Imprimerie de « l’Événement » (p. 329-359).

X

la jolie américaine


Depuis un quart d’heure, Lucien Desloges ineffablement minaude. Un sourire de bien-être intime lui flamboie sur le visage : la volupté de plaire à une femme savoureuse, d’être admiré, le parcourt, le hante et l’affole. Il s’agit d’une Américaine dont l’âge flotte autour de la trentaine et dont le minois est une effusion de grâce consciente : elle cause d’une bouche dédaigneuse avec un mari chauve, boursoufflé, vétuste. Dans les yeux de l’éclatante jeune femme, une lueur de malice émue clignote : ils reviennent souvent à Lucien Desloges rapide à les prendre au vol, et parfois quelque chose de mélancolique les veloute. Alors, délirant de fatuité repue, hypocrite, il baisse la tête et simule d’être désolé…

Aussi, quelques distractions l’éloignent-ils d’Yvonne, que l’impatience grille au vif. Accoudés à l’une des tables du café de la Terrasse, ils poursuivent un entretien dolent et morne. Certains monosyllabes, tout assaisonnés d’une œillade subtile qu’ils fussent, ont beaucoup aiguisé l’irritabilité de la jeune fille, trop pleins de l’oubli dont elle était humiliée. Aux premiers instants où Lucien la délaissa pour échanger avec l’Américaine un colloque de regards sournois et d’âmes touchées à la surface, elle a fait taire un cri rageur de dépit au tréfonds d’elle-même, comprimé une jalousie douloureuse. Orgueilleuse, elle a redoublé de brillante humeur et de volubilité. Le tourment a creusé davantage, des alternatives de chagrin et de violence l’ont amortie ou enfiévrée. Lucien, de plus en plus lointain, fort amusé là-bas, si laconique après la verve de tout-à-l’heure, laissant voir à l’inconnue un regret si coquin de ne pas être près d’elle, pousse la témérité jusqu’à l’insolence. Ce n’est plus de l’attention, du mutisme ; c’est de la contemplation, langoureuse, diluée en songe. Yvonne d’abord a le cœur chargé d’une peine intolérable. D’un effort énergique, elle la dompte, et un afflux de colère lui enflamme le cerveau.

— On dirait que vous êtes ennuyé ! dit-elle, à peine ironique à cause d’une lutte contre elle-même instinctive et dont elle ne s’explique pas la vigueur.

— Ennuyé ? Quelle insulte vous vous adressez ! répond-il, suave.

— Alors, je me suis trompée !

— Est-il nécessaire de le dire ? Peut-on s’ennuyer auprès de vous, Yvonne ?

— Vous étiez si gai, il y a quelques moments, si bavard, si… intéressant !…

— Ah ! ça, je ne suis plus intéressant ? Prenez garde !

— Je vous ai insulté ?

— Ce n’est pas ce que je veux dire… Je ne prétends pas… enfin… sans l’être à chaque minute, il m’arrive d’être…

— Charmant !

— De quel ton vous l’avez dit ! Comme si je ne l’étais guère…

— Vous aimez que je vous le redise, malgré ces grands airs d’homme satisfait de ce qu’on lui donne ! s’écria la jeune fille, blessée par une œillade soudaine et longue à l’Américaine splendide.

— Vous me croyez donc bien fat ?

— Mais non, Lucien ! fait-elle, désarmée.

— Mais si !

— Non, je vous le répète !

— Inutile de vous sauver, je vous tiens !

— Vous étiez guéri de votre susceptibilité, il me semble…

— On peut, sans être ombrageux et désagréable, s’insurger contre l’accusation de fatuité. L’opinion publique, sous bien des rapports, ne saurait m’inquiéter, mais j’abhorre qu’on me proclame un fat. C’est inepte, déloyal, radicalement faux !… C’est de la calomnie, du commérage, de l’envie ! Qu’il est difficile d’être respecté, jugé selon la valeur personnelle, le naturel, la sincérité, la… On a beau…

— Ne vous indignez pas, Lucien ! Pourquoi, n’est-ce pas ?

Il se fâchait en définitive, la rougeur du teint passait au cramoisi extrême. Les prunelles s’immobilisaient d’une fixité dure, les ailes du nez battaient nerveuses, une rigidité soudaine lui concentrait le reste du visage. La voix tendue, mordante, grinçait d’aigreur.

Puis, de la pâleur amollit tous ces traits raides : de l’amertume les relâchait. Un désappointement venait d’apaiser l’acrimonie de Lucien. Il a incliné son visage vers l’étrangère, soudain préoccupé de voir quel effet sur elle avait produit le changement de physionomie, de la langueur à l’énergie, de l’oisiveté à la pensée vivante. L’Américaine se levait alors, désertait le café de la Terrasse, lui avait tourné le dos sans qu’elle eût manifesté le plus superficiel chagrin et même l’indice le plus imperceptible d’attention. Eh quoi ! elle ne se souviendrait pas de lui, elle partait sans adieu, sans tristesse ? Ce ne pouvait être l’indifférence, il l’avait certes remuée. Deux ou trois minutes, retenu par la discussion belliqueuse avec sa compagne, il avait négligé la délicieuse inconnue : le dépit motivait ce départ, cet abandon sommaire. Rasséréné, il n’en reçut que plus béat les protestations d’Yvonne, angoissée par le visage abattu de Lucien, repentante de sa jalousie, de sa mesquinerie d’humeur…

— Ne soyez pas offensé, je vous en prie, disait-elle, caressante. Ce n’est pas la première fois que je vous taquine… Nous avons eu déjà ces querelles gentilles qui font plus de bien que de mal : elles rapprochent davantage après avoir si peu éloigné. En un mot, je le regrette, je ne recommencerai plus, ou plutôt, oui, je recommencerai, puisque c’est indispensable et que ce n’est pas malin. Dites, Lucien, n’est-ce pas amusant ?

Le départ de l’Américaine lui fut une délivrance exquise. Yvonne étincelle de gaieté, les yeux mouillés d’un pardon généreux. Son ami n’a pas deviné la fureur jalouse : c’est préférable ainsi et rassurant ! N’abomine-t-il pas de tels reproches ?

— Certains envieux m’accusent, je le sais ! reprit-il, assombri.

— De quoi ? interroge-t-elle, feignant d’ignorer.

— Je viens de le dire ! s’exclama-t-il, hébété.

— J’espérais que vous l’aviez oublié.

— À dire le vrai, les ennemis ne me chiffonnent guère… Mais, à certains moments, ils sont encombrants, ils sont pesants sur l’âme…

— Des ennemis, Lucien ? vous badinez ! Mais pourquoi ? Des ennemis, ça n’a de raison d’être que pour détruire…

— Eh bien ?

— On tente de vous écraser ?

— Puisqu’on est lâche et injuste !…

— Mais dans quel combat êtes-vous assaillant ou assailli ? On ne détruit que les adversaires ! Si vous étiez sur le gril en pleine fournaise politique, ou si vous jouiez des coudes pour trouer votre chemin jusqu’au premier rang d’une profession, ou si vous vous acheminiez à une allure inquiétante vers les millions, ou si… enfin, si pour d’autres hommes vous étiez l’obstacle à leur but, l’empêchement à leur ambition, je comprendrais… mais je ne vois pas… n’est-ce pas ? j’ignore comment…

— Vous hésitez : qu’est-ce que vous alliez dire ?

— Comment vous pouvez avoir des ennemis !

— Ah ! je n’en ai pas ! On ne convoite pas ma situation, le nom que je porte, les relations dont je m’honore, l’existence douce et raffinée qui est la mienne ! Il y a des gens qui me détestent, mademoiselle. Vous me surprenez ! Je vous croyais une jeune fille glorieuse d’elle-même : n’y en a-t-il pas qui me tiennent rancune d’avoir mérité votre cœur ?

Ces dernières paroles ont frémi d’une conviction impétueuse, indéniable. En dépit de leur emphase, la jeune fille a tressailli de joie à cette flatterie. À l’idée que Lucien, parce qu’il est chéri d’elle, a des ennemis presque sûrs, elle est comblée, elle exulte. Un contentement si vif ne va pas sans un repentir plus aigu d’avoir été maussade, querelleuse, détestable. Afin de cacher un peu tant de satisfaction, elle élude le madrigal :

— Quand il s’agit de femmes, est-ce d’ennemis qu’il faut parler ? dit-elle, enjôleuse.

— Vous préférez qu’on les appelle des rivaux ?

— C’est moins terrible, moins lugubre, moins solennel, moins romanesque…

— Mais, au fond, c’est la même chose !

— Tiens, vous êtes romanesque ! s’exclama-t-elle, riant éperdument, sans qu’il y eût toutefois de la dissonance vulgaire en l’accès de plaisir.

— C’est bien vous, cela, Yvonne ! Quand faites-vous la réponse à laquelle il est normal de s’attendre ? Il n’y a rien de plus déconcertant, de plus fantaisiste que votre manière d’avoir l’esprit présent. Je ne m’y habitue pas. C’est trompeur et stupéfiant, mais c’est charmant !

— Mais c’est vous qui vous trompez, car je ne vous trompe pas, je vous l’assure !… Au contraire, je fais de mon mieux pour être claire et franche.

— Si vous ne trompez pas, êtes-vous du moins charmante ?

— Vous avez l’art d’expier les fautes contre la galanterie… Vous oubliez quelque chose, cependant : cela m’alarme d’être stupéfiante. Je ne saisis pas trop bien, et j’en ai de l’angoisse…

— De la véritable angoisse, pénétrante, cruelle ?

— Celle qui est la plus insupportable, le doute…

— Vous devenez profonde !

— C’est la millième fois que j’entends dire que le doute est atroce !

— Et douter de soi-même est effroyable, n’est-ce pas ? On vous torture donc !

— Avec sauvagerie ! dit-elle, joyeuse.

— Puisque vous êtes charmante, cela dit tout : il n’y a pas d’autre soulagement à vous donner !

— Stupéfier quelqu’un, ce n’est pas le rendre stupide ? Je croyais… Ce ne serait guère un don populaire !…

— Sans doute, mais il y a un genre de stupéfaction qui est l’admiration la plus absolue. Oui, mademoiselle, on vous admire jusqu’à en être stupide !

— C’est bien l’unique circonstance où vous l’êtes !

— Où vous me croyez finaud de l’être, plutôt…

— Ah ! l’adroite riposte !

— Ah ! la gentille vaniteuse !

— Comment cela ? dit-elle, agressive.

— Encore une volte-face d’humeur insolite, inexplicable, je suppose ?

— Oui, vous n’êtes pas stupéfait ?

— Stupide, irrémédiablement stupide, cette fois-ci, je l’avoue franc et net… j’ai perdu la voie…

— Il est pourtant facile de la retrouver !

— Guidez-moi par cette main-là, si mignonne, si nerveuse, si exquise !

— Vous ne m’échapperez pas !… Votre compliment de tout à l’heure n’avait pas le sens commun ! Je l’ai accueilli à titre de badinage. L’admiration, autant que vous le disiez, c’est de l’extase. On ne ravit pas les gens à propos de tout et à propos de rien… Or, vous étiez sérieux, si je puis encore me rendre compte de quelque chose…

— Quelle indignation ! Et parce que j’ai déclaré ma pensée intime ! Ce n’était qu’une manière d’exprimer combien le charme de votre esprit est divers, inépuisable, compliqué, c’est-à-dire adorable !

Cette tirade jaillit avec une aisance parfaite, alors que le visage du beau Lucien se voilait de gravité et que le regard s’alanguissait d’un long reproche, tempéra l’aigreur d’Yvonne. Elle retourna le ressentiment contre elle-même, s’incrimina : Lucien ne la gratifiait-il pas de flatteries semblables à chaque instant, ne l’en avait-il pas saturée ? N’avait-elle pas dû se plier aux phrases, à l’exagération, aux superlatifs doucereux ? Sous le langage orné, enguirlandé, pour ainsi dire pommadé, elle discernait une louange véritable. Certes, il écoutait les mots rares et harmonieux s’arrondir sur ses lèvres, il se délectait de souplesse intellectuelle, d’originalité, d’un langage fécond. Tout cela, elle le connaissait, elle l’avait compris, excusé, admis. Elle s’y était même si bien résignée que loin d’en être offusquée, elle y trouvait de la grâce et de la culture. Ne le blâmait-on si aigrement d’une conversation habile et surveillée que parce qu’on avouait une impuissance à l’imiter, à l’égaler ? Si donc elle a cru équitable d’en justifier, de presqu’en admirer Lucien, n’y a-t-il pas de l’injustice et de la petitesse à l’en flétrir aujourd’hui ? Elle rattache l’exaspération des nerfs à l’agacement causé par l’incident avec l’Américaine, elle en est confondue…

— Je suis sotte, n’est-ce pas ? dit-elle, avec une tendresse peu adaptée aux paroles banales.

— Cela s’accorde mal avec la déclaration que je viens de vous faire !

En somme, il a l’esprit vigilant, très adroit. Pourquoi se livre-t-elle à une prévention hostile ?

— Eh bien, oui, simplement, je vous demande pardon, Lucien.

— Nous ne nous comprenons plus… Votre colère n’était pas de la simulation, un caprice ! Vous jouiez à l’emportement, c’était de la variété, c’était gentil !… Comment ! Vous… vous étiez…

— Fâchée, d’une colère odieuse, stupide !

Le front du jeune homme se teinta d’une ombre soupçonneuse, quelques plis se tendirent entre les sourcils.

— Oui, Lucien, je suis détestable, redit-elle, servile et rougissante. Depuis quelque temps je m’égare en moi-même… Mon caractère se gonfle d’amertume, devient revêche et laid… Ne suis-je pas horrible, dites ?

— Ceci n’explique rien…

— C’est, vrai.

— Alors !

— Je ne sais…

— Pardonnez-moi ce mot sévère, mais c’est ridicule !… N’en êtes-vous pas vous-même convaincue ?

— Ridicule, mais vrai ! dit-elle, frémissante.

— Est-il besoin de vous rappeler que je le sais, moi ?

— Comme le dit mon frère, l’hypothèse n’est pas la science… Vous avez un soupçon, pas autre chose !

— Combien de fois, Yvonne, depuis quelques semaines, avez-vous obstinément refusé de répondre à mes questions violentes peut-être, mais légitimes ? Vous m’aviez promis, ce soir où Jean mit fin à un interrogatoire qui en est resté là, d’expliquer avec une franchise totale une transformation d’humeur aussi extraordinaire qu’elle fut singulière… Vous fûtes si caressante, si gentille aux premiers entretiens qui nous réunirent ensuite, que je n’osai vous reparler de la… enfin… de ce qui avait eu lieu. Vous n’avez pas oublié ce jour où de nouveau ce petit air grognon et ces réponses… maussades revinrent. L’endroit n’était pas favorable à un aveu complet, je n’insistai pas. Il y a environ une semaine, ici même, au café, vous eûtes encore l’esprit acéré… désagréable. Nous étions cernés de gens qui auraient pu s’amuser de notre querelle, je m’abstins encore. Aujourd’hui, nous sommes seuls, nous avons beaucoup de temps à nous, je vous prie de me fournir une explication entière. J’ai votre confiance ou je ne l’ai pas : si je ne l’ai pas, il vaut mieux… vous comprenez, n’est-ce pas ? Avant d’exiger, cette fois, j’ai voulu être sûr que je ne m’emballais pas, j’ai feint d’être sourd, j’ai attendu !…

— C’est impossible…

— Je ne vous reconnais plus… Je me demande si je ne vous connais vraiment que depuis le jour où vous fûtes soudain taquine et acerbe.

— Oh ! Lucien ! protesta-t-elle.

— N’est-ce pas mon droit ?

— Vous n’avez pas le droit de me faire souffrir !

— Le soupçon n’est-il pas de la torture ?

— De quoi me soupçonnez-vous, je vous en prie ? s’écria la jeune fille, à la fois combative et angoissée.

— De… d’être… je ne sais comment…

— N’avez-vous pas la preuve qu’il est des choses pénibles à dire ?

— C’est possible, toutefois…

— Pourquoi, au lieu de parler, balbutiez-vous ?

— J’attends, pour le dire ou ne pas le dire, que vous vous soyez expliquée.

— Le doute existe, c’est lui qui blesse !

— Vous m’y forcez, Yvonne !

— C’est vrai, Lucien, il faut que je vous parle. C’est très sérieux, j’ai eu de l’inquiétude, de longues heures songeuses, énervantes. Je croyais m’être préparée à vous ouvrir mon âme, il me semble que je ne le suis plus du tout. Soyez indulgent, j’ignore par quoi il faut débuter, comment tout paraîtra naturel et intéressant. Une impression étrange m’émeut : comme tout cela est ridicule et grave !… Je suis confuse et enthousiaste !…

Une rougeur dense, en effet, lui recouvre les traits. Bien que les prunelles se dilatent d’une appréhension farouche, Lucien y voit tout au fond clignoter une flamme ardente…

Beaucoup plus qu’elle ne voulut se le confesser à elle-même, l’appel de son frère la sollicitant à de la réflexion, à de l’ambition large et souveraine, à du dévouement, à de la bonté sans mesure, l’avait frappée au cœur. Sans doute, elle rétorqua par des railleries et les dédains agressifs, aiguisa souvent des sarcasmes pour que leur blessure pénétrât mieux. Trop orgueilleuse pour en faire sourdre la plus discrète manifestation, du trouble qui la faisait chanceler, elle fut hautaine. Elle eut l’intuition de tout le chagrin qu’elle avivait en son frère et dont il osait à peine gémir. Des révoltes généreuses contre elle-même la stimulèrent à s’humilier devant lui, à reconnaître une légèreté cruelle à force d’être mordante : au lieu de concéder, elle se défendit, elle s’entêta en l’affirmation que sa manière d’agir était convenable, guidée par la sagesse et conforme au siècle pratique. Jean n’était que l’idéaliste morne et importun, le rêveur de fuyantes chimères, lançait un cri d’espérances répercuté dans le vide…

Et pourtant, le doute lui serra l’âme comme avec des tenailles. Elle s’en moqua d’abord, se crut obsédée quelques heures, un jour, par les préjugés anciens d’idéal, de rêve incolore, inabordable. Elle se leurrait : ce ne fut pas le doute superficiel qu’on porte en soi comme une buée que le premier souffle d’oubli efface. Il n’amollit son étreinte que pour la refermer plus vive. Elle ressentait comme le poids d’une tyrannie sourde au plus profond d’elle-même, elle traînait un malaise, une idée fixe oppressante. Alors même que la gaieté la secouait et l’étourdissait, qu’elle était sûre d’avoir enfin calmé cette bizarre inquiétude, une crainte vague persistait en elle. Comme si elle eût été maîtrisée par une volonté plus ferme que la sienne, elle admit enfin qu’en son être quelque chose d’irrésistible et de décisif avait eu lieu. Elle ne pouvait plus être la même qu’avant la méditation suscitée par Jean. Vainement cherchait-elle à se replonger dans l’insouciance absolue, dans le tourbillon des joies multiples et faciles, elle sentait qu’une force intime la suivait partout, l’empêchait de s’adonner totale au plaisir comme autrefois. Contre l’obsession impérieuse, elle se rebella souvent, fut sans cesse vaincue. La perspective d’une vie orientée vers le faste et les triomphes exclusivement mondains continuait à lui sourire, mais avec un prestige moins éclatant. Ainsi que d’un horizon longtemps déformé par un aveuglant mirage on voit tout à coup s’éployer les contours vrais et limpides, elle eut la vision précise de l’avenir esquissé par son frère. Avant même le jour où d’une ardeur si énergique son frère les incita, elle et Gaspard, à une tâche généreuse, elle pressentit combien la femme canadienne-française pouvait accomplir d’admirables choses pour le relèvement de la race… Peu à peu, quoi qu’il s’y mêle un snobisme alarmant parce qu’il est éphémère d’essence, l’élite féminine de « chez nous » se laisse attirer par la séduction du rôle social. Le bruit des quelques tentatives, des quelques résultats splendides avait parfois atteint Yvonne. Oh ! combien distraite en face d’événements lointains, à peine intelligibles, à coup sûr n’important guère ! Si plus tard elle devait, pour ne pas déchoir de son renom de femme élégante, s’enrôler au service d’une campagne de bienfaisance ou s’abandonner à un courant d’intellectualisme, elle se résignait d’avance à le faire, avec énergie, avec passion, docile au rêve de Lucien Desloges, selon le modèle qu’il ciselait de l’épouse éblouissante, intuitive, qui excellerait à retirer de chaque mode nouvelle une gloriole particulière, une supériorité d’initiative et d’éclat…

Cela ne signifie pas que l’intelligence d’Yvonne Fontaine s’affaissait. Elle conservait de l’élan, de la souplesse, une vivacité personnelle. En d’autres termes, elle ne s’enfuyait pas, elle ne s’abêtissait pas : le plus vigoureux d’elle, tout simplement, somnolait. Dans toutes les occasions de penser, d’être originale, que lui offrait son existence de jeune fille adulée, elle éclipsait toutes ses rivales par une aisance à lancer des ripostes inattendues, par une ingéniosité savoureuse et brillante, par un esprit dont nul ne pouvait récuser l’activité incessante et le riche imprévu. Dès qu’Yvonne s’intéressait un peu à une idée quelconque, fût-elle sévère ou futile plus ou moins, elle n’en parlait qu’en lui insufflant un charme et une vie spéciales. Sympathique à la vocation de luxe et de vanité glorieuse à laquelle si adroitement Lucien la provoquait, elle répondit à son attente avec l’ardeur, les ressources, la vibrante intuition de son intelligence. En elle aussi revivaient l’impétuosité de Gaspard, son vorace appétit de réussir. De pareils instincts, vivant à la sourdine, attendaient l’heure d’éclater : les projets de munificence auxquels son ami l’initiait, dont il avait l’intention de la rendre solidaire, eurent cet effet, les firent tressaillir en elle. Avant longtemps, ils furent développés, forts, obsédants. Au couvent, lorsqu’elle s’épuisait à maintenir son nom à la première place des concours, n’avait-elle pas déjà frémi sous l’aiguillon d’être sans égale ? Il est vrai qu’alors, et autant que son frère l’en jugeait délicieuse et noble, elle se complaisait aux enthousiasmes généreux, aux songes de tendresse altière, au désir d’une vie profonde. Elle ne s’évertuait pas moins à copier toutes les fantaisies distinguées, les raffinements, les menues frivolités de ses compagnes issues des familles resplendissant au premier rang de la mêlée mondaine. Jean, la chérissant d’une affection extrême, ensorcelé, ne devina pas cette recherche croissante de la parure et de la joie artificielle. Toujours est-il qu’à la date où on réclama sa jeunesse et sa beauté, les études closes, elle avait l’âme encline à céder aux molles tyrannies de la mode, à l’emprise de la vogue. Oh ! l’enivrement de la popularité bruissante autour d’elle ! Quel ravissement de dépasser les autres jeunes filles, de se sentir la favorite, la plus jolie, la plus lumineuse, la plus enviée de la saison ! D’être ainsi admirée par les jeunes gens, acharnés à lui payer leur redevance de flatteries et de politesses, ne se grisa-t-elle pas d’une jouissance analogue à celle dont Gaspard Fontaine, maîtrisant la richesse, avec fièvre se délectait ? D’un orgueil pareil à celui de son père, avec une certitude et une présomption égales, avec la même exubérance, elle tendait vers le succès, elle conquérait la société. Lucien Desloges ne fit qu’accélérer les penchants d’Yvonne, que fortifier son rêve en lui dessinant des contours plus nets, en le faisant plus accessible. L’imagination, la pensée, l’énergie, le vouloir furent emportés vers un mirage d’éblouissantes et précises visions. Et cet idéal avait eu le temps de s’affermir assez pour que Jean, lorsqu’il s’y heurta, eut la sensation d’une résistance dure, impitoyable…

Si Jean incrimina trop exclusivement l’amoureux, s’il ne tint pas du tout compte des tendances vives auxquelles sa sœur avait donné libre cours, il ne s’exagéra pas l’émotion puissante dont il réussit à la pénétrer. Pendant quelques jours, dès que ses réflexions étaient victorieuses de l’obstination à les ignorer, qu’avec droiture elle creusait l’avenir, elle assimila l’adhésion aux conseils de Jean au rejet de Lucien comme l’époux certain. Les ambitions de celui-ci, violentes, tenaces, elle en devinait le lien avec le caractère du jeune homme. Une pensée la tourmenta beaucoup : ne les aimait-il pas plus qu’elle-même ? La femme adorée serait-elle autre chose qu’elles ? À le craindre, elle traversa quelques heures d’une sombre désolation. Cela devint si déprimant qu’elle ne voulut pas le tolérer, qu’un effort instinctif releva son courage, anéantit cette peur. Elle se moqua d’anxiétés qui lui parurent absurdes. Un tel soupçon ruinait l’amour dont Lucien multipliait les effusions : de son amour n’avait-elle pas une conviction suprême ? N’était-ce pas, en son esprit, la première contestation, le premier doute, la première injustice ? Un accès d’amertume l’irrita contre son frère : il était responsable de la torture, de l’outrage. Ce lui fut un soulagement de le croire, une excuse bientôt. Jean l’avait sommée d’être méfiante : elle se sentit réhabilitée, digne…

Il est évident qu’après cette crise elle eut une confiance plus impétueuse, plus inébranlable en la sincérité du beau Lucien. Il prévoyait à leur tendresse un cadre merveilleux, une atmosphère de splendeur. Mais sa tendresse était vraie, fidèle et complète, elle vivait par elle-même, elle promettait, elle affirmait, elle jurait, elle ne décevrait pas ! La griserie de l’avoir si bien assujetti revint à la jeune fille. Elle s’admira beaucoup de le tenir, de l’émouvoir. Un bonheur dont la douceur l’étreignit, un bonheur nouveau, parce qu’elle ne savait rien de si doux encore, fit surabonder en elle ce qui lui sembla la plénitude de vivre. Pour ainsi dire, l’angoisse apaisée s’écoulait en source d’amour. Ces heures d’inquiétudes, en effet, lui manifestèrent combien lui était nécessaire l’affection dont elle se louangeait. La vanité seule ne l’inclinerait plus vers Lucien désormais, il y avait bien mieux qu’un attachement factice et volontaire, puisque son cœur n’avait pu endurer la souffrance et s’élargissait d’une pitié si tendre et si profonde. Elle commençait à l’aimer, elle le sentit, elle en fut épouvantée. Jusqu’alors, elle était fausse envers elle-même et envers lui. La douleur d’y réfléchir, d’en être positive, agrandit son amour. Une gravité mystérieuse la transforma : elle avait parfois l’hallucination d’être étrangère à elle-même. Elle passait d’une exaltation délicieuse à un chagrin suave. En sa manière de se réjouir, il y avait autrefois une insouciance dont elle ne serait plus jamais capable. Sa gaieté la plus bruyante laissait l’âme lourde…

Phénomène qui la remplit de saisissement, elle reconnut peu à peu ces rêves dont Jean lui avait imposé la souvenance et qu’elle s’était hâté de renier. Ils n’étaient plus les mêmes, et cependant, elle retrouvait d’anciennes ivresses à revivre. Elle avait ri des rêves morts, ils se ranimaient : quelque chose d’indéfinissable rendait pareils ceux de la jeune fille et ceux qui, depuis l’amour, en son être répandaient la félicité. Il lui sembla que les dissemblances, dont elle était sûre, n’étaient qu’apparentes, qu’au fond d’elle-même les uns et les autres se confondaient, identiques, inexprimables. Ceux-ci, moins nuageux, moins perdus en du vague que ceux-là, prenaient la vie plus entière, bouleversaient d’un émoi plus aigu, creusaient des traces plus durables. Mais il découlait des uns comme auparavant des autres, une sensation d’existence radieuse et meilleure qu’elle désira, qu’elle avait désirée éternelle…

Enfin, ces rêves lui ouvrirent leurs profondeurs cachées. Elle cessa de les honnir. À cause des émotions bienfaisantes qu’ils prolongeaient en elle infiniment, elle les respecta, elle les comprit. Un besoin impétueux de se dévouer l’inonda, elle sut que d’une générosité semblable jaillirait le vrai bonheur. Son cœur se dilata d’une vaste indulgence qui voulait couler à flots inépuisables. Elle ignorait comment définir le lien de ces tendresses nouvelles avec les rêves : elle avait conscience d’être par eux si bonne qu’en vivre, c’était frémir de la bonté la plus pure et la plus émouvante. Un désir la conquit totale. Il fallait que ces ardeurs vers le bien, vers de la haute lumière, vers le beau immense, vers la sérénité apaisante du devoir, ne fussent pas étouffées. C’est elles que Lucien détruirait, ce fut la prophétie désolée de Jean. Pourquoi frissonnait-elle ? Derechef le doute, incisif, la déchira. Les paroles de son frère, de leur calme pénétrant, la hantèrent, la désespèrent. L’intuition qu’elles avaient touché juste lui fit mal. Ce nouveau malaise était plus difficile à refouler que l’autre antérieur dont elle avait néanmoins quelque peu gardé l’empreinte amère, il empoignait ferme. Tout le jour où il s’attacha en elle, une douleur lancinante fouilla son cœur. Le soir même, se tint la causerie mouvementée, si austère et prenante à la fin, entre Gaspard Fontaine et ses deux enfants. Yvonne, au moment où elle s’encadra au milieu de la porte et rompit le colloque du père et du fils, étincelait de malice et d’espièglerie. C’est que, tout-à-coup saisie par l’un de ces revers d’humeur propres aux femmes très sensibles qu’exaspère trop de joie ou de souffrance, elle avait réagi malgré elle, selon une poussée inévitable de l’âme profonde. L’instinct de s’amuser, de s’étourdir beaucoup, lui dicta des railleries, la violenta d’éclats de rires. Un relent d’aigreur contre son frère enivra son cerveau. Mais Jean, si résolu, si clément, si irrésistible, versa de la douceur aux nerfs douloureux. Elle s’attendrit. Elle ne fut plus arrogante et bourrue, elle écouta d’un esprit dompté, avec une émotion ramassée et soumise. Du langage de son frère, il émanait une lucidité parfaite, attirante comme la pureté des sources : Yvonne s’abreuva d’idéal et de certitude. Les impulsions en elle se tendirent vers un but moins trouble, plus révélé. La passion comprimée de Jean l’infiltra elle-même peu à peu, de l’enthousiasme électrisa son sang, lui empourpra le visage. Elle palpitait de convictions adoptées, claires et voulues. Quand vint le plaidoyer touchant pour la race, Yvonne était prête, elle fut bouleversée. Une flambée d’enthousiasme la réchauffa toute entière. Le profond souhait d’être bonne et fervente la poussa vers les dévouements suggérés, vers le rôle de puissance et d’amour…

Une telle conviction s’épanouit davantage, s’éclaira en elle d’une précision saisissante. Mais comment Lucien l’envisagerait-il ? Elle ne pouvait se placer devant le problème sans un tressaillement d’effroi. Pour se rassurer, elle assemblait toutes les qualités du jeune homme, elle joignait tous les souvenirs, et elle ne réussissait pas. Ce n’était plus de la certitude, mais de l’oppression indomptable : Lucien Desloges s’effarerait d’idées aussi austères, s’opposerait, ne tenterait même pas de comprendre. D’une boutade narquoise ou d’une moquerie acérée, il s’esquiverait, il tournerait le dos à la confidence ennuyeuse. Et l’assurance qu’il serait hostile et mesquin n’atteignit pas son amour : aucune répugnance ne survint. Comme elle l’aimait ! Elle en fut bienheureuse et atterrée. Il lui sembla que le destin la rivait à lui, qu’elle devait lui rester loyale et indulgente, miséricordieuse et tendre sans mesure. L’immense bonté venue en elle se pencha vers lui…

Yvonne l’excusa, ne le méprisa pas. Elle ne le chérit qu’avec plus de force et d’apaisement. Ce qu’elle discernait de sa légèreté, de son égoïsme, loin de lui être détestable, la charmait en quelque sorte, parce qu’à ne pas le haïr, elle était plus sûre, plus énorgueillie de sa tendresse. Depuis que son amitié s’exaltait, s’élevait ainsi, peu à peu se délivrait de ce qu’un jour elle avait contenu de trop frivole ou de trop instinctif, depuis quelques semaines donc, elle fut souvent déchirée par l’hésitation. Son cœur, en effet, se serrait de peine lorsque, délibérant avec elle-même, elle discutait si elle devait communiquer à Lucien l’ambition prodigieuse ou le tenir dans l’ignorance. Jusqu’au jour où elle aurait un ascendant plus énergique sur la volonté du jeune homme ? Pourquoi ne se modifierait-il pas selon le bouleversement dont elle-même avait été secouée, changée ? Pourquoi ne franchirait-il pas l’étape de l’amour subalterne à la passion magnifique et généreuse ? Pour elle, pour qu’il devînt plus digne, de plus en plus homme de cœur et de beauté, pourquoi ne fournirait-il pas à sa race un peu d’âme et de talent ? Elle désire dès lors, il faudra qu’un superbe dévouement l’agite, le rehausse, le transforme ! Il s’agit bien d’une évolution qu’elle suscitera, qu’elle soutiendra, qu’elle vivifiera. Leur affection n’en sera-t-elle pas ennoblie et inébranlable ?…

Il y a peu de jours, comme s’il se fût ingénié à s’étaler, Lucien lui parut si infatué de lui-même et volage que l’épouvante la reprit. Elle fut, pour ainsi dire, écrasée par la masse d’une vanité solide, incorrigible. Puisqu’elle savait, pourquoi ne se lassait-elle pas d’un tel amour, pourquoi le besoin de s’en affranchir ne lui venait-il pas ? Elle eut beau s’aigrir contre elle-même, elle affermit son amour…

Une bonté âpre la gonflait d’en être malgré tout orgueilleuse…

Aujourd’hui, l’impertinence des œillades à l’Américaine a fait renaître les doutes, puis l’angoisse… Yvonne a derechef, maladroite, recouru à l’agression, rallumé les susceptibilités du jeune homme. Il attend les explications, il presse, il la fascine des yeux impatients. D’abord, elle a vacillé, un recul d’âme l’a interdite. Il n’est qu’une excuse à tant d’acrimonie, de violente malice : dévoiler la crise morale à travers laquelle tout elle-même a passé, qui l’a torturée pour mieux l’assouplir à un idéal clair, vrai et magnanime. Bien que celui-ci l’ait conquise, la domine et la sollicite à l’effort, bien qu’à l’instant même elle ressente pour lui un battement de cœur chaleureux, elle ne se résout à l’avouer à Lucien qu’avec un tressaillement de confusion :

— Vous allez être bien généreux, bien sympathique, bien… sérieux ? dit-elle, implorant des yeux tout ce qu’elle disait.

— Mais je suis toujours…

— Sérieux ?

— Il ne faut pas toujours être sévère comme une… comme une muraille de forteresse…

— Il y a une manière d’être sérieux toujours, celle de guider sa meilleure énergie vers un but, vers une tâche magnifique, inspiratrice… Aux heures de détente, cela n’empêche pas la joie facile et grisante…

— Qu’est-ce que c’est que tout cela, je vous en prie ? Je n’y vois pas la fameuse excuse !

— Vous avez promis de me rendre heureuse, n’est-ce pas ?

— Au superlatif !

— Si ce que je dévoile est nécessaire à mon bonheur, vous le comprendrez, vous le voudrez ?

— J’écoute avec mon âme d’esclave !…

— Eh ! bien, Lucien, vous avez l’intelligence riche, alerte, pénétrante… Vous vous glorifiez d’une volonté devant laquelle on s’écarte… J’ai de l’espérance en votre cœur : il est bon, il est droit, il est ferme !… Vous pouvez, vous devez être utile, puissant !… Vous ne m’avez jusqu’ici offert que de la splendeur mondaine : dites, elle ne suffira pas, elle ne sera qu’une partie de notre avenir délicieuse et amusante ; il faut aussi quelque chose de plus certain, de plus haut, de plus… éternel…

— Mais que faites-vous de notre amour, ma chère Yvonne ? fit-il, à la fois enivré des flatteries et curieux des choses graves qu’il pressent.

— Il s’agit bien de notre amour, Lucien, je veux qu’il dure ! À ne vivre que de lui-même, il faiblirait peut-être, il deviendrait banal, il se fanerait comme une fleur privée de soleil. Un amour, tel que le nôtre, doit se renouveler, se fortifier par l’union des âmes vers ce quelque chose d’élevé, de sincère, d’éternel… Il vivra alors de cette obsession de la tâche commune, de cet accord incessant vers la bonté… Nous aurons tant de loisir ; j’ai peur du plaisir sans cesse, il anémie le cœur… Voulez-vous que nous donnions un peu de notre richesse et de nous-mêmes à notre race, à des œuvres nationales ?… C’est vague ? J’expliquerai ! Nous chercherons, nous verrons clair ! Comme elle a besoin d’amour, elle aussi !…

— Qui vous a mis ce patriotisme romanesque en tête ? Ma surprise n’a pas de limites… Si peu de temps avant notre mariage, avons-nous le loisir de tels soucis ? Vous êtes impressionnable, on a remué votre cœur avec adresse. Ce n’est pas sérieux, dites ? Ce que vous dites est admirable de charme et de profondeur, mais c’est vague, cela échappe. C’est de l’idéalisme sonore, une chanson joliment rythmée sur vos lèvres, mais qu’en demeure-t-il ? Pas autre chose : l’impression fugitive d’un chant… Bientôt, vous n’y songerez plus…

— Lucien, vous me faites plus de chagrin que vous ne sauriez vous l’imaginer ! dit-elle, avec une réelle angoisse.

— C’est vous qui n’êtes pas sérieuse, Yvonne !

— Ma voix ne vous émeut-elle donc pas ? Détruirez-vous l’espérance nécessaire en vous ?

— Mais enfin, c’est un caprice, l’entêtement d’un jour, d’une semaine ! dit-il, agacé.

— Je vous ennuie ? Je suis ridicule, n’est-ce pas ?

La désillusion l’oppresse…

L’embarras pétrifie Lucien d’abord : il n’a pas l’effronterie d’avouer ce qu’il pense, il flatte, il ment :

— Une jeune fille charmante n’est jamais ridicule !

— Vous ne répondez pas !

— Avons-nous contre la femme un autre argument que le compliment ?

— Vous vous moquez de moi ! s’écria-t-elle, une blessure profonde au cœur.

— Nous avons tout l’avenir pour nous en soucier, de votre féminisme, de votre secret de prolonger, d’éterniser l’amour… c’est bien cela ?

Il minaude, il persifle… Une douleur violente exaspère le courage d’Yvonne :

— Eh ! bien, libre à vous de railler, de ne pas vouloir m’entendre ! Vous m’enlevez toute force d’être claire, d’être éloquente. Votre badinage me paralyse. Un jour, vous admettrez, vous voudrez ! Votre visage s’illumine d’un sourire que je connais bien : vous ne croyez pas à mon enthousiasme ? Vous dites : c’est de l’imagination, de la naïveté, du romanesque ! Je vous préviens que vous serez conquis, entraîné ! J’espère en vous, Lucien, de tout l’élan de mon âme. Des heures méchantes m’ont déchirée : elles me bouleversaient, elles sont responsables de tout, des taquineries, des humiliations… Oh ! pardon, c’est fini, je crois en vous ! Je vous convaincrai, je ferai de vous l’être de bonté, de valeur, d’excellence que j’attends, que je veux ! Ah ! que je vous remercie de ce visage transformé, sérieux, qui ne me torture plus, qui me promet d’être généreux et d’obéir, n’est-ce pas ?

Lucien Desloges a la certitude qu’il faisait erreur, qu’elle n’est pas émue par une fantaisie puérile. Tant de conviction passionnée l’abasourdit, le tranquillise, refoule sa raillerie. L’accent de la jeune fille, agressif, vigoureusement positif, l’a troublé, rendu méditatif. Comme si du respect lui faisait vénérables les angoisses dont elle a souffert, il ne peut la décevoir encore, la tourmenter de sarcasmes. Avant de croire en lui de la sorte, elle a cédé aux doutes contre lui : il ne songe même pas à lui faire une querelle d’orgueil. Un attendrissement bizarre le pousse à la miséricorde, à s’humilier…

— Je vous remercie de croire en moi, dit-il, à voix basse et douce…

— Ah ! que vous êtes bon, Lucien ! Que je me sens joyeuse et fière ! s’écrie-t-elle, avec une gratitude frémissante.