H. Fournier Éditeur (p. 79-86).


METS TON MANTEAU
COMME VIENT LE VENT

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P our peu qu’on se soit promené sur le boulevard des Italiens, trois ou quatre heures par jour, pendant trois ou quatre ans, on ne doit pas manquer de connaître Paul Dufresny.

Paul Dufresny demeurait rue Taitbout, à deux pas de ce boulevard, où il passait le plus clair de son temps ; il donnait le reste à ses plaisirs : si bien qu’il pouvait justement être cité pour le garçon le plus inoccupé d’une ville où il y a beaucoup d’oisifs. Mais c’était en outre un des jeunes gens les plus originaux qui fussent du Jockey-Club au Café de Paris.

Son père lui avait laissé une fort honnête fortune, trente à quarante mille livres de rente à peu près, et le titre de baron. Paul avait accepté l’héritage et refusé le titre. À ceux qui lui demandaient la raison de ce dédain, il répondait gravement que la qualité de baron n’allait qu’aux personnes douées par la Providence d’un gros ventre et de lunettes d’or. « J’ai le malheur d’être passablement maigre, ajoutait-il, et le malheur plus grand encore d’y voir très-bien. » La vérité est que Paul ne voulait pas d’un titre dont son père n’avait jamais pu lui expliquer clairement l’origine, le grand-père de Paul étant un riche armateur de Nantes, fort roturier de naissance.

M. Dufresny en agissait largement avec sa fortune. Quand on le faisait jouer, il jouait ; et, s’il perdait quelque argent, il n’y pensait guère. Ses chevaux étaient à tout le monde, et l’on ne pouvait pas dire qu’il eût rien à lui ; rien, pas même mademoiselle Florestine, coryphée de l’Opéra, qui l’honorait de son estime. Au demeurant, il mangeait bien, dormait mieux, riait au vaudeville, s’attendrissait au mélodrame, et trouvait dans un cigare l’oubli de tous les petits ennuis qui s’attachent aux pas des gens fortunés.

Un beau matin, le bruit se répandit que le notaire auquel Paul avait confié ses fonds s’était subitement enfui de Paris. Le soir même, en dînant au Café Anglais, Paul confirma cette nouvelle à ses amis.

— Que te reste-t-il donc ? s’écria l’un d’eux,

— Cinq à six mille francs que j’ai chez moi, et ma créance sur un débiteur insolvable.

— Diable ! mais c’est un coup terrible.

— Peuh ! on n’en meurt pas.

Paul dîna de fort bon appétit, et passa la soirée à l’Opéra.

Le lendemain, on apprit qu’il vendait tout, chevaux, voiture, mobilier ; et, vers cinq heures, on le rencontra au coin de la rue Laffitte, flânant les mains dans ses poches ; gants paille et bottes vernies avaient disparu.

— Ah ! ça, d’où viens-tu dans cet équipage ? lui dit un de ses camarades.

— De chez mademoiselle Florestine. Elle n’a pas voulu me recevoir, prétextant que ma vue la ferait fondre en larmes.

— L’ingrate !

— Bah ! les pleurs rougissent les yeux et gâtent le teint. Il faut bien que tout le monde vive !

— Et que comptes-tu faire ?

— Je pars demain. Dans ma jeunesse j’ai ouvert des livres de mathématiques ; il m’en reste assez pour monter, en qualité de lieutenant, à bord de quelque brick. J’ai réalisé vingt à vingt-cinq mille francs que je convertirai en marchandises, et je naviguerai.

— Toi ? toi, qui ne pouvais pas aller à pied jusqu’aux Champs-Élysées ?

— Oui, quand j’avais un coupé ; mais à présent que je n’ai rien, j’irai jusqu’au bout du monde à la voile.

Paul Dufresny tint parole. Il se rendit à Nantes, où les vieux armateurs se souvenaient encore de son grand’père. Il trouva bientôt à s’embarquer ; et le dandy, transformé en marin, partit pour le Brésil, à bord de la Jeune Adolphine.

Paul rencontra à Rio-Janeiro un ami de sa famille, qui était en marché pour acheter une sucrerie ; Paul vendit sa pacotille et s’associa au planteur. Trois jours après, il s’installa dans la campagne.

Les habitués du boulevard des Italiens rirent beaucoup à la réception d’une lettre où l’on remarquait ce passage : « Je fume des cigares de la Havane fabriqués à Rio avec des feuilles de tabac du Maryland ; j’ai un pantalon blanc, une veste blanche et des bas blancs, le tout en coton ; un chapeau de paille me défend des ardeurs de la canicule. Au Brésil, on ne connaît qu’un seul mois, le mois d’août. Il y a des instants où je passerais pour un vrai Paul si j’avais la moindre Virginie ; mais je n’ai autour de moi que des nègres : je les appelle tous Domingo. Ils plantent des cannes du matin au soir en chantant des ballades sénégalaises… Notre habitation ressemble à une décoration d’opéra-comique… Je dîne de perroquets et soupe de singes. J’apprends la langue franque… Quand j’aurai découvert une mine de topazes, j’enverrai à mademoiselle Florestine le collier de rubis que mon notaire m’a empêché de lui donner… S’il vous prend fantaisie de chasser aux alligators, venez me voir ; j’ai, dans mon parc, qui est une forêt vierge, une rivière où ils grouillent comme des goujons… »

Il y en avait dix pages sur ce ton-là.

Au bout de quatre ans, on vit arriver Paul à Paris. Son premier soin fut de se rendre au boulevard des Italiens. Il n’était pas changé, si ce n’est qu’il avait un peu bruni.

— Tiens, voilà Paul ! Paul le colon ! Paul le planteur ! s’écrièrent dix jeunes gens.

— Paul lui-même, répondit-il ; j’ai tiré une assez jolie fortune de mes cannes et de mes caféiers, et je me suis tout de suite souvenu du boulevard.

L’appartement de la rue Taitbout fut bien vite reloué et remeublé ; Paul reparut à l’Opéra, et mademoiselle Florestine lui écrivit, en style chorégraphique, qu’elle serait ravie d’entendre le récit de ses aventures.

Mais, sur ces entrefaites, le vent jeta à la côte le navire qui portait les richesses de M. Dufresny. Un correspondant avait négligé de les faire assurer. Tout était perdu.

Paul prit cette fois, comme la première, le parti de tout vendre, et, le soir meme, on le vit, en pantalon de gros drap, en blouse de toile, chaussé de lourds souliers garnis de guêtres de cuir, et coiffé d’un feutre gris à larges bords, se diriger vers les messageries Laffitte et Gaillard.

— Pars-tu pour les Grandes-Indes ? lui dit-on.

— Non ma foi, c’est trop loin ; je vais en Normandie gérer une terre qui appartient à un de mes oncles ; d’un planteur on peut bien faire un métayer.

Et, roulant autour de ses épaules une limousine à raies noires, Paul grimpa sur la banquette d’une diligence.

Il y avait non loin de cette ferme, aux environs de Caen, un château dont le propriétaire avait maintes fois soupé avec Paul à la suite d’un bal masqué. Un jour qu’il chassait à courre, la meute tomba sur un champ où deux charrues manœuvraient sous la direction d’un jeune agriculteur en sayon de velours. Le propriétaire eut quelque peine à reconnaître Paul.

— Que diable faites-vous là, mon cher ? lui dit-il en retenant son cheval empêtré dans les terres labourées.

— Eh ! mais, j’essaie deux extirpateurs de nouvelle invention. L’expérience a réussi ; je crois que je les adopterai.

— Quoi ! vous vous êtes fait agronome ?

— C’est la nécessité qui l’a voulu ; elle a parlé, et je me suis souvenu de Cincinnatus, répondit Paul. Faites place à mes bœufs, s’il vous plaît ; la chasse ne doit pas déranger l’agriculture.

L’oncle ne laissa pas longtemps son neveu dans la ferme. Jugeant de sa dextérité et de son jugement par ce qu’il avait fait au Brésil et ce qu’il faisait à la ferme, il le fit venir auprès de lui, à Rouen, et le mit à la tête de sa maison, en attendant que son fils aîné fût en âge de la diriger.

Un des amis de Paul, que le désœuvrement conduisait au Hâvre, passa par Rouen. La première personne qu’il rencontra sur le quai, ce fut Paul, un carnet à la main, surveillant le déchargement d’un navire ; autour de lui s’élevaient des barricades de caisses et de tonneaux. Le Parisien eut quelque peine à reconnaître le dandy. Paul avait coupé sa barbe et taillé ses cheveux ; un bout de plume passait entre sa tempe et son oreille ; sa toilette était propre, mais sentait la Normandie d’une lieue. Paul vit un sourire sur les lèvres du touriste.

— Parbleu ! lui dit-il, si tu veux te moquer de moi, ne te gêne pas ; je t’abandonne le négociant, le commerce n’a pas d’amour-propre.

L’oncle normand armait chaque année un ou deux baleiniers. Paul avait montré tant d’aptitude et de zèle, que l’oncle lui proposa de partir sur un de ces bâtiments pour la mer du Sud. Paul accepta ; c’était sa coutume. Dix à douze mois après, un de ses amis de Paris reçut, par la voie de Valparaiso, une lettre où on lisait entre autres choses : « J’ai vu le pôle Antarctique, où j’ai failli perdre le nez, tant il y faisait froid. Mon trois-mâts flâne dans l’Océan, à la poursuite des baleines qui s’obstinent à ne pas se montrer. La baleine est un mythe ; quant aux cachalots, on n’en voit plus que dans les dictionnaires d’histoire naturelle. Nous avons relâché aux îles Marquises, où j’ai mangé à table d’hôte de l’épagneul en salmis ; c’est fort bon. Je comprends maintenant pourquoi Dieu a donné le Kings Charles à l’homme… Dans ce pays-ci les sauvagesses font la sieste une moitié du jour, et lisent la Bible après. Durant cette première moitié, elles oublient ce qu’elles ont appris pendant l’autre… Je suis vêtu de peau comme Robinson Crusoe ; si je n’avais pas un oncle, je m’abandonnerais dans une île déserte pour mettre le roman en action ; il y a justement à bord un nègre qui me servirait de Vendredi… »

Après dix-huit mois de navigation, Paul revint au Hâvre, où il apprit que son ami du Brésil était mort du vomito-negro, non sans l’avoir institué son légataire universel. La sucrerie, les comptoirs et les marchandises valaient bien un million. Paul envoya sa procuration au consul français à Rio-Janeiro, et partit pour Paris après avoir remercié son oncle l’armateur.

La limousine et l’habit de peau avaient fait place au tweed.

— C’est encore Paul ! répétèrent ses amis quand ils le virent sur le boulevard des Italiens. Es-tu riche pour longtemps ?

— Qui le sait ? Mais si je me ruine encore, cette fois je prendrai un burnous et me ferai spahis. On n’est jamais perdu quand on sait


mettre son manteau comme vient le vent.