Alphonse Lemerre (p. 5-17).

I

Il y a, dans quelques parties de la Basse-Normandie, — et notamment dans la presqu’île du Cotentin, — des paysages tellement ressemblants à certains paysages d’Angleterre que les Normands qui jetèrent l’ancre de l’une à l’autre de ces contrées purent croire, à ces places du pays qu’ils venaient de conquérir, n’avoir pas changé de patrie. Cette ressemblance, du reste, exerça probablement peu d’influence sur l’imagination farouche de nos aïeux, ces Rois de la mer, pour qui la Mer elle-même, avec ses sublimes étendues, n’était qu’une grande route, audacieusement suivie, vers des proies et des pillages inconnus flairés de loin par ces lions marins, avec leur instinct de pirates… Mais pour nous, qui sommes leurs descendants, pour nous, assis depuis des siècles sur les rivages qu’ils ont gardés, et dont l’imagination moderne aime à contempler à loisir les pays qu’ils n’eurent, eux, souci que de prendre, la ressemblance entre les paysages anglais et les paysages normands, en beaucoup de points, est frappante. Le ciel même, le ciel si souvent gris et pluvieux de notre Ouest, qui nous pénètre si profondément le cœur de sa lumière mélancolique et nous y met, quand nous en sommes loin, la nostalgie, ajoute encore en Normandie à cette illusion d’Angleterre, et semble quelquefois pousser entre les deux pays la ressemblance jusqu’à l’identité.

Et cela était vrai, surtout, du château qu’on appelait : « le château des Saules ». Parmi tous les châteaux qui se dressaient sur les côtes de la presqu’île du Cotentin, il n’y en avait certainement pas un qui donnât mieux l’impression de ces châteaux comme on en voit tant en Angleterre, émergeant tout à coup de quelque lac qui leur fait ceinture et qui baigne leurs pieds de pierre dans la glauque immobilité de ses eaux. Situé dans la Manche, à peu de distance de Sainte-Mère-Église, cette bourgade qui n’a conservé du Moyen-Âge que son nom catholique et ses foires séculaires, entre La Fière et Picauville, il ne rappelait pas autrement le temps de la Féodalité disparue. Si on l’avait jugé par ce qui restait des constructions de ce château, malheureusement en ruines aujourd’hui, il avait dû être bâti dans les commencements du dix-septième siècle sur les bords de la Douve, qui coule par là en plein marais, et il aurait pu s’appeler « le château de Plein-Marais », tout aussi bien que le château d’en face, dont c’est le nom. Plein-Marais et Les Saules, séparés par les vastes marécages que la Douve traverse, en se tordant comme une longue anguille bleue, pour aller languissamment se perdre sous les ponts de Saint-Lô dans la Vire, et trop éloignés l’un de l’autre sur la rivière qui passait entre eux, ne pouvaient s’apercevoir dans le lointain reculé de leurs horizons souvent brumeux, même les jours où le temps était le plus clair.

Isolées en ces immenses parages, c’étaient deux demeures aristocratiques et solitaires qu’il avait fallu même quelque courage pour habiter autrefois. Autour d’elles, en effet, l’atmosphère de ces marais avait été longtemps aussi meurtrière que celle des Maremmes de la campagne romaine, avant l’époque du drame intime dont ce château des Saules fut l’obscur théâtre. Il n’y avait pas beaucoup d’années qu’un drainage intelligemment pratiqué avait purifié la contrée des influences, presque toujours mortelles, dans lesquelles des générations de riverains et d’habitants de ces marécages avaient misérablement vécu, tremblant, toute l’année, les fièvres, comme elles disaient, ces hâves et malingres populations ! Mais, vers l’année 1845, ces populations avaient perdu l’aspect de langueur et de maladie qui avait si longtemps attristé l’œil du voyageur quand il passait par ces marais typhoïdes, et la santé était revenue là aux hommes comme aux paysages. Assainis par une culture qui en avait fait une prairie, ces marais offraient alors, à perte de vue, le spectacle opulent d’une étendue d’herbe pressée, tassée, presque touffue, où les bœufs qui paissaient en avaient jusqu’au ventre, de cette herbe plantureusement foisonnante sur le vert éclatant de laquelle ils se détachaient vigoureusement dans leurs diverses attitudes, soit dans la lente errance de leur pâture, le cou baissé, soit couchés sur le flanc, dans la somnolence de leur ruminement et de leur repos. Ces herbages humides coupés, de place en place, par d’étroits fossés d’alluvion qui mettaient une eau transparente d’opale dans leur fond d’émeraude, avaient aussi — stagnantes çà et là — de rondes mares d’eau pure, qu’ils devaient autant aux pluies fréquentes de ce climat mouillé de l’Ouest qu’au sol primitivement spongieux et au voisinage de la Douve ; et, à quelques endroits, ces mares étaient même assez grandes pour former de véritables lacs sillonnés et moirés de mille plis, aux nuances frissonnantes et changeantes selon le vent ou le ciel qu’il faisait… Certainement, une des plus frappantes beautés de ce paysage de marais c’étaient ces espèces de lacs nombreux qui, à l’automne et à l’hiver, prenaient des proportions grandioses, mais qui l’été, quoique diminués, ne disparaissaient pas entièrement et devenaient, sous le soleil, des semis de plaques métalliquement étincelantes et comme des îlots de lumière. Le château des Saules, qui prenait son nom du bouquet de saules qui l’entourait, avait un grand jardin, fermé du côté du marais, qu’il surplombait de quelques pieds, par une longue terrasse, avec sa balustrade en pierre ornée de place en place de ces beaux vases en granit de forme italienne que le xviie siècle a mis partout. Les entrées du château et ses grilles armoriées étaient de l’autre côté, du côté des terres ; mais, de ce côté du marais, il paraissait inaccessible dans sa vaste mare bleuâtre du fond de laquelle il s’élevait comme une blanche fée des Eaux, — et c’était sa poésie !… Ceux-là qui l’habitaient pouvaient, dans ce désert de terre et d’eau, se croire au bout du monde. Même le chemin de fer qui fait chaussée de Carentan à Isigny, et scinde en deux moitiés ces marais devenus des pâturages, est trop éloigné pour qu’on entende dans ce coin de marécage ses insolents coups de sifflet, ou pour qu’on y voie traîner à l’horizon une déchirure de son orgueilleuse fumée. Rien donc, excepté, à de rares intervalles, le cri strident de quelque canard sauvage ou de quelque sarcelle, ne troublait l’épais silence de ce château fait, à ce qu’il semblait, pour la rêverie des âmes profondes ou le mystère des âmes passionnées qui auraient voulu s’y cacher…

Ce soir-là, — car c’était un soir, et même un soir d’été plus chaud en ces lieux découverts par la raison qui les fait plus froids quand il fait froid, — le château des Saules jetait, par ses fenêtres longtemps fermées, mais en ce moment-là rouvertes, des bruits d’instruments et de voix qui disaient que la vie — la vie du monde — était enfin revenue à ce château depuis longtemps déshabité. Le soleil — un soleil d’août — n’atteignait plus que d’un rayon oblique les eaux tièdes de ces lacs multipliés qui, tout le jour, avaient été ses miroirs ardents. À cette heure de tranquille vesprée, les libellules, qu’on appelle dans le pays des Demoiselles, ces tournoyantes et azurées hanteuses de marais, lasses de leur immatériel patinage sur le cristal des eaux torpides, dansaient, avant de rentrer dans leurs joncs, leurs dernières valses aux souffles mourants du crépuscule, quand un jeune homme, tête nue, descendit le perron du château des Saules et vint s’asseoir à l’extrémité du jardin, sur un banc placé au bord de l’eau dormante qui, par ce côté, l’étreignait de ses plis. Ce jeune homme était d’une beauté presque divine. Il avait cet âge hermaphrodite d’entre l’adolescence et la jeunesse qui participe de toutes les deux, et qu’on dirait un troisième sexe pendant le peu de temps qu’il dure, — car la beauté de cet âge dure encore moins que la beauté si vite évaporée des femmes. Une fois la virilité venue, cette beauté délicieuse et périssable disparaît, et, même dans l’homme le plus beau, on n’en reconnaît pas la trace. Ce jeune homme, ce soir-là, semblait le Génie pensif de la Solitude en personne. Seulement, s’il avait cru la trouver là, son espérance fut trompée. Une voix, plus légère et plus pure que le flot d’air qui l’apporta, prononça deux fois le nom, étranger à ce pays, d’Allan. Si la rosée faisait du bruit en tombant dans le calice de la fleur, elle aurait cette douceur céleste.

Cette voix devait appartenir à un être encore plus immatériel que la femme, à une enfant destinée à être femme un jour, à la blanche aube qui allait devenir une aurore. C’était la voix d’une petite fille. Hélas ! pour peu que la main gourde de l’homme ait touché aux cordes de l’instrument merveilleux, il n’a plus de retentissements pareils !

Et l’enfant de cette voix accourut près de celui qu’elle avait appelé Allan, et, lui mettant la main sur l’épaule et n’y pesant non plus qu’un oiseau :

— Voyez ! — dit-elle avec essoufflement. — Oh ! j’ai bien couru pour l’avoir, mais enfin je l’ai prise, la bleue demoiselle. Voyez, Allan ! Est-elle d’un assez beau bleu ?…

Et elle entr’ouvrit avec précaution les doigts de son autre main pour montrera Allan tous les trésors de sa conquête, mais le jeune songeur, avec la distraction stupéfaite de quelqu’un qui s’éveille, avait retiré son front du creux de ses mains où il l’avait plongé, et il semblait ne rien comprendre à ces joies d’enfant qu’il avait oubliées, quoiqu’il ne fût qu’un adolescent encore.

Et l’enfant, voyant la maussade indifférence d’Allan pour le triomphe dont elle était si joyeuse, s’arrêta dans la brillante énumération des qualités de sa captive à l’effilé corsage d’azur. Pauvre et charmante torturée qui se débattait au fond de sa fournaise, dans le calice écarlate d’une capucine épanouie.

— Va-t’en donc, ma pauvre gentille, puisqu’il ne te trouve pas jolie ! — dit la fillette avec dépit et tristesse, en lâchant l’insecte et la fleur. Et sa tête se pencha découragée sur son épaule. Il y a donc des déceptions cruelles à quatorze ans ! Le regard dédaigneux d’Allan avait rendu tout honteux le front heureux de la petite fille, comme l’aurait fait un reproche de mère. Il vit bien qu’il l’avait blessée, et ce n’était pas seulement à la main trop durement étreinte en l’écartant, c’était au cœur plus délicat encore. La susceptible enfant ne dit pas un mot et fut pour s’éloigner, mais Allan, qui se reprochait sa violence, la retint doucement, la main dans les siennes, et la regardant, cette main qu’il avait rougie et qu’il baisa :

— T’ai-je fait mal ? — lui demanda-t-il avec inquiétude.

— Non ! — dit-elle, en mentant fièrement. Mais sa physionomie si ouverte, il n’y avait qu’un moment, s’était refermée, et ses charmants sourcils s’étaient froncés.

— Pardonne-moi ce mouvement involontaire, — reprit Allan, avec insistance, — pardonne-moi si j’ai été cruel. Depuis quelques jours ma disposition d’âme est si misérable que je ne suis vraiment pas digne de jouer avec toi. Laisse-moi, je t’en prie, ma chère Camille. Rentre au château. Le froid du soir va tomber tout à l’heure. Moi, j’ai besoin d’être seul encore. Va ! bientôt je te rejoindrai.

Elle l’écouta et partit lentement, mais rigide, froide et muette. On voyait qu’elle n’avait rien accepté des paroles réparatrices d’Allan. Seulement, la pensée qu’elle emportait ne transpira pas. Elle s’en alla, l’index de sa main gauche entre ses lèvres devenues sérieuses, et le regard oblique et sombre… Il y avait, à côté des joies fraîches et vives de l’enfance, quelque chose de profond qui étonnait dans cette petite de quatorze ans. Camille, comme on le voit, était à cet âge où les jeunes filles ont le moins de charme et où elles cachent traîtreusement, sous les signes d’une puberté incertaine et la maigreur des contours, ce fléau de beauté qui doit plus tard frapper les cœurs. Ne dirait-on pas que cet âge sans grâce est une première ruse involontaire de ces êtres, plus tard si sournoisement et si volontairement rusés ? On ne se défie de rien, et tout à l’heure la terrible beauté va jaillir ! Cette beauté, on la pressentait dans Camille. On la pressentait à l’ovale de son visage et à de grands yeux noirs, beaux et brillants comme le matin d’un jour d’orage. Ils étaient rapprochés d’un nez qui eût été d’une pureté grecque, sans l’ouverture palpitante des narines, trait saillant et inquiétant d’un visage idéal sans ce trait. Les cheveux de Camille étaient de ce roux adoré aujourd’hui, mais qui, dans ce temps-là, faisait le désespoir des mères. Pour les lui brunir, la sienne les lui passait au peigne de plomb et les lui faisait porter coupés très courts et sans boucles, comme ceux d’un garçon. Garçon, c’était elle qui semblait l’être quand on la regardait auprès d’Allan, et c’était Allan qui, sous ses habits de garçon, à force de beauté, semblait la jeune fille. Lorsque le jeu ne l’animait plus, cette garçonnette, et que, par hasard, elle était assise dans le salon aux côtés de sa mère, on ne pouvait pas reconnaître la fougueuse enfant du jardin dans cette autre enfant silencieuse qui soutenait languissamment, dans des mains pleines de morbidesse, cette folle tête rousse devenue tout à coup si pensive.

Elle avait regagné le château. Allan, comme ce soir-là, ne l’avait pas toujours repoussée quand elle venait à lui l’invitant à ses jeux naïfs. Élevés presque à côté l’un de l’autre et sous le même toit, séparés seulement par trois années qu’Allan avait de plus qu’elle, ils avaient déjà, depuis qu’ils étaient dans ce pays, passé bien des heures ensemble en ces marais solitaires ouverts à leurs promenades oisives, cherchant les fleurs rares au bord de ces flaques, étoiles d’eau qui criblent et constellent ces marécages et en font comme une vaste mosaïque de cristal aux incrustations lumineuses. Souvent, dans la liberté qu’on leur donnait ou qu’on leur laissait prendre, ils descendaient jusqu’à la Douve, qui est assez loin du château des Saules, et ils arrachaient à ses anses les nénuphars, ces lys des rivières sommeillantes… Ils en rapportaient des guirlandes au château. Longues promenades des premiers jours de la vie dont le souvenir reste au cœur longtemps, mais dont la douceur ne se sent bien que dans le passé, c’est-à-dire toute empoisonnée !… Ces promenades et ces tête-à-tête d’enfants qui vont être un homme et une femme demain ont une secrète ivresse, même pour l’innocence. La ressentaient-ils, cette ivresse ? Quand ils vaguaient ainsi, à cœur de journée, en ces campagnes où ils ne rencontraient personne, ne s’inquiétaient-ils que de vivre ? Vivaient-ils simplement et inconsciemment comme la fleur qui s’ouvre et s’épanouit sous le rayon qui la vivifie, comme les mille créations qui les entouraient et qui palpitaient sans savoir ?… Lorsqu’ils parlaient à voix basse entr’eux, leurs voix baisaient-elles l’air qui coulait entre leurs jeunes têtes avec des lèvres aussi fraîches que celles de la brise, cette cruelle coquette, à qui les fleurs ne peuvent rendre les agaçantes caresses qu’elle leur fait ? Et, quand Allan passait son bras autour de la taille de couleuvre de l’onduleuse Camille, était-ce comme le lierre autour de l’arbre qu’il étreint sans rien réchauffer ?…

Des imprudentes mères de ces enfants, la mère d’Allan, si elle avait vécu, aurait été la plus coupable… Son fils avait les troubles, les rougeurs, la tête penchée d’un âge qu’on peut regarder comme un second enfantement à la vie. Imagination d’une telle plénitude qu’elle se passait d’aliments et qu’elle se nourrissait d’elle-même, Allan, dont les études étaient à peine terminées, répudiait toute espèce de livres. Les poètes, ces fées divines des contes qu’ils nous font, avaient peu de merveilles pour lui, qui dédorait en les lisant leurs pages les plus reluisantes. Ce dont on pouvait douter dans Camille, on ne pouvait en douter dans Allan. Cette panthère qui couche dans l’antre du cœur de l’homme s’éveillait dans le sien, et lui mettait sa griffe au front. Il souffrait du mal d’avoir dix-sept ans.

Ses yeux n’avaient déjà plus, s’ils l’avaient jamais eu, l’éclat matinal des yeux de Camille. Les siens roulaient voilés sous une paupière mi-close, comme ceux d’une indolente sultane au sortir du bain. Au-dessus de cette paupière, entre de longs sourcils imperceptiblement froncés par une rêverie continuelle, se creusait un pli, expirant sillage de la pensée mystérieuse enfermée dans ce front, semblable à une coupe voluptueuse par la forme et la grâce de son adorable contour. La mère d’Allan, une Anglaise, avait, disait-on, passé les neuf mois entiers de sa grossesse à regarder avec une obstination superstitieuse le portrait de lord Byron, dont elle était folle, et ce front de génie, — où la pruderie épouvantée de l’Angleterre voyait le coin de la démence dans un de ses angles, hardiment prolongé sous la masse des cheveux bouclés qui le couronnaient, — ce front, à la fois charmant et sublime, elle l’avait donné à son fils. C’était là ce qui sautait aux yeux de qui regardait Allan pour la première fois, et ce n’était guère que plus tard qu’on s’apercevait des originales beautés d’un visage qui ne ressemblait qu’à lui-même. Habituellement les yeux d’Allan étaient mornes comme le sont presque toujours les yeux de ceux qui regardent plus dans leur cœur que dans la vie ; mais à la moindre émotion ou au moindre caprice de ce jeune homme, à l’âme plus passionnée que forte et qui deviendrait peut-être robuste avant d’avoir un caractère, il partait de ses larges prunelles mates un dard de lumière, comme le trait d’or d’une étoile qui file dans un ciel noir à travers les branchages plus noirs encore d’une forêt. Allan portait, ainsi que Camille, le cou nu et les cheveux coupés court. Seulement, dans sa titus hardie, Camille montrait les cheveux droits et drus d’un garçon, tandis que les cheveux d’Allan étaient naturellement annelés et tassés autour de sa tête brune comme s’ils eussent été des cheveux de jeune fille, et, par ce contraste singulier, ces deux enfants donnaient une fois de plus l’illusion à laquelle on se prenait sans cesse, quand on les voyait, de leurs deux sexes transposés.

Depuis quelques mois Allan avait montré une tristesse, ou, pour mieux parler, une inégalité d’humeur qui rejaillissait jusque sur Camille. La cause de ce changement était inconnue aux habitants du château des Saules. Parmi toutes les femmes qui étaient venues y passer l’été, parmi toutes celles qui regardaient ce beau rêveur, dont la beauté faisait peut-être naître la rêverie aussi dans leurs âmes, il devait y en avoir au moins une qui eût pénétré le secret d’Allan ; car, en étudiant ce frêle et presque transparent jeune homme chez qui les émotions montaient du fond à la surface, il était facile de s’apercevoir qu’il y avait en lui autre chose que des mystères d’organisation. D’ailleurs, est-ce qu’au début de la vie et à l’âge d’Allan on pourrait voiler quelque chose à celle qui fait tout éprouver ? Plus tard, même, est-il bien sûr de se fier à un masque ? Il serait d’airain, il serait de marbre, que ces regards de femme qui semblent si doux, et qui sont si pénétrants, perceraient aisément l’airain et le marbre pour voir dessous le sentiment qu’elles auraient inspiré, et qu’on leur cacherait le plus.

Allan resta si longtemps sur le banc où il s’était étendu qu’il ne s’aperçut du tomber du jour que quand le dernier pan de la robe purpurine du soir ne flottait plus à l’horizon, où il traîne souvent encore quand le soleil a disparu. L’obscurité, qui engloutit tous les objets, était d’un tel accord avec ses pensées qu’il serait resté encore longtemps à la même place, s’il n’avait pas entendu des pas près de lui. Il crut que c’était Camille qui revenait.

— Est-ce vous, Camille ?… demanda-t-il.

Mais une voix qui n’était plus la musicale voix de l’enfant, — une voix que l’expérience de la vie avait brisée (on l’eût dit, du moins, en entendant ses intonations profondes et un peu creuses), répondit : « Non, ce n’est pas Camille », et cette voix, d’un timbre altéré, fit bondir Allan, debout à l’instant, comme l’irrésistible appel d’un chant de syrène.

Une femme d’une grande taille s’avança : — Que faites-vous donc, Allan, tout seul, à cette heure ? — dit-elle. — Est-ce que la rosée de la nuit qui est glaciale n’aurait pas dû vous faire rentrer ? Camille, que j’ai vue, boude dans un coin du salon. Est-ce que vous auriez eu quelque querelle avec ma fille ?…

— Non, Madame, — répondit-il comme un écolier coupable, et son accent était si tremblant qu’on aurait juré qu’il mentait.

— Alors pourquoi ne pas revenir ?… Pourquoi vous être enfui tantôt du salon ? Pourquoi devenez-vous si sauvage ?… Tout le monde se plaint de vous au château.

— C’est que tout ce monde m’ennuie ! — répondit-il avec lassitude.

— Oh ! vous êtes un trop grand poète pour nous, Allan, — fit-elle, et sa voix s’empreignit d’une légère ironie, mais l’intention de cette ironie fut trompée, le silence revint, et elle ajouta d’un ton plus vrai :

— Savez-vous que je suis inquiète, Allan ? J’ignore ce qui se passe en vous, mais vous avez l’air de beaucoup souffrir. Êtes-vous malade, mon ami ? Ou, si vous ne l’êtes pas, pourquoi cette inexplicable morosité ?… Confiez-moi ce que vous avez.

Et l’implacable prit la main brûlante du jeune homme dans sa main de glace.

— Non, jamais ! — fit-il, en retirant impétueusement sa main, et il se sauva dans le bouquet de saules qu’il avait derrière lui, mais on entendit ses sanglots.

— Pauvre enfant ! — murmura-t-elle. On ne pouvait voir son visage, et elle reprit, à pas lents, l’allée qui conduisait au château.