Imprimerie de « l’Événement » (p. 360-382).

XI

la détresse profonde…


— Lucien, je t’en prie, il n’y a pas encore trois mois que nous sommes mariés !

Lucien, d’un persiflage pointu, nargua sa jeune épouse qui venait de supplier :

— Tu le regrettes déjà ? Il me semble que tu pourrais attendre un peu. Je suis démesurément surpris, j’ai eu la tentation de dire…

— Que je suis désagréable, sans doute ?

— Si, après deux mois et quelques jours d’atmosphère conjugale, tu me déplaisais déjà, tu aurais contre moi raison de gémir, et…

— Et j’ai tort, je comprends ! conclut-elle, avec une nonchalance qui était de la dépression, un relâchement temporaire de son inquiétude.

— À la bonne heure, tu redeviens intelligente !

— Cela signifie que le cœur joue des mauvais tours à la raison ?

— Je te retrouve ! Comme tu es gentille, avec cette pensée grave de je ne sais plus qui… tu ne t’en souviens pas, Yvonne ?

— De la Rochefoucauld, je crois, dit-elle, un peu enjouée, plutôt désolée.

— Alors donc, avec cette pensée de la Rochefoucauld simplifiée, rajeunie, enjolivée ! Tu as l’esprit subtil et délicieux. Les choses gracieuses succèdent aux gracieuses choses…

— Tu restes avec moi, ce soir, dis, mon cher petit mari ? J’ai peur de tes flatteries, maintenant.

— Tu préfères que je m’en abstienne, répondit-il, d’un accent, détestable. C’est convenu… je…

— Tu te moques de moi, tu m’échappes ! Je le sens !

— Combien longtemps nourriras-tu ce cauchemar ? Tu m’outrages et te mets au supplice… En plus du reste, c’est ridicule !…

— Tu ne me désertes pas ce soir, mon Lucien ?

— Te déserter ? On n’emploie ce mot que dans les circonstances austères. Un soldat, un fonctionnaire, un esclave, des gens qui désertent, en voilà ! Est-ce ton désir de me faire choir au rang des esclaves ?

— Le véritable amour est libre !…

— Enfin, c’est l’entente amoureuse, je respire, je suis libre !…

— Délibérément, obstiné, si froid, tu éludes, tu te sauves !… oui, je te perds, chaque jour… Ou plutôt, je me repens de t’avoir soupçonné. Je divague, je suis tout-à-fait ridicule. Pardonne-moi, mon cher ami, je souffre… et il me semble que j’ai raison de souffrir. Je suppose que, les premiers jours, je fus trop heureuse : cela ne peut durer sans cesse, malgré l’espérance qui inonde alors. Tu es moins assidu, moins tendre. Il faut que tu t’éloignes de moi souvent, si souvent… Reste, Lucien, j’en ai besoin !…Comme tu dis, pour ne plus être sotte, pour ne plus être injuste envers toi, et surtout, pour ne plus souffrir…

Les paroles étaient modérées et humbles, mais contenaient de la détresse. Lucien Desloges ne voulait pas croire au gémissement vrai, il dédaignait la prière de sa femme, comme un badinage importun. Yvonne était lasse d’appréhension. Il était nécessaire qu’elle se soulageât d’une amertume trop dense, intolérable au cœur. La masse en avait gonflé rapide, au cours de réflexions grises, bientôt poignantes. La volonté solide héritée de son père n’avait pu lui épargner une certaine angoisse au bord du mariage. Elle ne se l’expliquait pas. Elle était sûre de ne pas se livrer comme une étourdie, elle s’était prévu une destinée claire, édifié un palais d’illusions. Lucien Desloges devenait le compagnon de sa vie, après qu’elle pût réfléchi avec persévérance, d’une vision lucide et franche de l’âme entière. Les défauts du jeune homme, elle s’était promis d’en venir à bout, de les tenir sous le joug. Elle entretenait même pour eux de l’indulgence et une sorte de gratitude : ils lui donnaient l’assurance de ne pas connaître cette ferveur romanesque dont elle avait l’effroi.

Elle ne pouvait, tout de même, interdire à un pressentiment sourd et taquin l’accès de son âme : il tourmentait, insistait, discret, pénible à définir. Dès qu’elle se proposait de le saisir et de lutter contre lui, il s’esquivait, timide. Et cependant, il avait de la force, puisqu’il vivait en elle et parlait. Il prédisait des choses désagréables, presque lugubres. En dépit de sa constance, la menace demeurait confuse. Yvonne, à cause de cela, négligea de l’entendre. Au jour du mariage, elle ne ressentit pas de crainte ou de tristesse, elle prit une victorieuse possession du bonheur qu’elle avait elle-même voulu…

Quelques semaines avant les noces, le projet d’aller faire en Europe le voyage coutumier des nouveaux époux fut délaissé. Lucien condescendit au souhait d’Yvonne : la tendresse de celle-ci, avivée depuis quelque temps, sa tendresse profonde exigeait quelque chose d’intime et d’apaisé, redoutait les distractions et la fièvre d’un grand voyage. Ils firent, gentils, recueillis et badins, autour de la Baie des Chaleurs, une excursion radieuse que volontiers ils prolongèrent. Les alarmes vagues de la jeune femme parurent s’abolir. Elle fut joyeuse à l’extrême de les avoir méconnues. Lucien était merveilleux, gentilhomme, épris, souverain : elle se rappela tout ce qu’elle en avait proclamé à Jean dénonciateur, de quel mépris superficiel et injuste l’avait persécuté son frère. Au souvenir des doutes qu’elle n’avait pas bannis sur-le-champ, des hésitations qu’elle avait encouragées, elle éprouva un redoublement d’affection pour la victime. Oh ! comme elle l’aimait ! Dans la mesure où elle avait persévéré à défendre son amour, où elle avait ressenti un désir immense de sacrifice et de bonté… Ce serait donc le grand bonheur calme attendu, elle en était positive comme de la paix et de la pure lumière de la Baie des Chaleurs, aux jours de brise fortifiante… Un matin que, revenant à Québec à bord du « Cascapédiac », ils remontaient le Saint-Laurent — quatre semaines avaient fui avec empressement depuis leur mariage —, Yvonne s’aperçut qu’une buée d’ennui ternissait le visage du beau Lucien. Elle souffrit d’un malaise incompréhensible. Lucien répéta deux fois qu’aucune indisposition ne le fatiguait. « Mais tu as quelque chose ? » insista la jeune femme, « c’est la première fois que tu as ce minois depuis que… depuis que… » « Nous sommes de nouveaux mariés ! c’est peu compliqué, il me semble ! » acheva-t-il, fort agacé. Elle murmura : « Soudain, avec mystère, j’ai trouvé cela difficile à dire ». Il devint tranchant. « Va-t-il falloir, ma chère, que je sois toujours auréolé de la joie la plus intense ? » Elle redit : « C’est la première fois, Lucien, que l’auréole s’atténue ainsi. Pardonne-moi, je n’y pense déjà plus. » Et, tout le jour, elle fut forcée d’en être songeuse, de se torturer vaguement, parce que son mari n’avait jamais été aussi taciturne et rigide. Au moins, pourquoi ne s’en excusait-il pas ? Un regret quelconque lui était dû, à elle qui souffrait d’un mutisme pareil, ingénieuse tâchait, d’en triompher. Tant de monosyllabes la fâchaient et mortifiaient, ces courtes phrases l’énervaient. La peur de se rendre odieuse (ne venait-il pas de lui riposter d’une voix acide ?) mit obstacle à plusieurs questions instinctives. Elles étaient redoutables, elle s’empressa de les écarter. Ne faisaient-elles pas renaître l’angoisse d’autrefois ? Ce qu’elles insinuaient de blessant à l’égard de Lucien, elle refusa d’y croire. À la fin de ce jour, il ne lui resta qu’une peine trouble. Cet air impassible de désenchantement revint, ces retours d’humeur à ce degré d’indifférence inquiétèrent davantage. Alors même que la causerie des jeunes époux de nouveau s’envolait d’une aile gaie, que leurs âmes s’abandonnaient au contentement d’être expansives, Yvonne se sentait accablée par une anxiété lourde au fond d’elle-même. Un chagrin s’amassait dont la cause était, visible et imprécise à la fois. Un mot condensait la situation, vaguement, et assez : Lucien Desloges changeait… De la dureté trop souvent, contractait son langage, les tête-à-tête devenaient parfois insupportables, des silences entre eux tombaient, au cœur d’Yvonne avec une pesanteur de massue. L’évolution du mari se manifestait de façons diverses : de plusieurs manières, il se faisait capricieux, las, songeur, cassant, autoritaire ou sardonique. La jeune femme s’affligeait, réagissait pour n’entrer que plus loin dans une espèce de désespoir docile. La souffrance croissait d’une allure certaine, Yvonne savait qu’on l’emportait vers du malheur, de la fatalité…

Deux mois à peine avaient filé depuis les noces. Rien de plus délectable que ce soir-là… Yvonne espérait qu’une promenade — ils s’étaient promenés ainsi presque tous les jours depuis l’arrivée à Québec — lui serait offerte. Lucien déclara, d’un flegme insouciant, qu’un rendez-vous le réunirait à l’un de ses amis. Il ne songea pas à déplorer cette absence. Elle en fut contristée à l’excès. Il s’attarda beaucoup, la tortura au point que des sanglots finirent par déverser le poids de son âme. La cloche du téléphone n’avait pas bougé. Il lui eût été si facile d’allégir l’attente par du regret. Quand l’époux revint, ses yeux luisaient comme de l’huile épaisse, des sons gras tâtonnaient sur ses lèvres. Il eut la présence d’esprit nécessaire pour être convenable : « Je le regrette, ma chère », dit-il, « il s’agissait d’un ami. Tu comprends ?… un vieil ami avec qui j’ai eu des relations charmantes. Il est de la campagne où il s’ennuie à l’extrême. Nous avons arrosé sa neurasthénie… Eh ! bien, ma chère ? » « As-tu beaucoup d’anciens amis qui font de la neurasthénie à la campagne ? » se borna-t-elle à répondre, avec du sarcasme doucement voilé. Il en eut conscience et dit, : « Tu te moques de moi, je pense ! » « Mais non ! Ce n’est pas à cela que je songe », fit-elle, frémissante de peine. Il prit un accent goguenard, hâbleur : « À quoi donc ? À me gratifier d’une scène ? Si déjà tu commences à me harceler de… tirades, eh bien… » Une expression vulgaire avait jailli en son esprit : il aurait dit « criailleries » au lieu de tirades. Une intuition indécise le prévint qu’il serait cruel : il atténua le reproche. Mais Yvonne en ressentit le dard aussi vif. « Tu as bien fait, Lucien, tu es libre ! » s’exclama-t-elle aussitôt, refoulant la douleur atroce qu’elle devait porter seule.

Pendant quelques jours, elle se laissa écraser par une résignation étrange. Elle ne doutait plus de l’amertume qui s’apprêtait, qui la frapperait. Servile, elle tendait le cou à l’épreuve : elle serait violente, horrible, déchirante, elle venait, elle accourait… Les terreurs s’affermirent, les appréhensions accrurent, la tristesse s’appesantit. Lucien, méthodique, désinvolte et souriant, se dégageait, s’affranchissait, s’assurait l’existence de mari très indépendant qui était son droit. Yvonne déférait à tout, courbait sous les prétextes, vaincue par une nécessité dont elle était la servante. Il lui paraissait anormal que, si combative, elle se laissât enchaîner si aisément. Devant le sans-gêne et la mielleuse insolence du mari qui désertait, elle éprouvait une frayeur indicible, un besoin de servilisme contre lequel elle ne s’irritait pas. Aucune vague de jalousie ne lui montait de l’âme : elle défaillait sous une torture plus digne, plus ineffable. La tendresse pour Lucien, approfondie jusqu’aux sources les plus généreuses de l’être par la souffrance, la lui gardait soumise…

Elle s’aggrava, la sensation d’esclavage, de douleur passive, jusqu’à l’heure où il fut impossible de l’endurer. Voilà pourquoi, ce soir, Yvonne s’insurge, tâche avec bravoure de ressaisir le bonheur. Elle a hésité avant de se plaindre, elle s’épouvantait du combat à soutenir. Puis, se rappelant de quelle vilaine légèreté Lucien la négligeait, de la fureur lui avait incendié les veines. Une détermination farouche de l’humilier, de le confondre, entraîna sa volonté d’abord. L’affection calma tant de colère, il ne reste plus en elle que de la miséricorde et une ardeur impérieuse de le supplier… Qu’il cesse de la quitter, de l’oublier, de la trahir peut-être, c’est ce qu’elle réclame, d’une passion énergique, tendue, et il tourne cette angoisse en dérision…

— Tu te lamentes, raille-t-il. Tu ne devines même pas que ce n’est pas divertissant le moins du monde. Tu ne devines pas davantage que tu souffres par ta faute. T’es-tu demandé si tu avais raison de me juger coupable ? Ton imagination de femme, — entre parenthèse — elle est joliment développée, active et chatouilleuse, ton imagination ! — s’est toquée là-dessus : il m’abandonne, il m’oublie… Tu as supposé, c’est une preuve ! Mais ignores-tu ce qu’il est, le suave état du mariage ? Il s’agit de celui qui est raisonnable, moderne, que les gens de notre distinction affichent, n’est-ce pas ?

— Eh ! bien, oui, quel est-il, ce mariage qui plaît aux autres ? interrompit-elle.

— Tu plaisantes, j’en suis fort aise, ça va mieux…

— Je suis anxieuse, au contraire.

— Tant pis, chère enfant !

— Mais tu ne comprends donc pas ma… — Ta superstition ? C’est bien facile, tu n’as pas avancé ! Tu en es encore à l’idéal suranné, décrépit, oui, aux couples de tourtereaux ingénus que tous célèbrent avec une bienveillance moqueuse ! Puisqu’il faut te l’apprendre, sache que l’amour évolue à l’allure de tout le reste. Tout ce qui retarde, c’est de la superstition. Ma femme, une superstitieuse ? Quelle déception !

Il exagère, le sachant, mais avec moins d’outrance qu’il ne se l’imagine. Entre ces paroles et des convictions sûres, il y a fort peu de marge. S’il eût fallu, pour maintenir sa dignité de bel esprit, rejeter l’amour absolument, il s’y serait assujetti de bonne grâce. Pour l’instant, autre chose le sollicite : sa femme l’encombre de réprimandes et de gémissements, menace d’y recourir désormais. Il vaut mieux aussitôt, pour qu’elle ne s’habitue pas aux jérémiades, les couper dans leurs racines, à la première heure de leur vie. L’orgueil d’Yvonne ne suffira-t-il pas à les détruire ? Dès qu’elle sera convaincue de leur naïveté et de leur sottise, elle en rougira : n’est-elle pas sensible à l’accusation la plus ténue d’inconvenance mondaine ?

— Je suis une bigote de l’amour, je suppose ? s’écrie-t-elle, en effet, blessée.

— Comme tu le dis bien !

— Je le dis plus franchement que toi, c’est tout !

— En moins de mots ! corrige-t-il, doucereux.

— Tu me tourmentes !…

— Si tes nerfs trop aisément s’aigrissent, en suis-je responsable ?

— Tu comprends, mais tu ne veux pas ! dit-elle, un sanglot lui rompant la voix.

Il réplique cinglant :

— Mais c’est toi qui ne veux pas te soumettre à ma logique ! Elle est si nette, comme un beau clair d’étoiles. Nous sommes mariés : c’est excellent, mais il n’y a pas que cela. Il ne s’ensuit pas que nous devions nous claquemurer dans la solitude. La solitude, encore une institution usée dont se servent les derniers fidèles de la routine ou les vieux impropres à tout ! Parce que nous sommes heureux de nous être associés pour la vie, est-il nécessaire que nous l’étalions sans cesse, qu’on nous signale ensemble à tous les coins de Québec, béats, extasiés ? Il est malséant d’être bienheureux en public : ce qui est la vraie, l’unique décence aujourd’hui, c’est de feindre aux yeux de tous une indifférence habile, un contentement si voilé que…

— C’est admirable, et j’y consens ! Mais je te demande de rester avec moi plus souvent… Je ne te vois presque plus… Il ne s’agit pas de l’opinion, mais de nous.

— Il s’agit de l’opinion, chère petite femme… il n’y a pas de milieu : l’isolement à deux ou la tendresse en public.

— Sortons ensemble alors, comme tu veux, la face gelée d’indifférence, d’indifférence habile, il va sans dire…

— Ah ! tu railles !

— Si peu, Lucien !

— Et si j’estime que c’est trop, moi ?

— Eh ! bien, je rétracte la différence ! répondit-elle, souriante et câline.

Comme elle était gracieuse et frêle, ainsi vêtue de linon mauve ! Et Lucien, d’un égoïsme opiniâtre, la faisait souffrir. Au lieu de s’amollir, il rétorqua, plus dur, avec un rictus de malice à la bouche :

— Si tu avais réfléchi avant de parler, tu n’aurais pas à me cajoler maintenant.

Il vient de renoncer à la forme élégamment arrondie qui lui était féconde, il a même été vulgaire. Yvonne est ébahie de douleur.

— Une parole d’amour t’exaspère, alors ? reprocha-t-elle, d’une voix faible.

— Tu appelles cela de l’amour, toi ?

— Si tu savais comme j’ai le cœur gros !

La plainte résonnait sincère et presque désolée : il ne pouvait en narguer l’appel, il s’emporta, il nia, espérant ainsi la faire moins juste.

— Tu m’avais offensé, dit-il. Tu étais intéressée à me tenir un langage de caresses.

— Oh ! combien de caresses tu me dois à ce compte-là ! s’écria-t-elle, rapide et quelque peu révoltée.

— Affirmes-tu qu’il m’arrive de te froisser, de te rudoyer ?

— Tu m’abandonnes, Lucien ! redit-elle d’une effusion ardente.

— C’est ridicule ! Inutile d’y revenir !

— Tu n’as plus la même douceur…

— Tu te l’imagines !

— Ni le même respect qui me rendait si heureuse…

— Faut-il que je m’agenouille devant toi comme un moine aux pieds de sa Madone ?

— Je parle de cette bonté dont les femmes ont tant besoin lorsqu’elles aiment…

— Pourquoi ne me le disais-tu pas tout de suite, que je te rudoie, que je te martyrise ?…

— Peut-être…

— Comment ? peut-être ?… Je comble la mesure et c’est à peine assez ?

— Tu ne sauras jamais quelle est la chute de mon rêve !

— Jusqu’où m’avais-tu donc soulevé ?

— Jusqu’à l’amour !…

— Et ton amour s’est abattu comme ton rêve ?

— Lucien ! tu n’as pas le droit !… supplia-t-elle. Tu te joues de moi, réellement… Nous nous séparons, nous nous perdons !… Je souffre beaucoup…

— Je n’ai pas dit que tu me détestais, concéda-t-il, avec une fatuité peu discrète.

Yvonne l’en exonéra de tout son cœur : ne gardait-il pas toujours la fierté d’être chéri par elle ? Il n’était donc pas impossible encore de l’attendrir. Une flambée de joie irradia les prunelles de la jeune femme.

— Puisque tu m’aimes, il est si facile de nous expliquer avec générosité, d’esquisser notre bonheur le long de l’avenir !…

— Mais tu n’es donc pas heureuse ! s’exclama Lucien, les lèvres serrées et nerveuses, le front raidi par l’impatience. Tu me permettras d’en être ahuri.

— J’ai peur… Laisse-moi parler, je t’en prie !… J’en ai besoin…

— Enfin, je vais en savoir quelque chose !

Lucien modula cette phrase d’un rythme langoureux, où la moquerie se laissait clairement percevoir. Cela figea presque toute la confiance d’Yvonne, la mena vite à la dépression de tout à l’heure… Elle ne comprenait pas son humilité, sa résignation. Comment son caractère avait-il pu se libérer ainsi de l’orgueil qui se rebiffait d’un rien, de la sensibilité querelleuse ? Elle se remémore le temps, si près d’elle encore, où l’insolence la plus bénigne de Lucien lui valait une rebuffade, où elle ne tolérait pas ses plus infimes sarcasmes. Et maintenant, elle s’incline, elle courbe, elle s’affaisse…

Le pronostic de Jean surgit en sa mémoire. Elle n’a pu l’oublier, lucide, fort, presque certain. Ce qu’il prédisait était simple, mais incroyable ! Elle refusa de le craindre, et il s’écroule sur elle d’une lourdeur qui la terrasse. Lucien ne demande pas, déteste l’amour qui est le don total, voulu, magnanime de soi-même. Une pareille affection l’ennuie, l’irrite, le fait rire. Il va la lasser, l’anéantir par des saillies, bientôt par des invectives. Cela parut impossible et c’est vrai !…

Elle ne s’indigne pas, aucune rage ne lui fermente dans le sang. Tout le cœur meurtri accepte la désillusion, la souffrance. Jusqu’alors, n’y avait-il pas au fond d’elle-même une attente vague, mais inévitable de ce qui arrive ? Les paroles de Jean s’étaient, pour ainsi dire, incrustées en elle : à vouloir les effacer, elle n’avait réussi qu’à les accentuer davantage. De cette lutte morale avait commencé pour elle un sentiment inconnu de responsabilité : puisqu’elle se livrait d’elle-même à ce mariage, puisqu’elle détournait les objections, se garantissait le bonheur qu’elle espérait, elle n’aurait de comptes à rendre qu’à elle-même du succès ou de la faillite de son rêve. Tant d’amour, sans doute, affaiblit les doutes jusqu’à les rendre exécrables. Mais dès que les premières malices de Lucien le lui permirent, ils reprirent d’assaut la conscience d’Yvonne. Comme ils étaient changés, comme ils étaient puissants ! La sensation de responsabilité écrasante de nouveau s’appesantit sur elle. La torture devinée par Jean la cernait d’un lien plus étroit chaque jour, la briserait, mais elle se rappela sans cesse qu’elle s’était elle-même offerte au désastre possible.

Comme il s’est rué vite sur elle, le désastre de l’espoir qui l’avait exaltée ! Au bonheur dont elle avait fixé les contours à l’avance, dont elle devait s’assurer l’existence au gré de son désir, elle croyait d’un instinct irrésistible, d’une volonté solide. Elle l’entrevoyait si lumineux, si haut, si prochain que, fatalement, elle en serait bientôt nantie, pour toujours…

Elle sent, elle se désespère qu’il se dissipe, mirage derrière lequel se préparait le vide !… L’impression est trop navrante, il faut qu’elle réagisse d’un ultime effort pour triompher de l’amertume qui surabonde en l’âme. La querelle où Lucien l’a poussée, est solennelle, décisive. Yvonne est assez maîtresse d’elle-même pour savoir qu’en ce moment les attitudes futures des époux l’un vis-à-vis de l’autre se déterminent. Une oppression vive la mord au cœur, fait bondir sa poitrine. Si elle défaillit, si elle a le dessous, elle deviendra impuissante contre Lucien, à tel point, qu’elle n’aura plus le courage de défendre son idéal : alors qu’elle y est si attachée encore, malgré tout, à la mission de noblesse et d’amour. Avant que le chagrin ne l’en désenchante, c’est l’heure d’y convier son mari, d’être touchante, d’être énergique, d’être victorieuse. Elle devient belle d’enthousiasme et de tendresse. Après tant de railleries et de violences, comment vit-il encore, cet amour suprême qui pardonne, s’humilie et espère ?

Lucien, pendant les quelques minutes de cette méditation poignante, n’a pas osé continuer ses boutades, ses ricanements. Quelque chose de mystérieux et de fort, un moment, le paralysait… La voix de la jeune femme est palpitante de conviction et de ferveur quand elle délivre enfin du silence.

— Oui, mon cher Lucien, il faut que tu sois généreux, que tu m’écoutes de ton âme entière ! Si tu refuses, j’en aurai du chagrin énorme pour la vie. J’ai confiance en toi, sans mesure, puisque je veux t’associer à un idéal. Ne fais pas une moue arrogante : il s’agit d’un idéal vrai, large, facile, qui nous donnera, qui nous maintiendra le bonheur… Oui, j’en suis certaine, comme de notre mariage, comme de notre amour ! Je me suis fourvoyée, il y a un instant ; nous nous aimons encore, beaucoup, hautement, n’est-ce pas ? Tu veux que cela dure ! Eh bien, moi, je sens toute ma vie là, tu m’entends, et je veux qu’elle y demeure ! Ou plutôt, je te supplie d’y bien réfléchir, avec ce qu’il y a de plus sincère, de plus grave en toi ! Est-ce assez pour nous d’être élégants, d’être éclatants, d’être gentils et modernes comme tu le désires ? J’ai peur, ne te moque pas de moi, cher ami, j’ai peur d’une joie trop légère, trop amollissante. Elle nous inclinerait peu à peu vers l’affection moindre, quelconque, superficielle… Me pardonnes-tu, maintenant, ces inquiétudes, ces reproches qui t’agaçaient ? Je te demande, et c’est là mon idéal, j’espère de toi beaucoup d’amour ! Comme tu l’exiges, rien de fade ou de mièvre, de banal ou de sot, mais de l’amour très noble, superbement ambitieux, de l’amour puissant !… Nous sommes riches, nous devons être utiles… Je rêve que tu deviennes magnifique d’amour et de bonté. Comme le dit mon frère Jean, notre race a besoin des cœurs et de l’énergie de ses fils. Nous donnerons un peu de nous-mêmes à des œuvres sociales et nationales pour le relèvement, pour la survivance de notre race. Jean t’expliquera, il m’a entraînée, il t’entraînera ! Vois-tu, Lucien, j’ai peur du luxe seul, de l’oisiveté : elle nous séparera, elle nous roulera vers le malheur… Dis-moi, si un grand dévouement nous lie, nous passionne, nous élève ensemble, notre amour n’en sera-t-il pas lui-même renouvelé, fortifié, meilleur, plus sacré, plus éternel ? Nous en reparlerons, je serai plus claire, tu verras mieux. Promets-moi d’y songer, de m’être loyal ! Bientôt, mon cher ami, tu voudras, je te posséderai merveilleusement ! Oh ! que je serai heureuse !

En définitive, c’est de la manie… La hantise du rêve patriotique lui revient. Lucien n’avait pas douté jadis que ce ne fût qu’une puérilité de jeune fille, un caprice d’imagination étourdie. Il n’est plus en face d’une obsession fugitive, il se heurte à un vœu net et solide, à un ordre qu’on lui donne à travers des larmes puissantes. Bien qu’Yvonne, en effet, suppliât et se servit de mots humbles, de la vigueur éclatait dans sa voix et de la conviction flambait dans son regard : elle a été si vibrante, si bonne, si gentille de force et de tendresse, l’épouse qu’à sa manière il aime, qu’une émotion le mordit au cœur un instant. Il en fut terrifié presque aussitôt. Ne vaut-il pas mieux sans délai calmer cette fièvre sentimentale, avant qu’elle ne devienne un ennui, de la perpétuelle hystérie ? Il cherche une manœuvre d’attaque, en voici une qui frappera droit au but : il accusera sa femme de le soupçonner, de l’outrager…

— On dirait, ma chère Yvonne, que je suis le plus redoutable des maris ! dit-il, narquois et rude. Tu m’entends bien, c’est la dernière fois que tu m’humilies de la sorte. Si tu conçois le mariage comme un internement, il y a des asiles de vieillards où nous pourrions…

— C’est assez, Lucien, je l’exige ! Tu ne sais pas ce que tu me fais ! Je dois ne pas te le dire. Enfin, oui, c’est cela. Tais-toi !

Elle sent frémir en elle de la haine méchante, agressive, tout-à-coup. Elle s’épouvante de la colère amassée dans les veines, des paroles venimeuses qu’elle retient à la bouche. Elle se révolte contre l’arrogance de Lucien, elle est incapable d’en être lacérée davantage. Elle veut laisser ralentir la course du sang, redescendre au fond d’elle-même la paix, l’énergie de pardonner… Elle respire avec douleur, la poitrine lourde et serrée… Les yeux s’effarent, tendus vers les profondeurs de l’âme. Lucien, muselé par le cri violent de sa femme, un peu mécontent de sa lâcheté, boude et s’énerve, plus résolu à la lutte, à la raillerie… La volonté de l’autre, d’une poussée brusque, rejette la haine. À travers le cerveau congestionné d’effort, une conclusion s’élabore, apparaît. La menace de Jean comme un glas tinte en sa mémoire : « Il étouffera ton amour par des sarcasmes, et ce sera bien dur ! » avait-il prédit. Ces paroles retombent en elle avec une pesanteur indicible : comme elles oppriment de leur masse, comme elle en est à jamais écrasée ! N’avait-elle pas senti le malheur s’entr’ouvrir comme un abîme et l’attirer vers lui ? Depuis quelques jours, à la veille d’y crouler, ne subissait-elle pas les affres du vertige ? D’une chute rapide, lui navrant le cœur, elle vient de s’y abattre. Un vide énorme se creuse en l’être, des battements drus et pénibles secouent les tempes, elle se rive les deux mains au cœur afin de le soulager, de l’aider à vivre…

Le visage est fixe d’une blancheur livide. Un désir la soutient, la ravive seul. Il faut que longtemps des sanglots âpres débordent…

— C’est bien, tu peux aller voir tes amis, revenir quand cela te plaira ! dit-elle, avec un accent très faible, d’une suprême douceur.

— T’aperçois-tu combien ton idéal est chimérique, naïf, inélégant, de mauvais goût ?

— Sans doute…

— Tu me comprends ?

— Oui, enfin…

— Que tu es gentille, ma petite Yvonne !

— Profondément, Lucien…

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Enfin, vas-tu me laisser seule ! implore-t-elle, véhémente.

— Pourquoi cette fureur, ce ton d’impératrice ?

— Je t’en supplie, Lucien, ne vois-tu pas que j’ai besoin de… oui de…réfléchir ? Il faut que je médite, longtemps, que je m’apaise… Vois-tu, j’ai souffert beaucoup… Oh ! je sais ce que tu vas dire ! J’avoue que tu as raison, je suis seule responsable… Je veux être seule à me faire des reproches, à me guérir… De grâce, accorde-moi ce bonheur ! Je n’en puis plus !

— Sois donc heureuse, ma chère ! dit-il, susceptible et mordant.

Et, léger comme un faune, il s’en alla bêtement, féroce…