Celui qui bouscule (Verhaeren)

Œuvres de Émile VerhaerenMercure de FranceIX. Toute la Flandre, II. Les Villes à pignons. Les Plaines (p. 116-120).
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CELUI QUI BOUSCULE


De part en part,

À chaque angle, par chaque fente,
Sous les averses,
Les glaives nus du vent traversent

Le corps en pierre de la tour.


La ville en est épouvantée ;

Des patrouilles ont fait le tour
De la grand’place, à la nuitée,
Pour rencontrer — folie ! — on ne sait où
Le vent qui tord, énorme et fou,

L’église entière en sa bataille.


Il assaille toutes murailles,
Il siffle, il passe, il claque, il fuit,
Comme des ailes dans la nuit ;

Plus loin, où les foules sont accourues,
Il a tourné le coin des rues,
Brisant l’image en or de saint Laurent
Qui maintenait, du bout de ses doigts calmes
Vers les bourreaux indifférents,
Depuis mille ans,

Sa palme.


Les commères qui s’en allaient

À confesse, trotte-menues,
Hâtivement sont revenues
En resserrant leurs mantelets,
Leurs capuchons de bure ou leurs coiffes volantes
Que le grand vent fouillait

Avec ses mains brusques et violentes.


Des gens l’ont vu, vers les faubourgs,

Reprendre haleine, en une impasse ;
On crie, on lutte et l’on accourt
Avec des liens, avec des nasses ;
Mais lui, qui règne aux horizons,
S’échappe et fuit jusques aux grèves ;
Quand il revient vers les maisons

On ne sait quoi de lourd et de flasque il soulève.


L’ombre paraît grossir et se mouvoir,

D’accord avec ses sursauts noirs,
Et ses ailes gigantesques et molles,
Battant l’espace entier, affolent
Là-bas, sur les remparts, les croix :

Des vieux moulins de bois.


Et chacun crie, et nul ne sait que faire :

Le fossoyeur prétend
Qu’il faut cerner le vent
Et le pousser au cimetière.
Un batelier s’agite, au coin des quais,
Et veut qu’on aide à l’embarquer
En de gros sacs de toile grise
Qu’il amène, chaque semaine.

De Termonde jusqu’à Tamise.


Aux battements soudains d’un glas

Le vent riposte avec fracas ;
Voici qu’il brise, sur la tour,
Les gargouilles qui font le tour
De la corniche la plus haute ;
Il casse en deux les abat-sons ;
Il lutte avec le grand bourdon

Et son battant qui saute.


Les douze fleurs des chiffres d’or

Sur les cadrans sont effeuillées.
Les patronnes, agenouillées
À l’Est, à l’Ouest, au Sud, au Nord,
Supplient, en vain, le vent qui mord,
Et qui projette la prière
De leurs deux bras tendus,
Vers la pitié d’un Christ aux horizons pendu,

Violemment à terre.


Le sol antique est écorché

Par on ne sait quel coutre énorme ;
Tombent là-bas les buis, les ifs, les ormes,
Dans les jardins de l’évêché.
Le tablier du pont de pierre,
Arceaux fendus, est entraîné dans la rivière,
Et l’on entend des blocs entiers,
Que le courant sauvage
Roule jusqu’aux chantiers,
Battre, là-bas, les madriers

D’un colossal échafaudage.


Femmes, filles, vieillards, enfants,

Tremblent au fond de leurs mansardes ;
Le ciel ne se voit plus ; rien n’y luisarde :

Si large et si touffue est la vigne du vent,
Avec ses grappes d’ouragan

Qui se gonflent de pluie, et soudain crèvent.
Les ténèbres semblent nourrir de sève
Et de sang noir, comme la poix,
La meute énorme de molosses,
Dont la rage et les abois
Peuplent la nuit féroce.
Tout le pays se convulse, la ville croit
Son heure suprême venue ;
Et ceux que les calendriers
Hallucinent vers l’inconnu
Songent que, l’an dernier,
Un astrologue, à Trébizonde,
Pour ce temps-ci, prédit

La fin du monde.


Et le vent hurle, et le vent geint,

Et le vent bat, jusqu’au matin,
Murs, toits, pignons, balcons, tourelles
Et les cervelles solennelles
Des bons Messieurs les échevins
Qui s’entêtent à s’assembler en vain,
Avec l’espoir, tenace et décevant,
De voir, quand même, un jour d’unanime panique,
Sans faute aucune et sans réplique
Par les cent mains de la force publique

Saisir le vent.