Alphonse Lemerre (p. 48-55).

V

allan à madame de scudemor.

« Vous qui m’avez pénétré une fois, ne pouvez-vous donc pas me deviner une seconde ? N’êtes-vous donc pas la créature supérieure que j’imagine ? Ne savez-vous point ce qui me pousse à vous écrire ? Et si vous le savez, oh ! pourquoi cette manière d’agir tout à la fois incompréhensible et cruelle ? Écoutez-moi :

« Vous avez vu que je vous aimais. Ce n’était pas bien difficile ! L’amour que je me sens dans la poitrine brûlerait les yeux des aveugles, et vous étiez femme et vous aviez passé l’âge de la jeunesse, deux raisons pour que vous ne pussiez vous méprendre sur ce qui avait sa cause en vous… Vous vous êtes méprise, cependant, Madame. Vous avez cru que mon amour pour vous n’était qu’une fantaisie d’adolescent, une germination du printemps qui mourrait flétrie avant la chute des feuilles, quelques gouttes de sang de plus dans mes veines ; et si vous avez été vraie dans vos paroles, c’est une erreur et une humilité pour lesquelles je vous admire, car vous êtes alors une exception parmi les autres femmes et c’est toujours beau d’être une exception. Seulement, il faut que les hommes vous aient donné le droit de les traiter avec une grande générosité de mépris ; il faut que vous ayez pris les sentiments dévoués en une bien horrible défiance, pour avoir été si impie envers mon amour !

« Hélas ! Madame, j’ignore tout de votre passé ; j’ignore tout de vous, excepté que je vous aime, et avec quel éperdûment ! Votre passé… Ah ! votre passé, je le sais, n’a que faire ici. Je ne dois ni ne veux l’invoquer. Mais vous ! vous, Madame, voulez-vous donc me le faire maudire ? et maudire dans la seule constatation qui en reste ! dans la personnification la plus chère pour vous, peut-être, votre fille, qui a cessé d’être la camarade aimée de mon enfance ; votre fille qui n’est plus Camille pour moi, mais votre enfant et celle d’un autre ; votre fille, que vous me ferez détester !

« Est-ce que ce que je vous écris là vous étonne, Madame ? J’ai dit que je laisserai là votre passé. Oh ! souvent, en l’imaginant, j’ai senti mon cœur éclater sous les étreintes de la jalousie, — d’une jalousie niaise, absurde, mais implacable ! Et cette jalousie, j’avais la force de la mettre au silence ; je la cachais, je la cadenassais, je l’étouffais au fond de mon être. Elle m’avait mordu, lacéré, déchiré, mais je lui fermais la gueule avec mes mains sanglantes ! mais je la foulais sous mes pieds saignants ! Qu’avais-je à vous reprocher ? Rien. Qu’avais-je à craindre ? Rien. Ah ! c’était vraiment une démence ! Vous doutiez-vous de ces furies ? Que de fois, mais surtout depuis quelques jours, en voyant mon front pâli et mes yeux cernés, vous m’avez dit, de ce ton de mère que je hais et que vous avez toujours avec moi : « Mon pauvre Allan, que vous vous faites de mal ! » Dieu du ciel ! Vous croyiez peut-être que je me livrais avec fougue aux sensations que j’emportais d’auprès de vous, chaque soir, dans la solitude de ma couche !… Vous croyiez que vous enivriez le corps de l’adolescent et que vous ne torturiez pas le cœur de l’homme ! Femme aveugle, si vous l’avez cru ! si vous n’avez pas pensé au ravage que peut faire dans une âme passionnée l’idée d’un souvenir, d’un seul souvenir qui n’est pas pour elle !…

« Jamais, Madame, — non, jamais je ne vous aurais parlé de cette jalousie, si vous ne l’aviez pas augmentée tout dernièrement, à votre insu peut-être !… À votre insu ? Non, vous êtes trop intelligente. Non, il y a trop sur votre front la marque de la science de la vie et de ses angoisses, pour que vous ne sussiez pas ce que je souffrais et ce qui me faisait souffrir !… Pourtant, ne vous étiez-vous pas déjà trompée sur mon amour ? Ne l’aviez-vous pas pris pour un enfantillage dont mon imagination seule faisait une souffrance ? Ne pouviez-vous vous tromper encore ? Voilà ce que je me disais, mais j’ai surpris votre regard tant de fois attaché sur moi avec une expression si singulière ; j’ai si bien vu et j’ai si mal compris, que je viens vous demander à vous-même ce qu’il me faut penser de vous. Vous voyez bien qu’il s’agit du présent, Madame, et non pas de votre passé.

« Plus je vous aime, Madame, et plus je me détache de Camille, cette pauvre petite que j’aimais comme on aime une sœur. Dans les premiers instants de cet amour que vous avez deviné, tout en vous méprenant sur sa puissance, je trouvais une ressemblance vague, éloignée, indéfinie mais délicieuse, à son visage avec le visage de sa mère. Si elle avait été moins innocente, peut-être les baisers que, dans nos jeux, je déposais longuement sur ses paupières auraient-ils troublé son repos. Insensé rêveur ! j’aimais Camille parce qu’elle était votre fille. Je vous imaginais à son âge. Je me faisais par la pensée votre compagnon d’enfance, et j’éprouvais des bonheurs inouïs à vous dire « toi » en lui parlant. Ah ! ces délices folles me rendaient coupable au fond de l’âme, mais coupable seul, rassurez-vous ! L’ignorante enfant ne sentit rien de mes ardeurs à travers l’amiante de son innocence. Sur mes genoux, où je la prenais quelquefois, après de longues promenades ensemble, elle était aussi naïve et aussi joyeuse qu’avec vous. Moi, je me taisais, je regardais ses yeux et j’y cherchais les vôtres. J’embrassais ses cheveux avec trouble, ses cheveux imprégnés peut-être du même parfum qui s’exhalait de ceux que je n’avais jamais respirés. Je lui demandais si elle vous aimait, où vous l’aviez embrassée le matin même, et je poursuivais un vestige du baiser maternel sur ce frais visage, tranquille et pur, et qui, accoutumé à mes caresses, me disait comme il vous l’eût dit à vous-même : « Oui, embrassez-moi sur les yeux, pour les guérir, car le bleu du ciel leur a fait mal à regarder en l’air si longtemps pour recevoir le volant sur ma raquette. » Lorsque nous avions bien couru après les papillons du jardin, je la prenais dans mes bras et je la portais, et je sentais son bras à travers la toile fine de sa robe, contre mon cou nu qu’elle enlaçait. Je me disais qu’elle était votre chair, que le sang qui passait dans la chair de ce bras était votre sang, et je fermais les yeux, tout en la portant, d’une volupté indicible.

« Mais ces moments-là furent de courte durée. L’enchantement fuyait à mesure que mon amour pour vous se prononçait davantage. L’enfant ne pouvait remplacer la femme. C’était l’oiseau moqueur et non le rossignol. Je jouais encore avec Camille, mais je n’y trouvais plus le même charme. Elle venait sous les saules du bord de l’eau où je passais mes journées à penser à vous, que j’avais vue, assise ou debout, dans le salon, et à qui, ainsi posée, je rêvais des temps infinis, ne songeant à interrompre ma rêverie que pour aller vous revoir encore. Le cœur et les yeux pleins de vous, je cherchais encore vous dans Camille, — mais sa taille de guêpe, sa poitrine de jeune garçon, ses éclats de rire… Non ! ce n’était pas vous ! vous si imposante et si grave, avec ce buste fort et pliant et ces larges épaules épanouies, dans la blonde noire de l’échancrure de la robe, comme un fruit mûr dans une corbeille à jour ! Non ! ce n’était pas vous, et je le savais bien. Folie du cœur ! misérable délire ! Ce regard, cet écho du vôtre, voici que je le trouvais trop humide. Ainsi, je me séparais de tout ce que j’avais idolâtré parce que mon amour avait grandi plus vite que cette petite fille, et je la trouvais bien osée, l’impubère qu’elle était, de vous ressembler, à vous dans le sein gonflé de qui la vie battait son plein, comme la mer sur le rivage qu’elle va quitter ! Pauvre étoile dont le soleil de mes rêves noyait la lueur dans son éclat, quoique cet éclat dévorant et cette lueur timide fussent faits de la même lumière tous les deux !

« Cette souffrance d’imagination, dont Camille était la cause involontaire, durait depuis quelque temps quand, un jour où vous aviez été plus terrible que jamais pour ce cœur enivré, un jour où vous aviez effacé ces femmes jeunes que j’entends trouver belles et qui passent l’été aux Saules, Camille, étourdie et joyeuse, vint troubler mes rêveries de flamme sous le saule où je m’étais réfugié. Elle avait une fleur, une abeille, je ne sais quoi à me montrer. Je la renvoyai comme une enfant qu’elle était. Je fus maussade pour elle. À partir de ce jour, je l’ai toujours été davantage. C’est qu’une idée, — une idée affreuse commençait à poindre dans mon esprit et s’enfonçait dans mon cœur… Ah ! Madame, que je vous aimais !

« Il est impossible que vous ne connaissiez pas cette idée fatale, mais encore à l’heure où vous m’essuyiez les yeux avec votre mouchoir, à l’heure où vous me permettiez de rester près de vous, croyant, dans votre superbe et exécrable expérience, que ce trop-plein de sensibilité qui s’épanchait sur vous s’en détournerait et inonderait au premier jour quelque plus jeune créature, je la cachai, cette idée amère. Je la cachai dans mon cœur, en mettant les deux mains dessus. Faible et éploré devant vous il n’en passa rien dans mes larmes, et vous ne soupçonnâtes pas que l’écolier, l’enfant, le rêveur, la tête perdue qui pleurait là, à vos genoux, vous cachait pourtant une douleur à briser la poitrine d’un homme !

« Elle y serait morte, Madame. Oui, je l’y aurais courageusement ensevelie, quelle qu’eût été la destinée de mon amour, si depuis ce même jour où vous forçâtes à me revenir Camille, que ma froideur avait éloignée, vous n’aviez pas pris plaisir à l’accabler devant moi de caresses. Je trouvais votre conduite étrange, inouïe, impénétrable, puisque je ne l’aurais expliquée qu’en vous rapetissant, ce qui m’était impossible. J’acceptais cette peine qui me venait de vous, en reconnaissance de ce que vous ne m’aviez pas banni, — de ce que vous m’aviez souffert vous aimer… Mais, ce matin, un mot qui vous a échappé a mis à bout mon courage. Rappelez-vous, quand nous sommes rentrés au salon après notre promenade aux bords de la Douve ?… Vous avez regardé Camille, plus animée qu’à l’ordinaire par la chaleur et l’exercice. Son visage, brûlé par le soleil, allait bien au velours noir de son béret basque. Elle avait noué sa frêle écharpe en cravate autour de son cou pour le préserver des rayons trop vifs. Cette coiffure inclinée sur l’oreille et cette cravate improvisée, lui donnaient un air plus masculin que de coutume. Vous l’avez regardée longtemps sans rien dire, et puis vous vous êtes écriée en l’étreignant et en l’embrassant : « Ah ! comme tu ressembles à ton père ! » Il y a eu tant d’âme dans votre accent, tant d’affection passionnée dans cette caresse soudaine, tant de maternité orgueilleuse dans l’un et dans l’autre, tant de souvenirs évoqués tout à coup… que j’ai saisi l’horrible certitude qui ne m’avait apparu que dans les rapides éclairs du doute, et que je me suis enfui pour ne pas montrer les bouleversements intérieurs que ce mot avait soulevés en moi !

« J’ai erré toute la journée aux environs du château, en proie à des agitations contraires, à des rages, à des accès de pleurs, douloureux comme une agonie. Je ne suis rentré qu’après avoir pris la résolution de vous écrire. Vous êtes tellement ma souveraine, vous m’enchaînez tellement rien qu’à voir, je suis si tremblant devant vous, que j’ai le courage de vous écrire ce que je ne vous dirais pas. Dans cette lettre, Madame, vous ne devez pas voir un reproche. Le reproche appartient à qui possède des droits. Le reproche va du trahi au traître, mais moi je n’a pas de droits et vous ne pouviez me trahir, puisque vous ne m’aviez rien promis ni rien accordé, pas même une espérance, pas même la foi à la durée du sentiment que je vous donnais !! Oh ! Madame, j’étais bien à plaindre, mais vous, vous n’étiez pas coupable ! En vous accusant, je n’aurais pas été seulement injuste, mais insensé. Seulement, je voulais que celui dont vous aviez fait peut-être quelque chose comme un Chérubin aux pieds de sa belle marraine, et avec qui vous étiez restée digne et maternelle, je voulais que vous le tirassiez de si bas dans votre pensée en le connaissant davantage, ne fût-ce, au moins, que pour le plaindre d’une autre pitié que celle dont vous vous étiez sentie émue quand il sanglotait à vos pieds !

« Que vous m’avez fait de mal, Madame ! Pourquoi ne m’avez-vous pas chassé de chez vous ? Pourquoi mes larmes vous ont-elles fléchie ? Pourquoi avez-vous craint de m’affliger ? Pourquoi avez-vous attendu que mon amour fût plus grand, plus fort, plus vivace pour m’imposer des douleurs que je ne puis plus supporter ? À présent que je vous ai dit un peu mieux comment je vous aime, quel parti prendrez-vous avec moi ?… Je ne veux pas me placer comme un obstacle entre vous et votre fille, mais je demande à ne plus être le témoin de ces tendresses auxquelles vous ne m’aviez pas accoutumé. Ah ! l’imagination est bien assez cruelle. Vous n’avez pas besoin d’ajouter à ses tourments ceux d’une réalité non plus seulement soupçonnée. Vous pouvez être charitable, généreuse, magnanime avec moi, je serais toujours assez malheureux ! »