Cent Proverbes/77
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IL NE FAUT PAS BADINER
AVEC LE FEU
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lle était devant sa toilette ; l’heure du bal masqué approchait ; la mantille, les gazes, les rubans, étaient encore répandus sur les fauteuils, et n’attendaient qu’un ordre de la magicienne pour se rassembler et composer un costume à faire tourner toutes les têtes. — C’était un samedi gras.
Elle sonna.
— Rosalie !
— Madame ?
— Mon mari est-il prêt ?
— Madame, M. le comte n’est pas encore rentré du club.
Elle haussa les épaules ; puis, après avoir dénoué ses cheveux qui tombèrent sur son cou en formant une magnifique cascade, elle reprit :
— Faites entrer le coiffeur.
— Madame, il n’est pas encore arrivé.
— Comment ? pas arrivé ! Le sot ! Le…
On sonna à la porte d’entrée.
— Ah ! c’est lui, sans doute.
Rosalie rentra.
— Eh bien ! est-ce enfin ce maudit coiffeur ?
— Non, Madame, c’est-à-dire si, Madame… C’est bien lui, ou plutôt ce n’est pas lui. M. Leblond fait dire à Madame qu’il ne pourra venir la coiffer ce soir, parce qu’il s’est foulé le poignet en tombant de son cabriolet. Mais il lui envoie à sa place son garçon.
— Un garçon pour me coiffer ! Mais c’est une indignité, une trahison. Ce bal sera, dit-on, magnifique, et je n’ai jamais eu plus d’envie d’être jolie… Neuf heures et demie passées !
Dans sa fureur, elle prit un mouchoir brodé qu’elle déchira à belles dents, et en jeta les lambeaux dans la cheminée ; cette action, fort simple en elle-même, apaisa un peu ses nerfs. Elle déboucha deux ou trois flacons, respira les bouchons, et se tournant vers la femme de chambre :
— Faites entrer ce garçon.
Quand il fut introduit : — D’où venez-vous ?
— De province, Madame.
— Et vous venez pour me coiffer ?
— J’ai du moins cette ambition, Madame.
— C’est en effet une très-grande ambition, ajouta-t-elle sans pouvoir réprimer un imperceptible sourire que lui causa l’expression emphatique du coiffeur ; votre nom, je vous prie ?
— Mon nom de famille, Madame, était beaucoup trop vulgaire pour que je pusse le conserver ; j’ai pris celui de Télémaque Saint-Preux ; c’est sous ce nom-là que je suis connu dans la coiffure.
— Eh bien ! voyons, monsieur… Télémaque Saint-Preux, coiffez-moi, reprit-elle en affectant un très-grand sérieux.
Il commença à prendre les nattes qui tombaient sur ses épaules ; mais à peine eut-il essayé de les diviser qu’elle poussa un cri :
— Ah ! malheureux ! vous allez m’arracher la tête ! Me tirer les cheveux de la sorte ! Peut-on se mêler de coiffer, quand on est aussi maladroit que vous l’êtes !
Il resta stupéfait ; elle jeta les yeux sur lui. Il y avait une grande distinction dans sa figure. Elle se repentit de sa vivacité.
— Le mieux, se dit-elle, est de prendre mon mal en patience.
Elle se plaça devant sa toilette d’un air tout à fait résigné :
— Je vais essayer, reprit-elle, de me coiffer moi-même, vous n’aurez qu’à me tenir les fleurs et les épingles.
Elle commença à natter ses cheveux, et dit en se retournant à demi vers le garçon coiffeur :
— Savez-vous bien, monsieur Saint-Preux, que vous ne paraissez pas fort habile dans votre état ?
— Hélas ! Madame ; ce n’est peut-être pas absolument ma faute.
— Comment cela ?
— J’ai toujours eu en moi un obstacle qui a nui à mes progrès.
— Et quel est cet obstacle ?
— Madame, c’est le sentiment.
— Le sentiment ! s’écria-t-elle en éclatant de rire ; qu’entendez-vous par là ?
— J’entends, Madame, une émotion dont je ne suis pas le maître, lorsque j’aurais besoin de toute ma présence d’esprit ; car vous n’ignorez pas tout ce qu’il faut de sang-froid, quand on tient le fer à papillotes, pour ne pas brûler la personne que l’on coiffe, et souvent pour ne pas se brûler soi-même… Eh bien ! moi, Madame, alors ma main tremble, mon cœur bat, et il m’arrive ce qui m’est arrivé tout à l’heure avec vous ; on se fâche contre moi, et l’on me rend ainsi encore plus gauche que je ne le suis réellement. Cependant, je sens que si j’avais le bonheur d’être compris…
— Vous êtes donc incompris ? ajouta-t-elle toujours avec le même sérieux. Elle était décidée à s’amuser quelques instants du plaisant original que le hasard lui avait amené. D’ailleurs, n’était-ce pas le carnaval ?
— Riez tant qu’il vous plaira, Madame, de ma folie ; mais est-ce ma faute si mon cœur n’est pas ce que ma condition voudrait qu’il fût ? Puis-je m’empêcher d’éprouver des accès de tristesse quand je me trouve introduit, comme je le suis maintenant, dans un boudoir, et quand je me dis que rien de ce que je sens, de ce que j’aperçois ne m’appartient, que toutes mes impressions sont, pour ainsi dire, des vols ? En effet, quand même je sacrifierais ma vie, je n’aurais pas le droit de révéler rien de ce que renferme mon âme. Et tenez, Madame, tout à l’heure en vous regardant, en pensant à tout cela, il m’est venu dans l’esprit quelques vers qui exprimeraient peut-être mieux que tout ce que je pourrais vous dire ce qui se passe en moi.
— Comment ! monsieur Saint-Preux, vous faites des vers ?
— Oui, Madame, quelquefois je cherche des rimes, j’improvise, et c’est encore ce qui peut vous expliquer le peu de progrès que j’ai faits dans la coiffure.
— Voyons vos vers, récitez-les-moi ; je tiens beaucoup à connaître les idées que j’ai pu inspirer.
Il baissa la tête, parut se recueillir, et commença d’une voix expressive et tremblante :