Alphonse Lemerre (p. 56-58).

VI

— « Je le croyais, mais je n’en étais pas sûre », — dit-elle, après avoir lu cette lettre d’une passion prématurée. Madame de Scudemor venait de se jeter au lit, et, dans sa préoccupation, elle n’avait pas ramené sur ses épaules la couverture de soie qu’elle pressait de ses pieds nus. Ses légers et blancs vêtements de nuit l’enveloppaient de leurs longs plis onduleux. Appuyée sur son coude, elle relisait la lettre d’Allan de Cynthry et, tout en la relisant à la clarté de la veilleuse, elle se rongeait l’ongle rose de l’index de son autre main. Ce front vaste et un peu bombé, où avaient passé tant de choses, paraissait pâle comme la mort dans cet appartement sombre, qui n’avait pour l’éclairer qu’un point vacillant et lumineux dans l’albâtre embrasé d’une lampe suspendue au plafond. Le visage de madame de Scudemor, préoccupé, n’accusait aucune émotion intérieure. Son calme habituel régnait à l’entour. Ce pli d’entre ses deux sourcils, qui ressemblait à une contraction, n’était qu’un chiffre, — mais un chiffre terrible, celui de l’âge de la comtesse, marqué durement en creux sur ce front où bientôt il se creuserait davantage… Mais nulle autre expression que cette ombre de l’âge qui s’en venait, n’apparaissait dans les grands yeux de la comtesse de Scudemor. Allan avait bien vu, du reste ; Camille avait hérité de ces yeux-là. Seulement, chez l’enfant ils étincelaient de ce feu humide qui est si doux, et, chez la mère, de ce feu sec qui est si âpre.

Le plafond se rompait à la fenêtre ouverte, et, à la place, on voyait une nappe d’un bleu noir, semé d’or. C’était le ciel, rayonnant des mille aigrettes de ses étoiles. La nuit était profonde. Le marais, au loin, silencieux. Il n’y avait pas un souffle dans l’air et la pendule piquait, à temps égaux, le silence universel de ses tic-tacs imperceptibles.

Après un quart d’heure d’immobilité et de pensée, Yseult de Scudemor se leva, mit ses pieds nus dans ses pantoufles, et jeta sur la mousseline presque transparente qui la couvrait un manteau de velours noir, oublié au dossier d’un fauteuil ; puis, prenant la veilleuse, elle s’assit en face d’un secrétaire qu’elle ouvrit. Elle était majestueusement belle alors. Elle s’harmonisait avec une sympathie si extraordinaire avec la magnifique nuit qui l’entourait, que l’amour d’Allan eût été compréhensible à ceux qui l’auraient vue, même aux plus sensuels en amour. Les femmes de quarante ans ne resplendissent qu’entre minuit et une heure. Ceux qui ne les ont pas vues à cette heure-là, ne peuvent en parler. C’est « l’heure des morts », dit la Ballade. Aussi la vision de la Jeunesse, revenant rose et mélancolique plus beau et plus touchant que la vie, s’élance du cercueil pour quelques instants jusqu’à ce que le Matin, auroral et blondissant, ne trouve plus que la pâleur fauve, l’œil fatigué, la ride visible, les flétrissures, — toutes les vengeances d’un jour qui étincelle parce que cette femme, à la fin humiliée, fut longtemps plus belle que le Jour !

Elle écrivit. — De minute en minute elle passait sa main sur ses cheveux lissés aux tempes, tout en écrivant. Une porte était ouverte dans l’appartement de madame de Scudemor. Tout à coup une tête s’avança dans la porte.

— Es-tu souffrante, maman ? — dit Camille, avec son palais de cristal tintant délicieusement dans la nuit muette et s’adoucissant dans le velours de ses lèvres. — Je t’ai entendue marcher. J’ai cru que tu avais besoin de moi.

— Non merci, mon enfant, va te recoucher et prends garde d’avoir froid, — répondit madame de Scudemor en continuant d’écrire. Quand elle eut fini, elle alla à la fenêtre qu’elle ferma, après avoir cueilli un bouquet aux jasmins qui en tapissaient les contours, revint au lit et s’endormit bientôt. Création qui accomplissait ses lois avec lenteur et silence, sans qu’un trouble, un frémissement jetât aux surfaces de cet Océan une émotion arrachée aux gouffres de l’âme, un peu d’écume murmurante, un débris de varech détaché des rochers à fleur d’eau du passé, et dont les hauts pics disparus ne faisaient pas un pli au-dessus de la vie reposée…