Alphonse Lemerre (p. 18-26).

II

Le château des Saules — qui, dans les temps anciens, ainsi que la plupart des châteaux du Moyen-Âge, avait dû être quelque formidable nid de guerre caché comme une embuscade dans ces marais du Cotentin, alors d’inexpugnables fondrières, mais qui, détruit après les guerres religieuses du seizième siècle, avait été rebâti au commencement du dix-septième et transformé en une demeure spacieuse et pacifique — appartenait en 1845 à la comtesse Yseult de Scudemor, veuve du dernier descendant de la vieille famille normande de ce nom, et dont la vie, fort courte, s’était écoulée hors de France dans les hauts emplois de la diplomatie auprès des cours étrangères.

Cette comtesse de Scudemor, épousée au loin et qui n’était pas du pays, mais qui y avait séjourné avec son mari quelque temps après son mariage, y était revenue avec sa fille depuis plusieurs mois. Par quoi y avait-elle été attirée ?… Le temps qu’elle avait passé là avec son mari avait été trop court pour qu’elle en pût garder un bien profond souvenir… Quand elle avait reparu aux Saules, le monde des châteaux circonvoisins l’avait presque oubliée. D’ailleurs, elle était si changée que ceux qui l’avaient entrevue autrefois ne l’eussent probablement pas reconnue, si à l’avance ils n’avaient su que c’était elle. Son absence, ses voyages, la dispersion dans de lointains climats de tous ces dons de beauté, de tout cet éclat de jeunesse qu’on lui avait connus et qu’elle semblait y avoir laissés ; cette enfant qu’elle appelait sa fille et dont on n’avait pas, dans le pays, su la naissance ; cet adolescent qui l’accompagnait et à qui elle ne donnait que le nom écossais d’Allan ; tout cela l’entourait d’on ne savait quel mystère difficile à percer, car sa réserve pleine de noblesse, mais froide, ne permettait jamais à l’observation la plus attentive de pénétrer dans sa pensée et d’en surprendre les secrets.

C’était une femme d’un charme étrange et silencieux. Le monde, auquel elle imposait, — même sans le vouloir, — la disait distinguée et mettait généreusement sous ce mot, banal maintenant, de distinction, le respect d’un esprit qu’elle ne lui montrait pas. Si elle en avait, en effet, elle ne s’en servait point. Elle était aussi désintéressée de cet esprit qu’on lui attribuait que de la vie, et elle n’en faisait pas une arme contre la sienne, qui lui avait été peut-être cruelle… Quoi qu’elle eût encore assez de cette beauté qui suffit aux femmes pour tenir à la vie, elle avait le calme indifférent, qui ne se vante ni ne se plaint, d’un être détaché de tout. Elle en avait le naturel et la simplicité. Probablement à cause de son extrême froideur, les femmes ne l’aimaient pas, quoiqu’elle ne jalousât en rien des succès de vanité auxquels elle ne prétendait plus. On lui supposait des opinions très hardies. Avez-vous remarqué que le monde suppose toujours des opinions très hardies à ceux qui n’ont pas l’air de tenir les siennes en grand respect ? Il faut être si osé pour cela ! Mais, cette assertion hasardée on n’aurait guère pu la justifier par des faits. Dans le monde, la comtesse Yseult de Scudemor avait l’habitude de ne se mêler à la conversation que quand elle roulait sur des sujets généraux et vagues. Agissait-elle ainsi par mépris ou par indolence ? Avait-elle peur de trahir, dans l’entraînement de la causerie, quelque pensée ou quelque sentiment, et d’entr’ouvrir ainsi une perspective sur sa vie passée ? On ne savait, et l’imposance de toute sa personne était telle qu’elle eût dérouté, du premier coup, le plus insolent observateur.

Mais, pour qu’il en fût ainsi, la comtesse de Scudemor ne faisait aucun effort sur elle-même. Toute sa personne avait cette expression patricienne qui respirait dans ses traits tranquilles. La moindre contraction ne s’y montrait pas. Elle n’avait ni dédain, ni langueur. Ses manières — les manières, qui sont les attitudes de l’esprit comme les attitudes sont les manières du corps, — étaient lentes jusqu’à la nonchalance, mais elles n’étaient pas nonchalantes. Son parler sobre et ses expressions presque sans couleur seyaient à sa voix aux trois quarts éteinte… Imagination, sans doute, comme toutes les femmes, mais qui s’était endormie, la tête sous son aile, à ces fatigantes cinq heures d’après midi dans la vie, et que le monde ne réveillait pas de son assoupissement. Elle était toujours vraie avec les autres, mais de la vérité des insignifiances, car on a besoin de l’intérêt d’un sentiment quelconque pour être faux. Ce qui frappait le plus en madame de Scudemor, c’était un calme, pour ainsi dire, immense. Quand son sérieux ordinaire se fondait, au souffle de quelque mot spirituel, au contact de quelque approbation gracieuse et légère, dans un sourire rare et tari aux contours de la bouche offensée par une ride déjà perceptible, ce sourire ne semblait pas toucher au calme sur lequel il passait rapide… L’eau parfois ondule aux lacs les plus aplatis, sous le pied trop rapproché d’une mésange qui vole le long de leur surface unie, mais à cette glace plutôt qu’à ce lac, à cette glace immobile, rien n’était pied de mésange et le cristal plus solide ne s’entamait pas… Alors il y avait, beaucoup plus dans la façon de dire de madame de Scudemor que dans ce qu’elle disait, une amabilité ineffable. Et c’était le mot, puisque cette amabilité ne se parlait pas. Cependant, d’insaisissables nuances en elle n’auraient pas dû s’y révéler, car ses traits faits si bien pour exprimer l’énergie, la force reposée qui coulait de son beau front à ses pieds nerveux, dignes de s’appuyer sur un socle, éloignaient d’elle toute idée de vague rêverie, exilaient d’elle toutes les angéliques spiritualités de la poésie, mélodie de harpe qu’un pouvoir inconnu tire parfois d’un instrument de cuivre, brumes mélancoliques d’un soir avancé à travers lesquelles un dôme de bronze peut perdre de son austérité rigide !

Mais les gens du monde ne se rendaient pas compte, si elles existaient, de ces finesses de contraste que des observateurs exercés auraient pu seuls apercevoir dans madame de Scudemor. Les hommes passent auprès d’une femme de l’âge de la comtesse, parmi toutes celles que l’on rencontre dans le monde, comme auprès d’une plante parmi cent autres. Il n’y a que la fleur qui marque des différences aux yeux de ces botanistes grossiers. La fleur fanée, ce ne sont plus que des feuilles vertes, sur lesquelles le regard se pose à peine et qu’il confond avec toutes celles sur lesquelles elles ne ressortent pas. Au regard du monde, la comtesse de Scudemor n’était qu’une femme de plus de quarante ans et qui vous écoutait des heures entières, beaucoup plus qu’elle ne vous parlait, en lissant de l’extrémité de ses doigts les bandeaux de ses cheveux le long de ses tempes et de ses joues, où la fraîcheur pâle de la jeunesse était remplacée par une teinte orangée, molle encore. À voir, ainsi posée d’aplomb sur ses épaules, cette tête que la fierté intérieure ne relevait pas ou qu’une pensée triste ne faisait jamais pencher, on aurait dit une majestueuse cariatide délivrée de son entablement… « La statue y est toujours, mais la femme n’y est plus », disaient pour se consoler les hommes dont elle désespérait la galanterie, et que son grand air froid éloignait d’elle et empêchait de lui faire la cour. Ils la proclamaient une femme finie. Et, en effet, elle avait la beauté d’une belle morte, mais qui n’est pas encore tombée sur le sol, comme ces grenadiers russes de la bataille d’Eylau qui, restés debout dans le rang, semblaient vivants encore, et qu’il fallut pousser et renverser pour bien s’attester qu’ils étaient morts.

La comtesse Yseult de Scudemor avait été liée autrefois avec la mère d’Allan de Cynthry, orphelin élevé sous la surveillance d’un tuteur. En mourant, l’amie de la comtesse lui avait fortement recommandé son fils, et c’était en souvenir de cette amie que madame de Scudemor avait rapproché d’elle le jeune de Cynthry. N’a-t-on pas une espèce de pitié maternelle pour l’enfant d’une amie perdue ? Allan était pour madame de Scudemor quelque chose d’entre le fils et le neveu, et pourtant ce n’était ni l’un ni l’autre. Position mixte et dangereuse, comme le sentiment qu’elle créait et qu’un lien ne confirmait pas… Du reste, avec Allan et même avec Camille, la comtesse Yseult se montrait peu affectueuse. Elle n’était qu’aimable. Son caractère semblait se refuser à toute espèce de démonstration extérieure. S’il en avait été autrement, peut-être ses manières, qui contrastaient naturellement d’une façon piquante avec le caractère véhément de sa physionomie, auraient-elles perdu de leur charme ? Mais aussi voilà pourquoi les âmes vives, les natures enthousiastes la croyaient égoïste. Jugement à faux de tous ces esprits qui s’élancent à tire d’ailes ; méprise ordinaire de ces mains impatientes d’un clavier !

Pour revenir à Allan, madame de Scudemor comprenait-elle bien le sentiment, ondulation sereine et douce, qu’elle avait pour lui ?… Un sentiment se compose souvent de tant de choses dans nos âmes, de tant d’imperceptibles subtilités, qu’on s’étonnerait parfois de quels brins de paille cette merveilleuse trame est faite au dedans de nous, si on les montrait séparés. Cette mystérieuse trame, qui se tisse silencieusement et sans que nous nous en doutions dans nos cœurs, madame de Scudemor savait-elle de quels fils déliés elle était faite dans le sien ?… Sans doute, le fait de la naissance d’Allan et de la mort de sa mère avait été la cause première de l’intérêt qu’elle portait au jeune de Cynthry. Le monde est stupide quelquefois, et même ceux-là qui, comme le monde, s’abusent le moins sur la réalité des choses et sur leurs apparences menteuses. Trop souvent on se passionne pour ces enfants à qui un père ou une mère ont manqué de bonne heure. On les croit à plaindre parce que les douleurs de la famille (qui a aussi les siennes, comme la société) ne les atteindront pas un jour et que, semblables à de nouveaux autochtones par la mort de ceux qui leur donnèrent la naissance, ils n’auront grandi qu’en vertu de la force seule qui était en eux. Madame de Scudemor n’était pas exempte de cet intérêt vulgaire, mais était-il le seul qui entourât Allan à ses yeux ?

Eh bien, non ! ce n’était pas le seul. Il en était un autre, plus profond et plus tendre, et qui prenait sa source dans le sentiment qu’elle inspirait ; car Allan, quoique élevé par elle, n’avait pas trouvé, dans cette communauté de la vie partagée dès l’enfance, l’accoutumance préservatrice qui sauve les mères et les sœurs de l’amour incestueux des cœurs pubères… Le sentiment d’Allan pour madame de Scudemor, cette grande personne si grave et si imperturbablement maternelle, il l’avait puisé et développé sans défiance dans les plus filiales et les plus chastes familiarités. Seulement, pour peu qu’elle eût la vue perçante et l’intelligence acquise des passions, ces sœurs jumelles de la souffrance dans nos âmes, elle avait dû saisir dès leur origine les confuses ardeurs et les ferments de toute sorte qui s’agitaient laborieusement dans Allan. Il y a des êtres d’un triste privilège qui commencent leur martyre d’hommes de bien bonne heure ; les premiers que le Maître ait pris, sur la place publique de leur oisive enfance, pour les mener travailler à la vigne de la Douleur. Ils en reviennent le soir tout pâles, la bouche malade et le regard obtus, et les parents croient que ce sont les ennuis de l’école qui les changent ainsi. Leur idiote tendresse ne comprend pas ce qui se passe dans ces âmes trop avancées. L’idée en apparaît-elle un jour à leur expérience, ils la repoussent, parce qu’eux étaient heureux et tranquilles à l’âge de leur fils. C’est alors que si on a au fond de soi des douleurs que Dieu seul connaît, il y en a d’autres, fruits de celles-là, qu’on nommerait bien. Allan connaissait ces dernières. Dès douze ans, la passion était venue le troubler de ses rêves obscurs, chauds et doux. Linéaments de rêves plus que rêves, dont le souvenir ne recompose rien, mais brûle et rougit ; passion vague, tourmentante, infinie, qui ne se réclame pas encore des choses visibles et qui énerve les facultés à l’heure où elles s’élancent d’un jet si vigoureux et si souple… Pendant les années qui suivirent, Allan ne trahit l’orage intérieur que par éclairs. C’était en lui comme dans sa voix (cette voix que l’on a à cet âge), quelque chose de l’homme qui s’irrompait à travers l’enfant tout à coup. Il eût été, comme nous tous, malade de cette souffrance inhérente à cette époque-là (1845), — terrible lieu commun d’alors dans les âmes comme dans la littérature, et dont le René de Chateaubriand fut l’idéalisation la plus élevée, — si une position à part ne l’eût arraché à ces agitations sans but, et n’eût donné une physionomie plus réelle, plus humaine, plus une à ses passions.

Cette comtesse Yseult de Scudemor, près de laquelle il passait sa vie, s’empara bientôt de toutes ses pensées. Quoiqu’elle eût avec lui la gravité d’une mère, une mère n’aurait pas si bien fait naître l’adoration et le respect. Vesper du premier amour qui commence à luire dans la nuit de nos cœurs, l’éclat que vous jetiez alors eût échappé à tous les yeux ! Jusque-là, l’imagination seule était compromise. C’était une lueur timide et pure qu’il croyait suivre ; un astre caché qui se levait souriant, à un inaccessible horizon ; un mystique amour digne de la Muse ; — mais le rayon ne rosait encore que le front de la Galathée… Ce ne fut que quand, du front animé, il coula comme un torrent de flamme sur le marbre de la poitrine, qu’elle dit : « Moi ! »

Le temps vint vite où cette Galathée d’enfant dit « Moi ! » aussi. Le peu de paix qu’il avait par intervalles, il le perdit. Il ne se contenta plus de ce culte désintéressé qui lui avait suffi longtemps, de cette adoration muette qui ne demande pas que son expression gardée dans le cœur lui soit renvoyée quand, par hasard, elle lui échappe. Le poète s’effaça, comme toujours, dans la réalité de la passion. À cet autel où il appendait des guirlandes, la nature humaine lui soufflait le désir de quelque moins pur sacrifice. Alors, il se prit à avoir peur de lui-même. Il eut peur d’un sentiment dont les exigences devenaient chaque jour plus impérieuses. Homme prématuré par les facultés sensibles, c’était un enfant par la volonté. Il portait la peine de cette niaise et dangereuse éducation d’un temps sceptique et pédantesque, qui laisse là le caractère et ne s’occupe que des développements de l’esprit. Ses manières changèrent entièrement. Ses habitudes furent bouleversées. Une tristesse affreuse s’empara de lui et décomposa jusqu’à son sourire. Il passait ses journées sans livres, dans une solitude et une oisiveté vraiment effrayantes, et madame de Scudemor avait eu raison de lui dire sous le massif du jardin : « Savez-vous, Allan, que je suis inquiète de vous ? »