H. Fournier Éditeur (p. 9-16).



ÉLÈVE LE CORBEAU
IL TE CRÈVERA LES YEUX

Séparateur




V
ers la fin du seizième siècle, il y avait dans le comté de Dumfries, en Écosse, un honnête fermier nommé Robert Effing, qui était bien le meilleur et le plus vaillant jeune homme de la contrée.

Robert n’avait ni frère ni sœur ; mais Dieu, qui ne voulait pas lui faire une solitude amère, lui avait donné une cousine, charmante fille aux yeux noirs, qui gazouillait autour de la maison comme une fauvette. Quand Lucy accourait au-devant de lui et jetait autour de son cou ses beaux bras nus, avec ce naïf sourire que l’innocence fait éclore sur les lèvres des enfants, Robert se sentait le cœur joyeux et n’aurait pas donné sa ferme pour un royaume.

Un jour que Robert passait dans un vallon, il vit un rouge-gorge sautiller de branche en branche dans une haie de sureaux. C’était bien le plus joli oiseau qu’il eût jamais aperçu ; il avait le plumage pourpre, et son bec brillait comme de l’ivoire. Tout à coup, et tandis que le rouge-gorge chantait ses plus mélodieuses chansons, un épervier fondit sur lui du haut des nues. Déjà l’épervier, rasant les buissons de ses serres recourbées, allait ravir le rouge-gorge, lorsque Robert Effing saisit sa carabine et tira sur le bandit ailé. L’épervier tomba, et le rouge-gorge s’enfonça sous l’asile fleuri des sureaux.

Robert Effing achevait de recharger sa carabine, quand une voix, douce comme le soupir d’une flûte, murmura ces mots dans l’air :

— Merci, Robert ; tu m’as sauvé la vie ; je m’en souviendrai.

Le fermier tourna la tête autour de lui, et ne vit que le petit oiseau qui, de son bec, lustrait ses plumes tout au haut d’une branche.

— Est-ce que je rêve ? se dit-il.

Mais Lucy vint surprendre Robert en l’embrassant, et Robert ne pensa plus au rouge-gorge.

Or, on vivait en ce temps-là au milieu de rapines et de troubles perpétuels. Toutes sortes de gens sans aveu parcouraient le pays, ne se faisant faute d’attaquer les fermes isolées, de détrousser les voyageurs, de piller les châteaux.

La ferme de Robert Effing, étant une des plus considérables du comté, tentait la cupidité des maraudeurs qui battaient la campagne ; un soir, on s’aperçut que plusieurs d’entre eux furetaient autour de la ferme ; on se tint sur ses gardes, et durant une semaine il n’en fut plus question. Mais, par une nuit sombre, tout à coup on fut réveillé par des cris, des aboiements furieux et des coups de fusil. La bande pillarde venait d’attaquer la ferme. Robert sauta sur ses armes, chacun l’imita, et les cultivateurs, voyant leur jeune maître s’élancer dans la cour dont la porte venait d’être forcée, se précipitèrent à sa suite.

Robert était généralement aimé ; ses ouvriers se battirent comme de vieux soldats, et bientôt les bandits, surpris de cette résistance inattendue, prirent la fuite de tous côtés. Plusieurs restèrent sur le terrain, et le reste, vivement poursuivi, se dispersa dans la forêt voisine. Parmi ceux qui tombèrent au pouvoir de Robert, blessés ou saisis dans le désordre de la retraite, se trouvait un jeune adolescent à moitié nu. Robert, ému à la vue de cet enfant dont les yeux noirs brillaient sous un front pâli par la terreur, défendit qu’on lui fît aucun mal. Les brigands étaient vaincus ; les instincts généreux de Robert revenaient avec la confiance et la sécurité. Il interrogea le prisonnier.

— Je m’appelle Snag ; les gens que vous avez repoussés m’ont enlevé, il y a déjà longtemps, à ma famille qui habite un comté d’Angleterre ; depuis lors, je les ai suivis.

— Veux-tu rester avec nous ?

— Volontiers.

— Touche là ; oublie le passé, deviens honnête, et tu n’auras pas à te plaindre de moi.

Robert fit donner des habits à Snag, le présenta à Lucy, qui ne put retenir un mouvement d’effroi en voyant sa figure olivâtre et l’éclair rapide de ses yeux sauvages, et malgré les observations des vieux fermiers il l’installa dans l’intérieur des bâtiments. Puis, quand tout fut rentré dans l’ordre, Robert se retira dans sa chambre.

Le lendemain, Snag se mêla aux travailleurs ; c’était le plus leste et le plus adroit des garçons de la ferme ; nul ne le distançait à la course, aucun ne savait mieux dompter un cheval, diriger la balle d’un mousquet, franchir un torrent à la nage, grimper à la cime d’un arbre. Robert ne tarda pas à le prendre en affection ; son adresse le charmait, son intelligence l’étonnait. Bientôt ce fut à Snag qu’il confia le soin de panser son cheval favori, de soigner ses chiens de chasse, d’entretenir ses armes ; Snag l’accompagnait quand il allait battre les collines à la poursuite des coqs de bruyère, pêcher le saumon dans la rivière, attendre les canards à l’affût sur le bord des étangs. Snag ne craignait ni le vent, ni la pluie, ni la neige ; les rayons du soleil d’été glissaient sur son front bronzé, et les brouillards de décembre ne l’empêchaient pas d’exposer sa poitrine aux brises froides qui viennent de l’Océan.

Malgré l’amitié croissante de Robert pour Snag, Lucy n’avait aucune sympathie pour le jeune captif. Elle ne pouvait s’empêcher de baisser les yeux quand elle rencontrait les siens, ardents comme une flamme sous leurs épais sourcils. Souvent le regard hardi du bohémien faisait monter à ses joues les couleurs empourprées de la fleur du grenadier. Quand elle le rencontrait, Lucy s’écartait de son chemin.

— Vous n’aimez pas mon pauvre Snag, lui disait parfois Robert.

— Ce n’est pas mon cousin, répondait en souriant l’aimable fille à qui l’amour enseignait la coquetterie.

— Vous qui êtes si bonne pour tous, pourquoi êtes-vous dédaigneuse pour lui seul ?

— Oh ! Robert, ne m’en veuillez pas ! s’écriait alors Lucy. J’ai froid au cœur quand le regard de Snag s’arrête sur moi ; son sourire est amer comme une raillerie, et lorsque dans mes promenades j’entends sa voix, je tressaille comme au cri de l’orfraie.

Cependant, tandis que Snag gagnait de plus en plus la confiance de son maître, des vols étaient chaque jour commis à la ferme. Tantôt un mouton disparaissait, tantôt un bœuf ne rentrait pas à l’étable ; les lavandières cherchaient vainement les plus belles pièces de toile étendues le soir sur l’herbe des prairies. Mille rumeurs circulaient parmi les gens de la ferme à l’heure du repas, les vieux pâtres se parlaient bas à l’oreille en regardant Snag ; mais Snag demeurait dédaigneux et muet, et nul n’osait dire ses soupçons à Robert Effing.

Parfois Snag s’éloignait aux premières clartés du jour, et ne rentrait qu’après le soleil couchant. Il était alors tout trempé de sueur, et semblait avoir fourni une longue carrière dans les halliers et les marécages, tant ses habits étaient souillés de fange et ses jambes déchirées par les ronces.

Lorsque Robert lui demandait d’où il venait, Snag répondait en riant qu’il avait suivi la piste d’un troupeau de daims.

— Que Dieu vous garde de ce gibier maudit ! reprit un jour un vieux chasseur qui avait appris à Robert à tirer ses premiers coups de fusil.

À quelque temps de là, Robert pensa que nulle part il ne trouverait cœur plus tendre et beauté plus virginale que le cœur et la beauté de Lucy. Il le dit à sa cousine un soir qu’ils se promenaient ensemble sous les saules, au bord d’un ruisseau. Lucy rougit, et mit sa main dans la main de Robert.

— Tu seras ma femme dans trois jours, dit le jeune homme, et il se pencha sur le front de Lucy.

Au moment où ses lèvres touchaient le front d’ivoire de la belle enfant, elle tressaillit, et du doigt lui montra Snag qui se glissait entre les saules, souple et agile comme un chat tigre.

— Toujours lui ! dit-elle.

Le matin du jour des noces, un berger raconta aux gens de la ferme que, tout en parcourant les bruyères, il avait vu passer des hommes à visages sinistres.

— Veillons, frères, dit le vieux chasseur.

Après les danses et les festins les convives se séparèrent ; quelque temps on vit briller les torches dans les ténèbres de la campagne où sifflait le vent d’automne ; puis les clartés s’éteignirent, et Robert, prenant la main de Lucy rougissante, la conduisit vers sa chambre nuptiale, toute parée de bouquets.

La ferme dormait ; et le silence profond étendait ses doux mystères des bois aux collines. Robert roula son bras autour de la taille de Lucy, et sa main détachait déjà les fleurs d’oranger, lorsque vingt coups de fusil éclatèrent dans l’ombre ; trente bandits escaladèrent les murs avec des cris sauvages, et Snag, à leur tête, une hache à la main, bondit dans la cour.

Robert voulut s’élancer, mais une balle le frappa à la poitrine ; il poussa un cri et ouvrit les yeux…

Le soleil inondait la chambre de ses purs rayons ; mille chants joyeux retentissaient entre les branches des tilleuls fleuris ; Robert était sur son lit. Il passa la main sur son front, et les événements de la nuit lui revinrent à la mémoire.

— J’ai rêvé ! dit-il.

— Oui, c’est un rêve, répondit la voix douce comme le soupir d’une flûte.

Robert tressaillit. Sur le rebord de la fenêtre un joli rouge-gorge sautillait.

— Tu m’as sauvé la vie, reprit la voix, un jour que j’allais être pris par un oiseau de proie ; je t’avais promis de m’en souvenir. Cet enfant que tu as recueilli sous ton toit est un bohémien ; sa chevelure semblable à l’aile du corbeau est moins noire que son âme. J’ai prié ma sœur, la fée Mab, de verser le sommeil sur tes paupières, et, dans un songe, je t’ai fait voir la vérité. Lève-toi donc, et hâte-toi de renvoyer Snag.

— Mais qui donc es-tu ? demanda Robert Effing.

— Je suis le lutin Elphy. Chaque année, pendant trois jours, je suis obligé, par la loi qui gouverne les esprits, de prendre la forme d’une créature vivante. J’étais perdu sans ton secours généreux. Ma captivité finit ce matin. Adieu, Robert Effing, adieu ; souviens-toi de cet adage écossais :

élève le corbeau, il te crèvera les yeux.

En achevant ces mots, le rouge-gorge ouvrit ses ailes et disparut dans un tourbillon de flammes roses et bleues.

Robert se leva. Snag était dans la cour ; se croyant seul, il glissait dans sa poche une tasse d’argent.

— Elphy a raison, dit le jeune homme, et, prenant sa carabine, il descendit. Une heure après, Snag quittait la ferme en compagnie du vieux chasseur qui avait ordre de l’embarquer à bord du premier navire en charge sur la côte.

— Ô Lucy ! ma colombe, dit Robert à sa cousine, le corbeau n’est plus sous notre toit. Le ciel bénira notre union.