de ces idées extravagantes qui ne feront que troubler votre raison.

— Qu’entends-je, Madame ? Quoi ! vous daigneriez me conseiller, me donner des avertissements, quand tout à l’heure vous ne songiez qu’à vous moquer de moi ! D’où vient ce changement ? Aurais-je eu le bonheur de vous toucher !

— De me…

— De vous plaire, Madame ! Je veux mettre le comble à mon extravagance en vous faisant ma confession tout entière ; mais s’il était vrai qu’un pareil aveu pût ne pas exciter votre colère…

— Qu’entendez-vous par là ? dit-elle en fronçant le sourcil et en jetant sur lui un regard où se peignaient à la fois la défiance et le dédain. Mais elle sentit aussitôt combien il serait ridicule, dans une pareille situation, de témoigner le moindre ressentiment.

— Non, je ne vous en veux pas, ajouta-t-elle d’un ton sardonique ; au contraire, monsieur Télémaque Saint-Preux, vous me plaisez infiniment ; car je n’ai jamais vu de coiffeur plus divertissant que vous.

— Qu’entends-je, Madame ! Est-ce ainsi que vous recevez l’aveu de mes sentiments les plus tendres ! Cependant, vous ne le nierez pas, j’ai eu le secret de vous émouvoir ; votre son de voix, votre maintien, tout annonçait…

— Comment n’avez-vous pas vu que je me moquais de vous ?

— Il se pourrait ! Et moi, qui croyais… que du moins… un peu de pitié… Adieu, Madame, adieu, je ne survivrai pas à une pareille déception ; dans un instant, je n’existerai plus.

Sa figure était à la fois si belle et si désespérée lorsqu’il prononça ces derniers mots, que l’âme la plus froide n’eût pu s’empêcher de s’intéresser à lui. Il s’élança hors de la chambre, et par un mouvement dont elle ne fut pas la maîtresse, la comtesse lui cria :

— Arrêtez, malheureux ! Revenez, je vous l’ordonne. Je veux vous calmer, vous avouer que…

Mais il était déjà hors du salon, et bien qu’il eût certainement entendu sa voix, il ne voulut pas se retourner.

Elle rentra dans sa chambre et se laissa tomber dans un fauteuil. Elle agita la sonnette, Rosalie parut :

— Courez après ce garçon qui vient de sortir, dites-lui qu’il remonte sur-le-champ, que j’ai un ordre à lui donner.

Rosalie sortit aussitôt, et lorsqu’elle reparut :

— Madame, le coiffeur était déjà dans la rue, il s’est élancé dans un cabriolet qui l’attendait, il a fouetté le cheval sans vouloir me répondre.

La comtesse fit un geste d’impatience et ordonna à Rosalie de se retirer ; elle voulait être seule pour songer à ce qui venait de se passer. La porte de la chambre se rouvrit au même instant, le comte parut :

— Êtes-vous prête, ma chère ? dit-il à sa femme, sans remarquer son agitation. D’abord, que je vous fasse mon compliment sur votre coiffure, elle est ravissante ; Leblond s’est surpassé aujourd’hui.

Elle ne répondit rien, et sortit avec lui.

Au bal elle fut distraite, préoccupée ; longtemps même elle refusa de danser : tous les hommes qui se présentaient lui semblaient maussades, ridicules, sans grâce et sans physionomie. Elle n’osait s’avouer à elle-même à qui elle pensait.

Enfin, vers deux heures, quelqu’un vint se placer devant elle pour l’engager à danser.

— Madame la comtesse voudra-t-elle bien accepter pour cavalier l’infortuné Télémaque Saint-Preux ?

Elle tressaillit et faillit laisser échapper un cri ; elle avait reconnu le garçon coiffeur, qui n’avait rien changé à son costume.

— De grâce, Madame, dit-il ne grondez pas trop ce pauvre Leblond. Je lui ai promis vingt-cinq louis, s’il voulait me laisser prendre sa place auprès de vous ; nous sommes en carnaval, me pardonnerez-vous ?…

— Oui, Monsieur, dit-elle d’un ton glacé, à condition que vous ne m’adresserez la parole de votre vie, si vous ne voulez que j’instruise mon mari de tout.

— Que dites-vous, Madame ? Mais songez-vous que si je ne dois plus vous parler, j’en mourrai ?

— Vous ne mourrez pas, Monsieur ; mais s’il est vrai que vous éprouviez quelques regrets, vous vous souviendrez que, même en carnaval,


Il ne faut pas badiner avec le feu.