H. Fournier Éditeur (p. 63-70).


CHAT GANTÉ
N’A JAMAIS PRIS DE SOURIS

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L e plus grand homme d’état, le ministre le plus profond et le plus habile des temps modernes, c’est sans contredit le Chat Botté.

Qu’est-ce qu’un ministre ? un homme qui conserve à son roi ou à son empereur ses états dans leur plus complète intégrité. Le Chat Botté fait mieux que cela ; il invente un royaume, il improvise un fief, ce fameux fief de Carabas ; il est à la fois Christophe Colomb et Olivarès ; et quelle modestie dans ses prétentions ! son portefeuille, c’est une paire de bottes.

L’histoire a été bien injuste et bien froide envers le Chat Botté. Perrault, son historien, n’a pas même introduit son portrait dans ses hommes illustres. Ce même Perrault, qui a reçu de la main de Nicolas Boileau tant de coups de griffes, termine ainsi l’histoire de cet idéal des chats : « Le chat devint grand seigneur, et ne courut plus après les souris que pour se divertir. » Un si grand chat méritait mieux que cette insuffisante conclusion. Quoi ! après qu’il a fait du fils du meunier un prince souverain, qu’il lui a constitué un marquisat avec tous les prés, champs, castels et bourgades qu’il rencontre sur sa route, y compris les gardes-champêtres ; après enfin que son maître est devenu le gendre du roi, deux lignes seulement sur la biographie future de cet immortel quadrupède ! Est-ce ainsi, je vous le demande, qu’on écourte l’histoire ? Ce Perrault mériterait d’être traité comme le fut Racine à l’époque d’Hernani.

Cependant, à force de fureter au milieu des souricières de la Bibliothèque du Roi, nous avons fini par arracher aux rats de la section des manuscrits quelques renseignements relatifs au Chat Botté.

Il est certain qu’il florit dans la seconde moitié du xviie siècle. Son maître, qui lui devait tant, l’avait comblé de biens ; et, quoiqu’à la cour de Louis XIV on n’aimât guère les bêtes, le roi l’y voyait toujours venir d’un bon œil. Il donnait lui-même des ordres pour qu’un Vatel (moins le suicide) préparât au maître chat un repas composé des plus délicieuses souris parmi celles qui commençaient dès lors à trotter dans les salles basses du château de Versailles. Mais ce qu’il y eut de remarquable chez ce chat d’un si grand bon sens, c’est qu’en venant à la cour il eut le soin de conserver le costume de son ancienne condition. Comme Jean Bart avait gardé sa pipe et ses habits de loup de mer, il avait, lui, gardé ses bottes.

Le Chat Botté eut donc en partage une grande simplicité de manières, unie à beaucoup de prudence. Il transmit sa simplicité et ses bottes à son fils, lequel hérita à sa mort d’une immense fortune, accrue encore par de nouvelles donations faites par la famille des Carabas, la même qui vint s’éteindre sous la Restauration dans une chanson de Béranger.

Chat Botté fils continua à aller comme son père en bottes fortes, et sans que le régent songeât à s’en plaindre. Mais, sous Louis XV, il tomba en disgrâce complète, et le roi finit même par l’éloigner de sa cour et l’envoyer faire des rosières parmi les chattes de ses terres.

À quoi tiennent cependant les grandeurs humaines ! Savez-vous ce qui occasionna l’exil de notre héros ? Ce fut le duc de Richelieu. Le vainqueur de Mahon et de madame Michelin avait hérité de l’aversion insurmontable qu’avait toujours eue pour les chats son grand-oncle le fameux cardinal, qui n’avait absolument que cette faiblesse-là avec celle de la tragédie. Richelieu intrigua tellement auprès de mesdames de Châteauroux, de Pompadour, Dubarry, et de toutes les chattes successivement blotties sous les coussins du trône de France, qu’il obtint que le Chat Botté ne mettrait jamais la patte à Versailles.

À l’époque de la révolution, de nouveaux malheurs attendaient le descendant de l’illustre premier ministre du marquis de Carabas. Le château de Carabas fut jeté par terre ; on confisqua tout le domaine, et du même coup de griffe toutes les terres du chat, qui se trouvaient englobées dans le marquisat. On lui prit tout, fors ses bottes.

Mais avec des bottes on va loin, surtout une fois qu’on est placé sur la pente de l’exil. Le Chat Botté émigra ; il erra longtemps dans toutes les gouttières de l’Europe ; il fut réduit à d’étranges extrémités. Un certain jour, il se trouvait à Vienne, sur un toit ; il s’était assoupi doucement. Tout à coup, il sent autour de lui comme un tremblement de terre ; il entend un vacarme effroyable qui s’étend d’un bout de l’Europe à l’autre. Il aperçoit près du toit de l’exil où il est étendu une sorte de mât de cocagne ; il y grimpe pour observer l’horizon politique ; mais à peine est-il arrivé au sommet que le prétendu mât se met à gesticuler. Le chat s’aperçoit qu’il est juché au faîte d’un télégraphe, qui s’agite pour annoncer au monde entier que le général Bonaparte vient d’être proclamé Empereur des Français.

Ce que devint le Chat Botté sous l’Empire, on l’ignore ; il est probable pourtant qu’à titre de chat émigré il fut dans l’opposition. La Restauration arriva ; il eut sa large part dans le milliard d’indemnité ; on le réintégra dans tous ses biens ; mais il eut le bon esprit de vendre ses terres, qui faisaient partie du domaine de Carabas, de crainte de nouveau naufrage. Sentant sa fin prochaine, il acheta de la rente, et s’éteignit paisiblement entre les pattes de son fils, qui le miaula pendant plus de trois mois, et coucha dans la hutte d’un charbonnier en signe de deuil.

Cependant, dès que Chat Botté iii eut secoué son affliction, il résolut de faire danser les pistoles paternelles. Il donna, oreilles baissées, dans les spéculations ; il acheta des terrains à l’infini ; il prétendit que son père et que son grand-père, qui lui avaient laissé une immense fortune, n’entendaient rien à l’existence. Amasser une fortune, beau mérite ! Il faut savoir en user, en abuser même ; osons, spéculons, risquons, buvons, rions, chantons ! — Ainsi s’exprimaient en chœur le Chat Botté et ses amis.

Bientôt même il rougit de son nom de Chat Botté ; il prit en aversion ses bottes, ses bottes immortelles, l’origine de sa splendeur, la perle de son blason, que son père lui avait fait promettre à son lit de mort de ne jamais quitter. Il les quitta et prit tilbury ; dès lors, ce ne fut plus Chat Botté, ce fut Chat lion, Chat gant-jaune.

Il se jeta dans les folies les plus monstrueuses. Que vous dirai-je ? Il devint éperdument amoureux d’une petite chatte grosse comme le poing, douée, il est vrai, d’une queue blanche magnifique, et qui avait déjà ruiné trois angoras anglais. Il lui loua un vaste hôtel gris de souris ; les chambres à coucher, le salon, le boudoir, furent entièrement tapissés d’hermine. Jugez du reste d’après cela.

Enfin, ses yeux se dessillèrent ; il vit que cette chatte le trompait, et n’avait absolument d’affection que pour les fourrures dont il ne cessait d’entourer son âme égoïste et glacée. Les fourrures s’usèrent ; l’ingrate bayadère à la queue blanche déclara que son amour était usé aussi, et lui ferma sa porte.

Alors les malheurs se succédèrent ; il fut obligé de vendre son hôtel, de congédier ses gens, jusqu’à son secrétaire intime, le docte et littéraire Murr, qui l’endormait tous les soirs en lui racontant des contes fantastiques et complétement inédits, que lui donnait jadis à titre de gages son ancien maître, le fameux Hoffmann, qui l’avait eu longtemps à son service.

Quand il se vit dénué de tout, il alla frapper à la porte des anciens amis de son père ; plusieurs d’entre eux lui devaient leur fortune ; mais pas un ne voulut le reconnaître.

— Vous, le fils du Chat Botté, de ce chat de tant de bon sens et de finesse, qui attrapait tout le monde, et courait plus vite que tous ses rivaux et ses concurrents à l’aide de ses grosses bottes, toujours couvertes de poussière ! Où sont vos bottes ? Vous avez des gants à vos pattes de devant ; vous avez fait vernir vos pattes de derrière. Allez, allez, mon jeune gentilhomme, ce n’est pas en pareil équipage qu’on fait son chemin dans la vie !

Le pauvre chat était d’autant plus désespéré de ce qu’il entendait, qu’au milieu de ses désastres il tenait toujours à afficher une certaine élégance. Rentrer dans ses grosses bottes qui le rendaient souverainement ridicule jusqu’à la ceinture ! Ah ! plutôt la mort !

La mort ne vint pas, et l’argent non plus.

Le descendant des anciens serviteurs de la maison de Carabas tomba dans une telle détresse, qu’il lui fallut songer à entrer en condition. Il alla frapper à plusieurs portes ; il fit insérer dans les petites affiches : « Un chat pour tout faire, etc. » On lui proposa… devinez quoi ?

On lui proposa de se faire comédien, lui, le petit-fils du noble personnage qui avait eu ses grandes et petites entrées dans les souricières de Louis XIV !

Dans un de ces théâtres en plein vent d’origine napolitaine, qu’on voit s’élever dans la grande allée des Champs-Élysées, un de ces théâtres que Pierre Bayle et Charles Nodier affectionnaient tant, et que quelques-uns de leurs élèves ont égalé à Molière et à Shakespeare, le théâtre des marionnettes, enfin, pour parler sans métaphore ; ce fut là seulement que notre héros trouva de l’emploi. Le matou qui donnait la réplique à Polichinelle venait de mourir d’un coup de bâton, par trop paradoxal, que celui-ci lui avait appliqué. On proposa cette condition au pauvre chat, qui la refusa, ne voulant pas descendre à ce degré d’avilissement.

Il préféra se retirer fièrement dans un grenier ; et lui, qui était habitué à vivre d’alouettes, de grives, d’ortolans, il résolut de braver les coups du sort et de vivre, comme ses pères, de souris.

Mais, hélas ! il avait entièrement oublié le métier d’attrapeur de souris, qui exige plus de main d’œuvre et de pratique qu’on ne croit ; sa patte manquait d’agilité, sa griffe était rouillée. La famine lui pendait à l’oreille.

Il ne lui restait plus du mobilier de ses pères qu’une huche beaucoup trop rustique et délabrée pour qu’aucun brocanteur eût jamais daigné l’estimer ; elle remontait cependant à une haute antiquité. Le chat l’ouvrit et se coucha au fond, bien décidé à se laisser mourir d’inanition. Mais, comme il fermait les yeux, il avisa, à l’un des angles du meuble, les lignes suivantes griffonnées par son aïeul :


« 16… — Quand mon fils, petit-fils ou arrière-petit-fils, s’avisera « d’ouvrir cette huche, je crains bien qu’il n’ait pas trop à se louer de la destinée. J’ai cependant, durant toute ma jeunesse, dormi et couché dans ce vieux meuble qui appartenait au meunier, le père de mon maître ; et c’est là que j’ai ruminé le plan du fameux marquisat de Carabas, qui a fait notre fortune. Si mes enfants ou petits-enfants tombaient jamais dans le malheur, qu’ils sachent qu’il n’est pas de position, fausse ou désespérée, dont on ne puisse se tirer dans ce monde ; témoin cette huche dont je suis sorti, et dont ils peuvent sortir à leur tour, pourvu qu’ils méditent seulement sur cette simple phrase qui a toujours été ma devise :

« chat ganté n’a jamais pris de souris. »