***
Cavaliers et Dragons
Revue des Deux Mondes5e période, tome 13 (p. 87-117).
◄  01
CAVALIERS ET DRAGONS

DERNIERE PARTIE[1]

La guerre de sécession venait à peine de finir que la guerre austro-prussienne de 1866 commençait. L’emploi de la cavalerie, aussi bien du côté prussien que du côté autrichien, comparé à ce qui venait de se faire en Amérique, présente un contraste saisissant.

Avec des cavaleries exercées depuis tant d’années, on était, semble-t-il, en droit d’espérer des résultats plus considérables encore que ceux dont il vient d’être fait mention. La désillusion fut complète. Leur rôle fut presque nul. Ceci doit paraître inexplicable à ceux qui ne se rendent pas compte du voile que, dans les choses militaires, la routine et le parti pris jettent souvent sur les intelligences les plus claires.

En 1866, les cavaleries européennes ne prêtent aucune attention aux événemens d’Amérique. Elles n’ont en vue qu’un seul but : l’action dans la bataille, comme arme de choc, par la charge et l’emploi de l’arme blanche. Quant au combat par le feu, il ne saurait en être question.

Cette erreur a été si funeste à l’Autriche, qu’il est permis d’affirmer qu’elle a causé sa défaite.

L’Autriche avait une magnifique cavalerie, admirablement montée et bien encadrée. Mais sa doctrine étant fausse, cette cavalerie devait être inutile, et elle le fut en effet. En Bohème, elle comptait 178 escadrons, dont 38 attachés aux corps d’armée. Il restait donc à la disposition du général en chef 140 escadrons avec 94 pièces de canon.

De son côté, la Prusse disposait de 194 escadrons, dont 88 de cavalerie divisionnaire, ce qui laissait libre 106 escadrons et 46 pièces. La supériorité autrichienne comme cavalerie disponible pour une action à grande envergure, était donc de 34 escadrons et de 48 pièces. Il convient toutefois de remarquer que du côté autrichien, sur 140 escadrons, 78 de lanciers et cuirassiers ne sont pas pourvus de carabines.

Les événemens vont montrer la gravité de cette erreur.

Au début des hostilités, le grand état-major prussien pensait que l’armée autrichienne se réunirait à celle de la Saxe et se concentrerait à Dresde, pour de là menacer le cœur de la Prusse. En conséquence, les troupes destinées à opérer contre l’Autriche furent réparties en trois armées qui, à la date du 15 juin, jour de la déclaration des hostilités, étaient ainsi disposées : l’armée de l’Elbe, sous le général Herwarth de Bittenfeld, autour de Torgau ; la première armée, sous le prince Frédéric-Charles, vers Gorlitz, pour couvrir Berlin ; la deuxième armée, sous le prince royal, près de Neisse, pour couvrir la Silésie.

Le front total de ce déploiement atteignait 300 kilomètres. La première et la deuxième armée étaient séparées par un intervalle de 180 kilomètres. Entre leurs lignes de marche, vers la Bohème, se trouvait le massif du Riesen-Gebirge, dépourvu de voies de communication praticables aux armées

Le 16 juin, la Saxe est envahie par l’armée de l’Elbe ; l’armée saxonne se retire devant elle pour gagner la Bohème et se réunir aux corps avancés autrichiens. En même temps qu’il constatait la retraite de l’armée saxonne, le grand état-major prussien recevait le 19 juin par son service de renseignemens tous les détails concernant les cantonnemens et les mouvemens de l’armée autrichienne. En conséquence il se décidait à opérer en Bohème et à fixer à Gitschin la concentration des trois armées prussiennes.

Dès le 10 juin, l’armée autrichienne était établie entre Brunn et Olmütz et occupait une zone de cantonnement de 80 kilomètres de profondeur. Le 12, elle commençait à resserrer ses cantonnemens, et le 17 elle se mettait en mouvement ; mais le défaut d’organisation entraînait des lenteurs ; le Feldzeugmeister Benedeck, mal renseigné sur les positions et les mouvemens des Prussiens, hésitait sur le parti à prendre, si bien que le 20 juin, les trois armées prussiennes concentrées autour de Dresde, Gorlitz et Neisse ne se trouvaient pas plus éloignées de Gitschin que l’armée autrichienne.

Cependant, dès le 30 mai, la 1re division de cavalerie de réserve autrichienne était à Prosnitz, à 200 kilomètres de User, affluent de l’Elbe, dont la vallée formait la première coupure sur la ligne d’invasion de la Bohême par la Lusace et la Suisse Saxonne.

La 2e division de cavalerie de réserve était à Kremnitz, à 220 kilomètres de l’Iser et à 280 kilomètres des défilés de la montagne. Ces deux divisions allaient être maintenues sur leurs positions jusqu’au 20 juin.

La 3e division de cavalerie était à Wischau, à 200 kilomètres de riser et à 250 kilomètres du débouché de la Suisse Saxonne. Le 20 juin elle fut portée à Steinberg au nord d’Olmütz.

La 1re division de cavalerie légère attachée à l’armée saxonne et le corps autrichien du général Clam-Gallas se trouvaient sur la frontière de la Lusace, battant en retraite en Bohême devant la première armée prussienne et l’armée de l’Elbe.

Enfin, la 2e division de cavalerie légère était en Silésie avec son quartier général à Freudenthal, en observation devant la pointe sud du comté de Glatz, pour surveiller l’armée du prince royal.

Ce ne fut que le 20 juin que la cavalerie autrichienne se mit en marche ! Or, le 22 juin, la tête de colonne de l’armée de l’Elbe pénétrait en Bohême et atteignait Schluckenau. Le 24 juin, la 1re armée franchissait à son tour la frontière et les montagnes.

Le 25, la 1re armée prussienne, réunie à celle de l’Elbe, sous le commandement du prince Frédéric-Charles, occupait le front Reichenberg, Gabel (en Bohême) au débouché sud des monts de Lusace et de l’Iser-Gebirge, à 25 et 30 kilomètres au nord-ouest de l’Iser, l’aile gauche à 60 kilomètres de l’aite droite de l’armée du prince royal, qui était encore au delà de la chaîne du Biesen-Gebirge et de l’Erz-Gebirge, entre Liebau et Glatz.

Ce même jour, les têtes de colonne de l’armée autrichienne atteignaient l’Elbe vers Josephstadt et Kœniggrætz. Mais la 1re division de cavalerie de réserve seule avait été portée en avant de l’armée. Elle était le 24 juin à Skalitz ayant parcouru depuis le 20 juin 130 kilomètres en 5 jours, soit une moyenne journalière de 26 kilomètres et se trouvait encore à 70 kilomètres de l’Iser, Les deux autres divisions de cavalerie de réserve avaient été maintenues en arrière des troupes d’infanterie et se trouvaient encore, la 2e à Leitomischl à 110 kilomètres de l’Iser, n’ayant parcouru depuis le 20 juin que 100 kilomètres ; la 3e à Abtsdorf, à 125 kilomètres de l’Iser, ayant parcouru 65 kilomètres.

Seule la 1re division de cavalerie légère était au contact des Prussiens vers Turnau et Podol.

Quant à la 2e division de cavalerie légère, elle était toujours en observation devant le comté de Glatz à Gabel et n’avait pas reconnu le mouvement de flanc de l’armée du prince royal partant de la basse Neisse pour gagner, en contournant le comté de Glatz, les défilés de l’Erz et du Riesen-Gebirge.

En mettant en mouvement dès le 15 juin, jour de l’ouverture des hostilités, les quatre divisions de cavalerie disponibles pour leur faire garnir les défilés de la Lusace, puis la ligne de l’Iser, Benedeck pouvait porter le gros de ses forces dans l’autre direction à la rencontre de l’armée du prince royal qu’il eût attaqué en tête. En même temps, il aurait pu la faire suivre en queue par la 2e division de cavalerie légère dans les défilés des Sudètes.

La distance maxima à parcourir pour atteindre les monts de Lusace était de 300 kilomètres. La cavalerie autrichienne donnait assez de preuves d’endurance pour lui faire faire ce mouvement en cinq ou six jours. D’ailleurs, dès les premiers jours de juin, il était facile de pousser la cavalerie vers la frontière et de lui faire gagner quelques marches.

Le 25 juin, il était encore temps de faire un effort et de porter la cavalerie de réserve sur l’Iser. L’armée du prince Frédéric-Charles n’atteignit cette rivière que le 27 juin.

Le grand état-major prussien n’était d’ailleurs pas sans inquiétude sur la situation ; aussi, le 22 juin, le maréchal de Moltke, en envoyant ses instructions pour la marche concentrique des armées prussiennes sur Gitschin, écrit en particulier au commandant de la 1re armée :

« La 2e armée est la plus faible et c’est à elle qu’incombe la tâche la plus difficile puisqu’elle doit déboucher des montagnes. En conséquence, dès que la 1re armée aura effectué sa réunion avec le corps du général Herwarth, elle devra, afin d’abréger la crise, redoubler d’efforts pour hâter son mouvement en avant. » Et dans la relation de la campagne, de Moltke ajoute : « Il suffisait de forces relativement faibles pour défendre la grande coupure formée par l’Iser ou celle de l’Elbe selon qu’on voulait réunir des forces supérieures pour opérer contre le prince royal ou le prince Frédéric-Charles. »

Les quatre divisions de cavalerie autrichienne, bien pourvues d’artillerie et opérant comme dragons, étaient plus que suffisantes pour remplir cette mission. Mais il aurait fallu que cette cavalerie consentît à combattre à pied.

En ce qui concerne la cavalerie dans le combat, il est facile d’établir que la bataille de Sadowa eût été gagnée par les Autrichiens, s’ils avaient appliqué les principes exposés par Sheridan.

Le matin du 3 juillet, l’armée autrichienne est concentrée à l’ouest de Kœniggraetz. Le Feldzeugmeister Benedeck se propose d’attendre l’ennemi sur les hauteurs entre l’Elbe et la petite rivière Bistritz. Il place en 1re ligne, face au nord-ouest de Lubno à Chlum, trois corps d’armée : le corps saxon à gauche, avec sa cavalerie à l’extrême gauche, puis le Xe et le IIIe corps d’armée. Il établit en réserve, derrière l’aile gauche, le VIIIe corps d’armée et la Ire division de cavalerie, sous les ordres du général Edelsheim ; à l’aile droite il place les IVe et IIe corps, établis de Chlum jusqu’à Lochenitz sur l’Elbe, avec la 2e division de cavalerie légère de Tour et Taxis, surveillant les ponts de l’Elbe et le cours d’un petit affluent : la Trottina. Enfin, en réserve générale, en arrière de Chlum, il garde les Ier et VIe corps d’armée, la réserve d’artillerie et les 3 divisions de grosse cavalerie des généraux prince de Schleswig-Holstein, Zaitseck et comte de Coudenhove.

Chaque corps d’armée dispose d’un régiment de cavalerie qui lui appartient en propre.

Le maréchal de Moltke attribue à l’armée autrichienne un effectif total de 200 000 combattans, dans lequel les 5 divisions de cavalerie entrent pour un effectif de 18 000 cavaliers, répartis en 118 escadrons et 10 batteries d’artillerie.

On sait ce que fut la bataille. La 1re armée prussienne et larmée de l’Elbe, formant un total de 125 000 hommes, sous le commandement du prince Frédéric-Charles, se porte à l’attaque dès 8 heures du matin sur un front de 12 kilomètres. A la gauche, le général Fransecky se Jette dans le bois de Swiep-Wald et l’occupe dès 8 heures du matin, pour tendre la main à la 2e armée prussienne dont les pointes d’avant-garde sont à la même heure vers Kœniginhoff, sur la rive gauche de l’Elbe, à 15 kilomètres de distance. Le prince royal vient de recevoir l’ordre de l’amener au plus vite tout entière, sur le flanc droit de l’armée de Benedeck.

« Or, à 8 heures du matin, de toute la 2e armée, il n’y avait en marche sur la rive droite de l’Elbe que le VIe corps prussien, dont l’effectif était très faible, avec les avant-gardes du corps de la garde et du 1er corps qui s’étaient mis en route quoiqu’ils n’eussent encore reçu aucun ordre de départ. » (Campagne de 1866, Section historique prussienne.)

On sait le reste. Au moment où le roi de Prusse, voyant l’offensive du prince Frédéric-Charles arrêtée ou repoussée partout, toutes les réserves engagées et la troupe à bout de forces, va donner l’ordre de la retraite, la 2e armée entre enfin en ligne II est midi. L’armée autrichienne reste figée dans ses positions, tandis que le prince royal amène constamment de nouvelles forces et, vers 3 h. 30 du soir, les armées prussiennes réunies et soudées procèdent à une attaque générale, en convergeant sur le plateau de Chlum. L’infanterie autrichienne est refoulée en désordre sur l’Elbe.

C’est alors seulement qu’intervient la cavalerie. Elle se dévoue brillamment et montre, en protégeant la retraite de l’infanterie et en tenant tête partout à la cavalerie prussienne, dont elle arrête la poursuite, ce qu’on aurait pu attendre d’elle si, au lieu de la conserver pour atténuer la défaite, on l’eût employée pour concourir au succès.

Or, on l’a vu : à 8 heures du matin, la plus grande partie de la 2e armée prussienne n’avait pas encore franchi l’Elbe. Cette armée avait, tout entière, passé la nuit du 2 au 3 juillet sur la rive gauche du fleuve.

A 11 heures du matin, les têtes de colonne de la garde et du VIe corps prussien atteignaient à peine la Trottina et se trouvaient encore à près de 6 kilomètres de la division Fransecky : le reste de la 2e armée s’échelonnait jusqu’à l’Elbe.

La section historique du grand état-major prussien s’étend avec complaisance sur les difficultés de parcours que rencontrèrent les troupes du prince royal dans leur marche au combat. Que serait-il donc arrivé si les 116 escadrons et les 10 batteries de la réserve autrichienne se fussent portées dès l’aube du 2 juillet au-devant des têtes de colonne de la 2e armée prussienne ! En se répandant sur tout le front de marche et en utilisant les accidens de terrain que signale le maréchal de Moltke, pour tendre de tous côtés des embuscades, ils auraient harcelé sur tous les points et à tout instant les colonnes ennemies, en ayant recours, suivant les circonstances, soit au sabre, soit au canon, soit à la carabine. On peut être sûr que l’armée du prince royal, ainsi retardée au passage de l’Elbe, puis au passage de la Trotina, ne serait jamais arrivée à temps sur le champ de bataille de Kœniggraetz. Peut-être même aurait-elle été complètement annihilée. Sadowa eût été une victoire pour l’Autriche, au lieu d’être un désastre.

On s’est demandé si Benedeck était informé du mouvement de l’armée du prince royal. Les combats précédens de Trautenau, de Nachod, de Skalitz, avaient dû suffisamment l’éclairer sur la position de la 2e armée prussienne sur son flanc droit.

Il faut aussi faire remarquer que la cavalerie autrichienne tenant à n’opérer qu’en masse et ne battant pas l’estrade, avait complètement négligé d’éclairer le général en chef sur ce qui se passait à sa droite. Mais déjà, dans la matinée du 3 juillet, un télégramme de Josephstadt annonçait le passage de fortes colonnes s’avançant du Nord-Est vers le Sud-Ouest. Il était donc encore temps d’intervenir avec les 5 divisions de cavalerie de réserve.

Comme nous voilà loin d’Henri IV partant avec 900 chevaux et précédant son armée de quatre jours de marche pour se porter à la rencontre des troupes de la Ligue, dans l’espoir, avec sa poignée d’hommes, de les jeter dans la Saône, pendant qu’elles en opéreraient le passage.

Était-ce donc que la cavalerie autrichienne fût incapable de jouer un tel rôle ? Ce qui s’est passé en Lombardie prouve le contraire. Il eût suffi de lui indiquer ce qu’elle devait faire.

Sur l’Adige, l’archiduc Albert, qui commande l’armée autrichienne contre les armées italiennes, sait employer sa cavalerie et en tirer un excellent parti.

Dès le début des hostilités, l’archiduc, dont l’armée borde l’Adige, de Vérone à Badia, se couvre d’un côté sur le Mincio, par un rideau formé par la brigade de cavalerie du colonel Pulz, soutenue par un bataillon de chasseurs établi à Custozza, et de l’autre sur le Pô, par la brigade d’infanterie du général Scudier, soutenu par le 13e régiment de hussards. Pas un espion ennemi ne pourra franchir ce rideau et l’état-major italien restera dans l’ignorance absolue des mouvemens des Autrichiens.

Le 22 juin, résolu à porter son effort contre larmée du roi de Sardaigne, établie entre la Chiese et le Mincio et mettant à profit une crue du Pô, qui rend difficile le passage de ce fleuve, l’archiduc rappelle à lui la brigade Scudier et ne laisse devant les 90 000 hommes du général Cialdini, établis autour de Ferrare, que le 13e hussards et le 10e bataillon de chasseurs, sous les ordres du colonel de Szapary. Ce dernier s’acquitte parfaitement de sa mission, tient constamment l’archiduc au courant des mouvemens des Italiens, recule pas à pas devant eux, en les tenant en haleine et détruit les ponts de chaque cours d’eau qu’il abandonne. Le 23 juin, à 8 heures du soir, il faisait savoir par télégraphe à l’archiduc que l’armée de Cialdini, encore occupée sur le Pô, n’avait pas rallié l’armée du roi et ne pouvait être le lendemain à la bataille entre le Mincio et l’Adige.

Le 24 au matin, l’armée royale franchit le Mincio et se porte en avant dans la direction de Vérone, Elle est absolument surprise de se heurter à l’armée autrichienne, dont elle ignorait la présence en avant de cette ville. Les deux divisions de la droite : prince Humbert et Bixio, viennent donner contre les deux brigades de cavalerie des colonels Bujanovics et Pulz (15 escadrons, 2 400 chevaux) que l’archiduc a réunis sous le commandement du dernier. Celles-ci n’hésitent pas ; elles attaquent à fond et avec beaucoup d’à-propos les deux divisions italiennes. Chaque régiment, tout en se conformant au mouvement général, agit de sa propre initiative. En particulier, les lanciers de Trani et les hussards de l’empereur, emportés par leur élan, attaquent de front, les premiers, les carrés du prince Humbert, les seconds, ceux de la division Bixio.

Ces deux brigades perdent la moitié de leur effectif. Mais les 36 bataillons et les 6 batteries des 2 divisions prince Humbert et Bixio sont immobilisés pour le reste de la journée. Il n’était que 8 heures un quart du matin. Encore, crut-on nécessaire de renforcer plus tard ces troupes, pour remonter leur moral, avec la brigade Pistoja.

Les débris de la cavalerie du colonel Pulz se rallient et pendant tout le reste de la journée menacent le flanc de ces deux divisions d’infanterie qu’elles tiennent ainsi figées sur leurs positions. Bien plus, vers deux heures du soir, les deux brigades autrichiennes chargent pour la deuxième fois, et cette fois prennent plus de 1 000 hommes aux régimens italiens qui descendent en fuyant le Monte Croce et le Monte Torre. Elles poussent même l’audace jusqu’à sommer les deux généraux de division de capituler.

A l’autre aile et également à 8 heures du matin, la brigade autrichienne d’infanterie du général Benko était obligée d’abandonner devant les forces très supérieures des brigades italiennes Pisa et Forli, la position de Monte Cricol, Mongabia, Fenile, où elle était en train de se déployer. Le colonel de Berres qui, avec six pelotons de lanciers de Sicile, servait de soutien à la réserve d’artillerie du Ve corps autrichien, voyant le mouvement de recul du général Benko, envoie aussitôt trois de ses pelotons sous les ordres du capitaine Bechtoldsheim, pour chercher à prendre en flanc les colonnes italiennes. Celui-ci dépasse les troupes du général Benko, gravit le Monte Cricol pour reconnaître l’ennemi et aperçoit la brigade italienne Forli marchant en pleine confiance sur Fenile. A sa tête se trouvent le général Cerale, commandant la division, et le général Dho, commandant la brigade. Sans hésiter, il descend la pente comme un ouragan avec ses trois pelotons ; traverse la brigade Pisa, qui garnit le revers des pentes du Monte Cricol, tombe dans le flanc de la brigade Forli, stupéfaite de tant d’audace, et la met en pleine confusion. Les deux généraux sont grièvement blessés. Des cinq bataillons présens, un seul résiste ; les quatre autres sont en panique. Les trois pelotons de lanciers, décimés par le feu du bataillon qui n’a pas fui, sont, il est vrai, réduits à 17 hommes. Ils ont perdu, tués, blessés et manquans : 2 officiers, 94 hommes et 79 chevaux, mais l’aile droite autrichienne est dégagée et désormais va pouvoir reprendre l’offensive, progresser sans arrêt et achever de décider le succès.

A Custozza, la cavalerie autrichienne n’est donc pas, comme à Sadowa, employée à sauver l’armée d’un désastre. Elle sert à l’archiduc Albert à s’envelopper avant la bataille d’un rideau impénétrable, à tromper l’ennemi et à tenir éloignée du champ de bataille toute une armée.

Au début du combat, elle profite avec à-propos des occasions offertes et les résultats qu’elle obtient compensent ses pertes.

Mais il faut faire remarquer que ces résultats n’ont été obtenus que par de très petites fractions. Ce sera dorénavant la règle, car seules elles peuvent saisir l’occasion et en profiter.

Lorsque la cavalerie autrichienne est coagulée en lourdes masses qui se réservent pour la bataille, comme dans la campagne de Bohême, elle ne peut ni éclairer ni combattre. Quand tout est perdu, alors seulement elle intervient pour ralentir la poursuite. Elle sait se dévouer sans restriction et subir avec le plus grand courage les pertes les plus cruelles ; mais pour quel résultat ? Quelques escadrons pied à terre, appuyés par leur artillerie, n’auraient-ils pas arrêté plus sûrement la poursuite que ne le firent des charges meurtrières ?

La cavalerie prussienne, plus divisée, éclairait mieux principalement au moyen de ses pointes d’officiers. Toutefois, son action, comme arme combattante, fut restreinte, parce que le combat à pied n’était pas dans ses mœurs.

La décroissance progressive de la force de la cavalerie en tant qu’arme de choc ne cesse donc pas de se manifester. Cependant les grands chefs ne veulent pas s’en rendre compte. En vain la guerre américaine l’a-t-elle clairement démontré. En France, le même aveuglement existait. Quatre ans plus tard, la guerre franco-allemande éclatait et nous en apportait la preuve cruelle.

En juillet 1870, à l’armée du Rhin, nous disposons de 220 escadrons : 84 de cuirassiers et de lanciers, 84 de chasseurs d’Afrique, hussards et chasseurs et 52 de dragons. Ceux-ci sont enfin parvenus au but depuis si longtemps poursuivi, de se soustraire définitivement au service pour lequel ils ont été créés : le combat à pied. Peu à peu, ils s’étaient débarrassés de l’armement spécial qui leur avait été donné à cet effet.

Leur premier armement réglementaire date de 1717. Ils avaient alors le même fusil que l’infanterie avec la baïonnette à douille inventée en 1688.

Ils conservent et suivent dans ses transformations l’armement de l’infanterie, en 1734, 1777, 1822.

En 1832, on supprime leur baïonnette ; on l’avait enlevée en 1816 aux hussards qui, après avoir eu le fusil comme les dragons, avaient reçu le mousqueton de cavalerie modèle 1786 avec baïonnette. En 1842, les dragons reçoivent un fusil de modèle spécial à garnitures en cuivre, à percussion et sans baïonnette, qui est suivi par le fusil modèle 1857.

En 1867, on modifie ce fusil suivant le système Chassepot, et l’arme des dragons se trouve ainsi peser 200 grammes de plus que le fusil d’infanterie modèle 1866.

Enfin, le 4 décembre 1869, sur la proposition du Comité d’artillerie et dans le but d’unifier tout l’armement de la cavalerie, le fusil de cavalerie modèle 1866 est adopté. Mais les dragons, n’acceptant pas d’avoir un fusil comme l’infanterie, le baptisent du nom de carabine.

Mieux encore. Pour que personne ne puisse les obliger à reprendre leur vrai rôle de dragons, ils se font désigner, ainsi que les lanciers, sous le nom de cavalerie de ligne, et fixent ainsi leur rôle dans la bataille.

D’autre part, la faiblesse du commandement supérieur laissait la cavalerie se cristalliser dans son particularisme.

Le service en campagne, théoriquement enseigné, était peu pratiqué. L’instruction se bornait à des évolutions schématiques sur des terrains plans, agrémentées de vaines parades. Le tir était considéré comme une inutile corvée et même dans certains régimens qui croyaient affirmer ainsi leur esprit cavalier, des corvées brûlaient les cartouches pour s’en débarrasser plus vite. Les funestes conséquences de ces erreurs ne se firent pas attendre.

Dès le début des opérations, notre cavalerie fut groupée en lourdes masses, comme l’avait été la cavalerie autrichienne en 1866, et les mêmes fautes amenèrent les mêmes désastres. Les généraux spécialisés dans leur arme tenaient à réunir sous leur commandement le plus grand nombre possible d’escadrons et n’en laissaient détacher sous aucun prétexte. D’où cette conséquence que nos troupes, n’étant pas éclairées, furent partout surprises.

Un écrivain allemand (le prince de Hohenlohe) dit à ce sujet : « Les tendances imprimées à la cavalerie française la portent à veiller à sa propre sécurité, plutôt qu’à pousser en pays ennemi d’audacieuses reconnaissances. » Cette appréciation n’était même pas exacte, comme le prouve l’affaire du 15 août 1870, où la division du général Forton fut surprise au bivouac, n’ayant même pas su se garder elle-même.

Dans cette campagne, notre cavalerie s’est montrée nulle dans son rôle stratégique, nulle dans le service d’exploration, nulle dans le service de sûreté ; malavisée et inutile dans son rôle tactique. Elle fut simplement brave. Était-ce donc suffisant ?

Cependant son armement était excellent. La plupart des régimens était dotés du fusil de cavalerie modèle 1869, les autres avaient l’ancien fusil de dragon, transformé, en 1867, au système Chassepot : mais, pour s’en servir, il aurait fallu mettre pied à terre, et la cavalerie ne le voulait pas.

Après les désastres de Sedan et de Metz, les Allemands s’empressèrent d’armer leur cavalerie avec nos carabines tombées entre leurs mains et dont nous n’avions pas su faire usage.

Il semble que tout au moins notre cavalerie pouvait battre l’estrade. Elle se désintéresse de ce service. Elle reste en masses, se réservant pour la bataille. Aussi, dès l’ouverture des hostilités, les alertes commencent et se succèdent sans interruption jusqu’à Sedan.

À Wissembourg, au lieu de lancer de la cavalerie au loin, de lourdes reconnaissances sont envoyées les 2, 3 et même 4 août de grand matin. Elles rentrent de bonne heure, ne voient rien, mais leurs mouvemens renseignent parfaitement l’ennemi. La division Douay est attaquée au moment où elle s’y attend le moins.

Le 29 août, à Beaumont, c’est notre 5e corps (général de Failly) qui est surpris à midi dans ses bivouacs, sans aucune organisation de surveillance.

Cette échauffourée nous coûte 4 800 hommes et 42 bouches à feu. Notre cavalerie n’avait su renseigner ni sur l’approche ni même sur l’arrivée de l’ennemi, et cependant elle était prévenue, puisque, la veille, une colonne allemande avait été rencontrée à Nouart. Elle continue à se mouvoir en lourdes divisions et, dès lors, laisse le champ libre à toutes les patrouilles de l’adversaire. C’est au point qu’à Beaumont, un des escadrons de celui-ci vient à la lisière des bois contempler notre camp, pendant que le commandant de la colonne prussienne, prévenu sans retard, accélère la marche de l’infanterie de son avant-garde et fait rapidement mettre en batterie, près de Petite-Forêt, 24 pièces qui ouvrent soudain le feu sur le 5e corps alors en pleine quiétude.

Les rapports sont pleins de récits de surprises analogues à celles de Wissembourg et de Beaumont.

Combien la situation eût été différente, si notre cavalerie s’était inspirée des procédés de Stuart ou de Sheridan !

À la fin de juillet, dans la concentration hâtive de notre armée, nous avions 20 000 cavaliers à la frontière. Les Allemands se formaient au nord de la ligne Trèves-Spire. La plus grande partie de leurs troupes était sur la rive droite du Rhin ; la masse principale de leur cavalerie en arrière de l’infanterie, Le Palatinat était donc ouvert à nos incursions. Le grand état-major prussien ne comptait que sur la barrière du Rhin pour arrêter nos cavaliers. Ceux-ci ne bougèrent pas. Bientôt rassurés, les Allemands purent du 15 au 27 juillet, devant toute notre cavalerie immobile, garnir la ligne Trèves-Sarrebruck avec 9 bataillons et 8 escadrons et protéger ainsi leurs premières marches. Bientôt le prince Frédéric-Charles pouvait lancer à quatre jours de marche, en avant du front de la IIe armée, les 5e et 6e divisions de cavalerie, qu’il faisait soutenir sur chaque aile par une division d’infanterie. Cette cavalerie avait beau jeu. Elle ne rencontrait aucun obstacle. Cependant, au début, alors qu’elle pensait devoir se heurter à un adversaire sérieux, elle se montre prudente.

Du 1er au 5 août, elle précède l’infanterie d’une journée de marche (25 à 30 kil.). Le 5, alors que le contact est pris, elle n’est plus qu’à 5 kilomètres en avant de l’armée, et le 6 août, jour de la bataille, elle passe derrière l’infanterie. Aussi, à la fin de la journée n’est-elle pas à même d’entreprendre la poursuite de notre armée vaincue.

Cependant, au dire des Allemands, après la bataille de Reichshoffen, la déroute complète offrait une proie facile à la cavalerie. Celle-ci, trop loin du champ de bataille, ne put se porter en avant que le 7 au matin, alors que le contact était perdu. La faute commise en groupant la cavalerie en grosses masses et aux ailes, apparaît ici clairement. Il n’en reste plus sur le front.

Le 10 août, le maréchal de Moltke donne à sa cavalerie l’ordre de se porter en avant à grande distance, pour couvrir la marche des armées et rechercher celles de l’ennemi.

A partir de ce moment, la cavalerie allemande, rassurée par L’inaction de la nôtre, devient plus hardie. Elle lance des pointes d’officiers, dont l’audace eût été excessive sans notre inertie. Cependant cette cavalerie à qui rien ne s’oppose laisse, après Sedan, un de nos corps s’échapper.

Dans la nuit du 1er au 2 septembre, le général Vinoy, qui amenait le 13e corps au secours de l’armée du maréchal de Mac Mahon, apprend le désastre. Il se décide à battre en retraite sur Laon par Rethel. Il ignorait qu’il avait sur sa gauche, à 5 ou 6 kilomètres de la route qu’il allait suivre, la 6e division de cavalerie du duc Guillaume de Mecklembourg-Schwerin et, phis au sud, la 5e division de cavalerie du général comte Rheinbaben, tandis que le 6e corps prussien tenait la ligne de l’Aisne avec la 12e division d’infanterie à Rethel, la 11e échelonnée de Rethel à l’Argonne.

Le 2 septembre, au lever du jour, la 6e division de cavalerie prussienne découvre la marche du 13e corps français et avertit aussitôt la 5e division de cavalerie et le 6e corps prussien. Mais ces deux divisions, au lieu de gagner la tête de la colonne française et de lui barrer la route avec leurs carabines et leurs canons, se contentent d’envoyer quelques salves inoffensives et de faire caracoler sur son flanc gauche quelques cavaliers en patrouille. Le général Vinoy, sachant Rethel occupé par l’ennemi, reporte sa ligne de marche au nord de cette ville et prend sa direction de retraite vers l’ouest, sans que les deux divisions de cavalerie allemande songent à l’y suivre,

De son côté, le 6e corps prussien, au lieu de lier son action à celle des 5e et 6e divisions de cavalerie et de se tenir en contact avec la colonne française, préjuge de la direction que suivra celle-ci le lendemain et va occuper Château-Porcien sur l’Aisne, tandis que le général Vinoy reporte sa marche à 10 kilomètres plus au nord sur Chaumont-Porcien. Il arrive à Montcornet dans la soirée du 3 septembre, n’ayant perdu que 40 hommes tués ou blessés et 56 disparus, après une marche de 72 kilomètres en quarante heures.

Comment le général Vinoy a-t-il pu sauver sa colonne, dans la situation critique où elle se trouvait ? Quelle résistance aurait-il été capable de surmonter ? Une des deux brigades était formée de conscrits, qui ignoraient l’usage de leurs armes et dont les fusils étaient plus dangereux pour leurs camarades que pour l’ennemi.

Rien n’était plus simple que de cerner la colonne Vinoy et de l’obliger à mettre bas les armes. Les deux divisions de cavalerie pouvaient, à leur gré, laisser passer la colonne et la poursuivre à revers, en la jetant sur la 12e division prussienne, ou la devancer sur la route de Rethel, avec une partie de leur effectif, tandis que l’autre partie se serait portée sur son flanc droit, pour la prendre ainsi entre deux feux. Le 6e corps prussien aurait en même temps attaqué la tête. Mais il aurait fallu une cavalerie sachant manier aussi bien le fusil et le canon que le sabre. Et cette cavalerie n’existe pas encore.

Malgré le champ libre qui lui fut laissé, la cavalerie allemande n’a pas voulu tenter des raids, comme ceux des Américains dans la guerre de Sécession.

Le grand état-major prussien « n’ose faire avancer les divisions de cavalerie seules au cœur du pays, par crainte des francs-tireurs. Le général von der Thann, établi à Orléans, ne permet pas de pousser plus loin que la forêt de Blois à l’ouest, que Salbris sur la Sauldre au sud. Il ne croit pas possible d’exécuter un coup de main sur Bourges, où pourtant on eût détruit les ateliers qui permettaient à l’ennemi d’équiper les corps nouveaux qu’il formait. » (Hohenlohe.)

Cependant, pas un instant notre cavalerie ne gêne l’adversaire. Depuis le premier jour de la campagne jusqu’à la fin, elle ne se détache pas de l’infanterie et continue à se réserver pour la charge dans la bataille. Quand elle y parut, elle n’y fut guère heureuse !

L’étude du rôle tactique joué par les cavaleries des deux partis montre que les Allemands n’ont fait charger leur cavalerie en masse que dans une seule journée, le 16 août, à Mars-la-Tour, tandis que nous avons employé la nôtre trois fois : à Reichshoffen, à Mars-la-Tour et à Sedan.

Le 6 août (bataille de Reichshoffen), vers une heure de l’après-midi, le 11e corps allemand venait de s’emparer de Morsbronn, après une lutte violente : la 4e division d’infanterie qui formait notre aile droite était débordée et se trouvait ainsi très compromise. Le général de Lartigue, commandant cette division, demande alors au général Michel de lancer dans le flanc de l’assaillant un de ses régimens de cuirassiers. Sans se faire éclairer, la brigade part aussitôt tout entière (8e et 9e cuirassiers), suivie de deux escadrons du 6e lanciers. Le terrain de l’attaque était coupé de vignes, de houblonnières, d’arbres abattus, de fossés nombreux et profonds, qui formaient des obstacles pour les cavaliers et des abris pour les Allemands. Ceux-ci pouvaient sans danger fusiller nos cuirassiers. Ce fut une folie, un massacre aussi inutile que cruel.

Quelques compagnies (disent les Allemands) « repoussèrent avec de grandes pertes la brigade de cuirassiers Michel, qui se jetait sur le village de Morsbronn, et cette cavalerie ne fut pas en état d’arrêter un temps appréciable l’infanterie allemande. »

Dans son Historique de la guerre, le grand état-major prussien admet que, grâce au sacrifice des cuirassiers, notre infanterie, à l’extrême droite, put se replier sur Eberbaeh, sans être inquiétée. Dans tous les cas, il eût été facile avec quelques carabines d’obtenir un aussi maigre résultat d’une façon moins sanglante. Mais on pouvait faire mieux.

Un peu plus tard, à trois heures, à l’autre aile, Elsasshausen nous est enlevé. On fait encore appel à la cavalerie pour rétablir le combat. Les quatre régimens de cuirassiers (1er, 2e, 3e et 4e) de la division Bonnemains sont lancés à l’attaque. Le terrain n’est pas meilleur qu’à Morsbronn et n’est pas mieux reconnu. L’entreprise est aussi folle. Le résultat est le même.

Bien plus, cette dernière charge favorisa l’offensive allemande, car elle fit cesser le feu de mousqueterie et de mitrailleuses dont était criblée une colonne d’infanterie prussienne qui venait d’échouer dans son attaque. Celle-ci put alors se ressaisir et accueillir à son tour nos cuirassiers par un feu meurtrier.

Néanmoins, en admettant même que les deux charges des cuirassiers aient permis à l’armée du maréchal de Mac-Mahon d’opérer sa retraite, elles n’en demeurent pas moins de coupables folies.

Qu’on se représente au contraire l’effet de surprise qu’auraient pu produire ces 3 000 cavaliers, si, au lieu de se jeter éperdument à travers toutes sortes d’obstacles contre une infanterie bien protégée par le terrain, ils avaient, grâce à la vitesse de leurs chevaux, gagné rapidement les flancs et même les derrières de l’assaillant. La brigade Michel en tournant Morsbronn, au sud par Hegeney, la division Bonnemains en se glissant par les bois au nord vers Frœschviller, ne pouvaient-elles gagner une position d’où elles auraient ouvert un feu violent sur l’infanterie allemande ? Quel n’eût pas été le résultat d’une pareille manœuvre. Mais au lieu de cuirassiers, il eût fallu des dragons ou de la cavalerie légère et surtout une cavalerie exercée au combat à pied.

Le 16 août fut la journée des grandes chevauchées. La première fut la charge de nos cuirassiers de la garde, exécutée à midi et demie, vers Flavigny, contre la 10e brigade d’infanterie prussienne ; le résultat fut la perte de 22 officiers, 244 sous-officiers et soldats et 250 chevaux (la moitié de l’effectif), et l’effet nul.

Puis vint la charge de la brigade allemande Redern. Les hussards de Brunswick faillirent enlever le maréchal Bazaine et le général Frossard, mais ils furent arrêtés par le 3e bataillon de chasseurs à pied et chargés à leur tour par les escadrons d’escorte du général Frossard et du maréchal Bazaine, qui les achevèrent.

A 1 heure et demie, la 6e division de cavalerie prussienne se lance à l’attaque entre Flavigny et Bussières. Prise sous le feu des grenadiers de la garde, elle ne peut même pas se déployer. Pertes 13 officiers, 193 hommes.

A 2 heures, a lieu la célèbre charge de la brigade Bredow (6 escadrons des 7e cuirassiers et 16e uhlans), lancée pour parer à une attaque du maréchal Canrobert sur Vionville. Elle prend comme objectif une longue batterie d’artillerie française établie entre le bois de Villiers et la route de Verdun. Elle parcourt 2 kilomètres et fait retirer l’artillerie, mais, reçue par la division de cavalerie du général Forton et par les dragons de la division Valabrègue, décimée par la mousqueterie, elle est vivement repoussée, laissant 409 chevaux sur le terrain et ne ramenant que 7 officiers et 70 hommes dans un régiment ; 6 officiers et 80 hommes dans l’autre. En somme, une ligne d’infanterie momentanément traversée et une ligne d’artillerie déplacée ; résultat à peu près nul.

Peu après, le 1er régiment de dragons de la garde prussienne, suivi de deux escadrons du 4e cuirassiers, est lancé contre l’infanterie de la division Cissey, de notre 4e corps, afin de protéger la retraite de la 20e division d’infanterie prussienne vivement talonnée par nos troupes. Les cuirassiers tombent sous le feu de l’infanterie et ne peuvent même pas fournir la charge. Quant aux dragons, ils perdent 12 officiers, 125 cavaliers et 150 chevaux.

Les Allemands attribuent à cette charge, comme à celle du général Bredow un résultat considérable. C’est grâce à elle, disent-ils, que la 20e division d’infanterie prussienne fut dégagée des étreintes du 4e corps français. Cette appréciation n’est pas exacte ; le 4e corps fut arrêté par ordre.

Vers la fin de la journée, pour soutenir l’aile gauche allemande, le commandant du 10e corps réunit tout ce qu’il trouve de cavalerie, soit 6 régimens (4e cuirassiers, 13e, 16e et 19e dragons, 13e uhlans, 10e hussards) et les jette sur le même nombre de régimens français : 2e et 7e hussards, 3e dragons, lanciers et dragons de la garde, 2e chasseurs d’Afrique. Il en résulte une mêlée, sur l’issue de laquelle personne ne s’est jamais mis d’accord, chaque parti s’étant attribué le succès final, mais dont le résultat n’eut absolument aucune influence sur le développement de la bataille.

Enfin, à la tombée de la nuit (8 heures du soir), le prince Frédéric-Charles ordonna une nouvelle attaque de cavalerie sur Rezonville et lança à la charge deux brigades de la 6e division de cavalerie entre Vionville et Flavigny (3e et 15e uhlans, 6e cuirassiers, 9e et 12e dragons, 16e hussards). Cette cavalerie ne put même pas se déployer. Le résultat fut désastreux.

En employant leur cavalerie, les Allemands étaient ce jour-là logiques, puisqu’ils n’avaient encore en ligne que fort peu d’infanterie et qu’il fallait soutenir leur déploiement d’artillerie. Mais si l’idée était juste, les procédés d’exécution furent déplorables, parce que les charges seules furent employées. Elles n’aboutirent qu’à des pertes cruelles.

C’est à tort que quelques-uns de leurs écrivains ont attribué à l’action de la cavalerie notre retraite sur Metz. Nous nous sommes retirés parce que ce mouvement répondait au plan de Bazaine.

De notre côté, l’emploi de la cavalerie fut aussi mauvais et les résultats encore plus tristes.

A Sedan, notre meilleur général de cavalerie, Margueritte, ayant été mortellement blessé en reconnaissant le terrain de la première charge, aucune d’elles n’est arrivée jusqu’aux lignes prussiennes. « Le feu de quelques batteries et d’un petit nombre de compagnies, » disent les Allemands, « firent échouer tous les efforts de cette division, dont toute la bravoure succomba sous le feu rapide. »

Néanmoins, cette charge fut justifiée.

De toute la campagne, c’est même la seule qui eut sa raison d’être.

Il ne s’agissait pas de rétablir une situation irrémédiablement perdue, mais bien d’avoir l’honneur sauf. Dans de telles conditions, la course à la mort est un devoir.

La guerre Sud-Africaine vient encore de confirmer ce fait que l’emploi du feu par la cavalerie s’impose et doit se généraliser de plus en plus. Sous la pression des événemens, les Anglais n’ont pas tardé à se défaire des lances et des carabines pour prendre le fusil d’infanterie. Depuis 1901, leur cavalerie a dû renoncer aux charges et n’a combattu qu’à pied.

Quant aux Boers, ils ont montré ce que doivent être des corps de vrais dragons, s’éclairant et se couvrant au moyen d’éclaireurs spéciaux.

La loi de décroissance des effets de la cavalerie, en tant qu’arme de choc, est donc établie d’une manière indiscutable.

Aussi ses effectifs diminuent-ils successivement.

Quelques chiffres permettent de s’en rendre compte.

Pour un bataillon d’environ 650 hommes, il y a en 1648 (Condé), 3 esc. 55 ; 1678 (Créqui), 4,65 ; 1691 (Luxembourg), 4,58 ; 1709 (Villars), 2,00 ; 1745 (maréchal de Saxe), 1,72 ; 1805 (Napoléon), 1,03 ; 1812 (id.), 0,80 ; 1859 (Napoléon III), 0,40 ; 1866 (Guillaume II) 0,88 ; 1870 (id.), 0,80 ; 1870 (Napoléon III), 0,72.

Le perfectionnement des armes à feu accentue chaque jour ce changement. En revanche, lorsqu’elle sait utiliser ses carabines, la cavalerie prend une force redoutable et particulièrement dangereuse pour les lignes de communication.

Sa mobilité en fit toujours l’arme des surprises. Elle en fait maintenant larme des destructions soudaines de matériel, des désorganisations et des paniques, vu l’effet démoralisant et presque instantané des armes à répétition, des mitrailleuses et des canons à tir rapide.

Elle n’est plus, comme au XVIIe siècle, l’âme souveraine de la bataille, mais elle aura souvent dans les mains le sort d’une campagne, si elle sait renoncer aux erremens actuels et comprendre que l’esprit cavalier ne consiste pas dans le mépris du combat à pied.

L’idolâtrie du cheval a depuis longtemps dévoyé son jugement. Les cavaliers de Sheridan ne connaissaient pas les airs de manège. Ils n’en ont pas moins fait capituler l’armée de Lee.

L’esprit cavalier, c’est l’esprit d’entreprise, l’audace, la témérité même, appuyés sur la décision et le sang-froid. C’est la volonté toujours tendue à saisir l’occasion et à en profiter ; c’est la poursuite du but jusqu’à l’épuisement complet des forces sans regarder en arrière, sans s’occuper du retour. Il est l’apanage de la jeunesse.

Il ne faut donc pas en temps de paix former des divisions de cavalerie, ni même des brigades. Les régimens de cavalerie doivent, comme les bataillons de chasseurs, ne relever que des corps d’armée. Il faut les faire commander par des majors. Ils auront alors des chefs de trente-cinq à quarante ans, qui seront ensuite envoyés, comme lieutenans-colonels, dans les régimens d’infanterie et d’artillerie. Plus tard, devenus généraux, ils pourront remplir le rôle que leur titre comporte : le commandement de toutes les armes.

La guerre seule peut mettre en relief les vrais officiers de cavalerie. Point n’est besoin de beaucoup de temps pour les découvrir. Dès les premiers jours d’une campagne, les caractères se dessinent. Les premières hostilités font évanouir les réputations de cabinet, dit de Brack. Le général en chef qui, vers la fin de la bataille, réunira, ici 1 200 chevaux, là 2 000, plus loin 1 500, donnera le commandement de chacun de ces groupes à l’officier qu’il jugera le plus capable. Souvent Napoléon agit ainsi. Mais il n’avait pas besoin de s’adresser à des majors, parce que ses généraux de cavalerie avaient de trente à trente-cinq ans.

Les Allemands ont compris que la formation des divisions de cavalerie en temps de paix les exposerait à mettre à leur tête des généraux âgés. Aussi, n’ont-ils qu’une division de cavalerie : celle de la garde qui est sous la main de l’Empereur.

Au moment des grandes manœuvres annuelles (et il en serait de même lors de la déclaration de guerre), des chefs désignés par l’Empereur sont mis à la tête des divisions et brigades provisoires. Ils sont ainsi essayés et jugés. Leur commandement n’est que de courte durée ; on ne risque pas d’en être embarrassé.

Ainsi, en 1901, il a été formé pour les grandes manœuvres, deux divisions de cavalerie, dont l’une a été confiée au général-lieutenant von Hagenow, alors âgé de cinquante-cinq ans, et l’autre au prince Léopold de Prusse, qui n’avait pas quarante-six ans.

En 1902, une division de cavalerie a été formée pour les grandes manœuvres et placée sous le commandement temporaire du général-lieutenant von Hennings, inspecteur de cavalerie de l’arrondissement de Stettin. L’autre division était la division de cavalerie de la garde, commandée par le général-lieutenant von Winterfeld.

Ces deux officiers généraux sont âgés de cinquante-cinq ans.

Il résulte de l’ensemble de ces considérations que nous ne devrions avoir qu’une seule espèce de cavalerie : les dragons. En raison de nos casernemens, nos régimens resteraient à cinq escadrons, dont un de chasseurs éclaireurs, recrutés et instruits d’une manière spéciale et montés en chevaux de sang, car c’est une grave erreur de croire que n’importe quel cavalier peut faire un éclaireur ! Les autres escadrons utiliseraient les ressources normales dans les conditions actuelles, les remontes s’efforçant de leur donner des chevaux de galop, car la vitesse sur de longs parcours à travers champs est plus que jamais nécessaire. Les cuirassiers seraient donc transformés en dragons. Déjà Napoléon les armait pour combattre à pied. Le 12 novembre 1811, il écrit de Saint-Cloud, à Clarke, duc de Feltre, ministre de la Guerre : « Les régimens de cuirassiers de l’ancien régime avaient des mousquetons qu’ils portaient, non comme la cavalerie légère, suspendus en bandoulière, mais qu’ils portaient pour s’en servir comme de fusils... Mon intention est que chaque homme ait un fusil, que cela soit un mousqueton très court, porté de la manière la plus convenable aux cuirassiers, peu m’importe. J’ai déjà fait donner à la grosse cavalerie des mousquetons. A la paix, ils les ont renvoyés. Dans la dernière campagne, ils n’en ont pas eu. »

Le 26 décembre 1811, il ajoute : « J’ai pris un décret pour armer les cuirassiers d’un mousqueton et les lanciers d’une carabine. »

Enfin, le 15 février 1812, il ordonne : « Le mousqueton sera armé d’une baïonnette dont le fourreau s’attachera au ceinturon du sabre comme dans l’arme des dragons. »

Les cuirassiers firent la campagne de 1812 avec le mousqueton et la baïonnette.

Il faut savoir le reconnaître, les cuirassiers ne doivent leur existence qu’à notre sentimentalité. Nous leur savons gré de s’être fait détruire à Waterloo et à Reichshoffen. Une légende s’est créée, qui plaît à notre nation. Elle se personnifie dans ces charges désespérées et inutiles. L’auréole dont les cuirassiers sont entourés empêche leur transformation, cependant nécessaire. Le sentiment chez nous dominant la raison, personne n’ose toucher à cette cavalerie bardée de fer, inutilisable pour le combat à pied, incapable des galops prolongés dans les terrains défoncés, et uniquement destinée à l’action par le choc.

Cependant chacun sait maintenant à quelles pertes inutiles la charge en masse aboutirait.

Les cuirassiers sont, il est vrai, décoratifs. Ils augmentent la solennité des escortes. On pourrait, à cet effet, conserver à Paris les deux régimens de cuirassiers qui s’y trouvent.

Mais avons-nous le droit, pour des raisons de sentiment, de priver larmée de soixante-cinq escadrons de dragons ?

Le 13 juillet 1880, sur l’avis du Comité de cavalerie, qui demandait la suppression totale des cuirasses, celles-ci furent enlevées aux six régimens de numéros pairs. Un des membres du Comité disait à ce propos : « Il peut arriver que, dans une circonstance donnée, je regrette de ne pas avoir de cuirassiers sous la main. Mais cette circonstance ne se présentera peut-être jamais et nous ne devons pas pour une éventualité si peu probable priver notre cavalerie de 8 000 carabines. »

La question semblait donc résolue. Mais les vieilles idées sur la fameuse et hypothétique bataille de cavalerie reprirent le dessus, et, le 29 avril 1883, les cuirasses furent rendues. La France est maintenant la seule puissance qui se donne le luxe d’entretenir des cuirassiers.

La Russie les a supprimés en 1859. L’Allemagne en 1888, l’Autriche en 1881. Allons-nous les conserver ?

Ils sont plus chers que les autres régimens et difficiles à remonter. Leurs chevaux seraient mieux utilisés comme trait léger pour atteler les batteries de cavalerie appelées à un si grand rôle.

Pour des raisons du même ordre, les lances de nos dragons doivent être supprimées.

Un article remarquable, paru récemment dans la Revue de cavalerie[2], a démontré leur inutilité. Voici quatorze ans que la question se discute ; il est temps d’en finir. La lance est une mauvaise arme. Nous avons perdu de vue que les lanciers n’ont apparu dans notre armée qu’en 1811, par conséquent après l’époque où notre cavalerie s’est montrée la plus brillante.

Alors, nos dragons, nos chasseurs, mettaient en déroute les lanciers ennemis. Faut-il citer quelques exemples[3]. A Austerlitz, les uhlans du grand-duc sont culbutés par nos dragons et perdent 400 hommes avec leur général comte Essen. A Essling, les uhlans de Liechtenstein sont battus par les chasseurs de Marulaz.

Le 8 octobre 1805, à Lembach, un escadron du 3e dragons, se heurte au régiment de uhlans de Mersfeld, soutenu par les hussards de Liechtenstein ; tout est mis en déroute par ce seul escadron.

Le 6 mai 1809, le 2e chasseurs attaque à Blindenmarkt le régiment de uhlans autrichien « archiduc Charles, » le culbute et le poursuit une lieue et demie. Le chemin, dit le témoin oculaire Baudin de Réville, était jonché de leurs lances.

Mais une légende sur les lanciers polonais a fait croire à la puissance de leurs armes. Elle se réduit à ceci :

Dès 1796, il existait dans notre armée un corps étranger : la légion polonaise, passée ensuite à la solde de l’Italie, sous le nom de Polacco Italiane. Elle fut de nouveau prise à notre service en 1808, comme régiment de lanciers de la Vistule. Seuls, ces cavaliers portèrent la lance jusqu’en 1811, sans que leur exemple ait paru assez probant pour déterminer l’adoption de cette arme. Il est donc inexact de répéter que la lance est l’arme nationale des Polonais.

Lors de la formation, en 1809, de l’armée du Grand-Duché, les corps de cavalerie nouveaux comprenaient trois régimens de chasseurs et trois de lanciers. Le régiment de jeunes gens nobles de Varsovie, qui se constitua pour servir d’escorte d’honneur à l’Empereur, portait le costume devenu célèbre, bleu à bande rouge et la shapska, mais pas la lance. Il n’en avait pas quand il s’illustra, le 28 novembre 1808, à Somo-Sierra.

C’est sans lances encore qu’à Wagram, ce régiment devenu chevau-légers, à la suite de la garde, culbuta le régiment de uhlans autrichiens O’Reilly, qui, eux, avaient des lances et qui, d’après Niegolowski, les jetèrent pour prendre leurs sabres au moment de charger.

Dans ses « avant-postes de cavalerie légère » le général de Brack écrit : « Les lanciers serrés ne peuvent ni parer, ni pointer, et de deux choses l’une : ou ils jetteront leurs lances pour prendre leurs sabres et, dans ce cas, vous combattrez à chance égale, ou ils voudront conserver leurs lances, et, dans ce second cas, vous aurez bon marché d’eux. »

Il faut aussi se rappeler que le 1er régiment de lanciers, qui chargea l’infanterie autrichienne à Solférino, n’avait pas de lances, car les hommes s’en débarrassèrent dès qu’on prit le galop.

Les Autrichiens ont supprimé la lance en 1884. Les Russes également. En dehors des régimens de la garde, ils n’ont plus que des dragons et des cosaques ; ceux-ci, armés de fusils, sont dressés au combat à pied. Les cosaques du Caucase n’ont pas de lances. Ceux des steppes les ont encore au premier rang.

Dès le commencement de décembre 1899, le 1er royal dragons anglais, qui servait au Natal sous les ordres du général Buller, obtenait d’être débarrassé de ses lances. Cet exemple était suivi par tous les autres régimens. Les lances furent mises en magasin, et, disait récemment une haute personnalité militaire, « j’espère qu’elles n’en sortiront plus. »

Cette manière de voir s’accorde peu avec les idées de l’Empereur allemand.

Le 3 janvier 1890, un ordre impérial armait de la lance (sans préjudice de la carabine) toute la cavalerie. Il semble qu’en ce moment encore, la lance est l’arme favorite du souverain.

« Nous nettoierons les abords de la bataille avec nos balais d’acier, » disent les partisans de cette arme. Quelques groupes de dragons pied à terre les feraient vite rentrer dans les lignes.

En ce qui concerne l’exploration, il ne faut pas perdre de vue que la cavalerie est maintenant arrêtée par le feu à des distances où elle ne peut encore rien voir. Plus que par le passé, elle est exposée à tomber dans des embuscades.

La guerre Sud-Africaine a donné à cet égard des exemples probans. Les Anglais n’ont pu obtenir de la cavalerie que des renseignemens sur la ligne apparente du rideau de mousqueterie, dont s’enveloppait l’adversaire et sur les points qu’il n’occupait pas.

Un tel résultat peut être acquis avec de faibles forces, pourvu qu’elles soient actives, très mobiles et adroites. Pour ce service le groupement en divisions est nuisible. Il vaut mieux que la cavalerie soit répartie dans les détachemens de couverture composés des trois armes formant rideau, et qui tiennent tout le réseau routier menant à l’ennemi. Faudrait-il entendre par là qu’il n’y aura plus de combat de cavalerie et que toute idée de choc doit être abandonnée ? Ce n’est pas la question. Il faut seulement renoncer à l’idée de la bataille de cavalerie précédant les grandes rencontres de toutes armes. Pourquoi faire détruire une partie de sa cavalerie en pure perte, puisqu’une cavalerie si victorieuse qu’elle soit n’en sera pas moins arrêtée par la mousqueterie des rideaux et ne pourra pas donner d’autres renseignemens que ceux que procureraient plus facilement quelques patrouilles d’éclaireurs bien menées.

Le combat de mousqueterie a pris, pour la cavalerie, une importance de premier ordre. Il permet à une troupe peu nombreuse, mais bien instruite au combat à pied, de se débarrasser en quelques instans d’une cavalerie très supérieure qui voudrait agir par la charge et à l’arme blanche. Les rideaux dont les armées devront s’envelopper fourniront à la cavalerie l’occasion fréquente de s’employer à pied. Pour les constituer, on aura recours à des fractions multipliées (régimens et mêmes unités moindres agissant d’après les ordres directs des commandans des groupes). De même, pour déchirer les rideaux de l’adversaire, la cavalerie aura recours au combat de mousqueterie, comme la cavalerie anglaise a été forcée de le faire au Transvaal.

Il suffit, pour s’en rendre compte, de se représenter une prise de contact. Laissons la parole à un officier de cavalerie qui comprend l’avenir de son arme :

« Nous ignorions, avant les campagnes sud-africaines, nous savons maintenant (si nous ne nous obstinons pas à détourner notre vue de faits patens), ce que vaut le fusil à tir rapide et sans fumée, manié par des hommes de sang-froid, d’initiative et de résolution. Entre les mains d’hommes ainsi trempés ayant le courage de renoncer à la passivité, voulant et sachant avancer sous le feu, le fusil actuel, c’est là le fait nouveau et capital, peut, lorsqu’il parvient à se rapprocher suffisamment, remplacer l’assaut à l’arme blanche. Arrivé à courte portée, il vaut le couteau sous la gorge.

Ainsi s’expliquent les marches offensives de combattans sans baïonnette, enveloppant et faisant capituler des troupes très supérieures en nombre, mais passives et massées.

Autre fait nouveau : une ligne, dont quelques points bien choisis sont garnis de feu, est presque aussi forte dans ses trouées que dans ses saillans occupés.

Ainsi s’explique la facilité avec laquelle la retraite a été coupée aux partis de cavalerie allant à la découverte. Cette découverte ne peut rien voir avec les yeux. Elle peut dire qu’en arrivant dans une certaine zone elle a vu tomber ses hommes et ses chevaux. Mais quels étaient les points d’origine des balles ? Etaient-elles lancées par un rideau insignifiant, ou par de gros effectifs ?

Mise brutalement en face de ces faits, la cavalerie anglaise a été décontenancée. Elle n’a rien vu, parce qu’elle n’a trouvé que l’invisible ; elle n’a pas chargé, parce qu’elle ne pouvait charger l’inconnu ; elle a parfois capitulé parce que, dans son service d’exploration, elle se trouvait tout d’un coup entourée d’un cercle de fusils invisibles, et que ce cercle mystérieux, mais infranchissable à cheval, allait sans cesse en se rétrécissant.

On dira : Que nous importe ! Nous ne sommes pas destinés à nous mesurer avec des Boers. Nous n’avons donc pas à nous occuper de leurs procédés plus ou moins bizarres, mais bien de la tactique des armées européennes, qui est identique à la nôtre.

Les armées européennes, lorsqu’elles mettront des balles dans leurs nouveaux fusils, seront bien obligées de prendre, après les premières échauffourées, la tactique correspondant à ces fusils.

Ne chargerons-nous donc plus jamais ?

Oh ! que si : nous n’aurons pas toujours en face de nous des virtuoses du fusil dernier modèle. La même arme, mise entre les mains du Chinois, devient presque inoffensive, parce qu’elle ne vaut que par les qualités de celui qui la porte : adresse, instinct du terrain, endurance, initiative, courage, en deux mots haute valeur physique et morale.

Or, les armées européennes se rapprocheront tantôt du Chinois, tantôt du Boer : composées en grande partie d’hommes habitués à la ville, à des positions sédentaires, au bien-être familial, et dont les aptitudes physiques sont diminuées de tout ce qu’a gagné leur intellectualité, elles sont inexpérimentées, nerveuses, impressionnables, exaltées un jour, déprimées le lendemain.

Quand, à des indices qui ne trompent pas, vous sentirez le moral de vos ennemis tourner au Chinois, alors chargez : aucune arme, dans ce cas, ne vaut le cheval. Ainsi, quand, dans un défilement rapproché d’un front découvert que personne n’ose aborder parce que la mort y est installée, se presseront, se bousculeront les échelons d’infanterie, chacun destiné à pousser l’autre (comme si jamais le mouvement en avant avait été déterminé par une poussée de l’arrière !) et chacun s’arrêtant, paralysé, devant la même ligne fatidique, alors sortez de terre ou tombez du ciel, mais surgissez, les cavaliers ! piétinez le troupeau jusqu’à ce qu’il demande grâce.

Mais quand ces armées, qui sont intelligentes, généreuses, que le moindre succès exalte, se rapprocheront du Boer, quand elles joueront juste et serré de leurs nouvelles armes à feu, n’allez pas vous terrer dans un coin ou vous agiter dans le vide en vous plaignant qu’il n’y a rien à faire pour la cavalerie. Il n’y a rien à faire par la vue, le choc et l’arme blanche ; il y a tout à faire par le cheval et l’arme à feu.

La tactique universellement adoptée jusqu’à ce jour par la cavalerie, n’a pu soutenir l’épreuve de la guerre, faite avec les nouvelles armes à feu employées dans le sens de leur nouvelle puissance. Donnons donc plus d’envergure et d’élasticité à cette tactique que l’évolution de la guerre a prise au dépourvu. Quand nous ne pouvons pas voir avec les yeux, voyons avec le fusil. Quand nous ne pouvons pas attaquer par le choc et l’arme blanche, attaquons par le cheval et l’arme à feu. Voilà la solution. Il n’y en a pas d’autre. En théorie, elle paraît simple ; dans la pratique, il y aura bien des difficultés à surmonter pour la faire entrer dans les mœurs de la cavalerie.

Établir vivement, au moyen de groupes à pied bien placés, largement espacés, une ligne de feu longue, offensive et débordante, soutenue, quand c’est possible, par du canon et de la mitrailleuse, gardée, sur ses flancs et derrière, par des tireurs et des réserves à cheval, voilà ce que doit faire aujourd’hui notre cavalerie, toutes les fois que ses yeux, sa puissance de choc et ses armes blanches lui refusent le service.

Qu’il s’agisse d’exploration, de couverture, de bataille ou de poursuite, l’arme à feu s’offre au moment où l’arme blanche se dérobe ; et la tactique de feu, très simple, consiste à se servir des chevaux pour égrener vivement un chapelet de groupes à pied. La longueur de la ligne, sa densité, les intervalles séparant ses groupes varieront à chaque cas : ce qui ne variera pas d’un bout à l’autre de la ligne, c’est l’idée de l’en avant.

Il y a un abîme entre cette tactique de feu, si simple soit-elle, et nos habitudes de manœuvres, qui consistent à descendre un peloton derrière une barricade pour s’y défendre passivement. Vos hommes sont Français et cavaliers, leur double nature est offensive, et vous leur demandez de la défensive et de la passivité. Ils vous répondent par un dégoût instinctif du combat à pied, par l’envie obsédante de remonter à cheval, et ils ont raison.

Au contraire, en pratiquant la ligne de feu longue, offensive, à tendances débordantes, vous réveillerez l’instinct de la race française, qui supporte le rang, mais ne l’aime pas ; et dont le vieux sang gaulois ne s’échauffe que lorsqu’on le livre sans contrainte à son besoin d’en avant.

L’en avant à pied n’est plus l’élan furieux des zouaves à la baïonnette, que les cavaliers ne pourraient imiter sans renoncer à leurs éperons ; car, là où l’assaut est possible, la charge à cheval est indiquée. L’en avant à pied, lorsque l’assaut et la charge sont impossibles, consiste, pour chaque groupe, dans chaque groupe pour chaque homme, à gagner en rampant 20 mètres, quand le terrain présente 20 mètres de couvert ; à n’en gagner que deux ou trois, d’un bond brusque, précédé et suivi de la disparition couchée, quand le sol n’offre aucun abri. Le but connu de tous, sans qu’il soit besoin d’ordres, est d’arriver à la courte portée où les balles cessent d’être folles pour devenir dociles comme des baïonnettes ; où l’ennemi demande grâce, parce qu’il ne peut plus lever la tête, et que, même avec le nez en terre, il sent la mort lui effleurer les cheveux.

Ces audaces d’attaques offensives à pied contre un ennemi plus fort, ou plutôt contre un ennemi sans nous occuper de sa force, nous sont permises à nous cavaliers, et à nous seuls. Car nos chevaux nous ont transportés d’un galop à l’endroit favorable, à celui où nous avions l’espoir de charger. La charge n’étant pas opportune, ces mêmes chevaux nous donnent la mobilité nécessaire pour mener le combat à pied en largeur, par unités souples et légères, sans encombrement de lourds effectifs, que seule l’infanterie est capable de manier en profondeur. Enfin, ce sont encore les chevaux qui nous assurent la possibilité de déguerpir, pour recommencer plus loin, lorsque notre coup est manqué, que l’ennemi prend lui-même d’écharpe notre tentative d’enveloppement.

Quand les cavaliers sauront se servir de leurs armes à feu de cette façon-là, le commandement pourra confier sans crainte de belles missions à leurs détachemens. Le fameux parti de 100 chevaux du premier Empire recommencera ses exploits. En combinant l’invisibilité et la puissance de ses fusils avec la vitesse de ses chevaux, il sera difficile à saisir. Il pourra donc s’éloigner des siens, faire de la découverte ou se lancer dans les lignes de communications ennemies, pour torpiller les chemins de fer, artères des armées modernes. »


Oui, c’est bien ainsi qu’il faut comprendre l’action de la cavalerie.

Mais ce n’est là qu’une partie des services que nous sommes en droit d’attendre d’elle. Quoique changé, son rôle dans la bataille va grandir. Grâce aux dragons, le commandement pourra porter, en quelques instans, où il voudra, les carabines et les canons nécessaires. Alors la réunion de nombreux escadrons et la nécessité de les faire agir par masses de 1 500 à 2 000 chevaux s’imposera. Mais il serait mauvais de constituer à l’avance ces groupemens, puisqu’ils doivent correspondre à des situations variant d’un jour à l’autre. Quand le moment sera venu, le général en chef mettra à leur tête l’officier qu’il croira le plus apte à la mission donnée, quitte à le remplacer le lendemain, s’il s’est montré insuffisant. Ce procédé fut souvent employé par Napoléon. Il est à retenir.

Ces groupemens de cavalerie auront presque toujours un grand rôle à jouer à la fin de la bataille.

Rendons la parole à notre officier de cavalerie.

« Dans les grandes batailles de l’avenir, qui dureront deux ou trois jours sur des fronts de 40 et 50 kilomètres, avec 500 000 hommes peut-être de chaque côté, il arrivera un moment où ces masses impressionnables ne pourront plus supporter l’extrême tension de leurs nerfs, où elles n’auront plus de force morale à opposer à l’événement ; où elles seront mûres pour la panique. Qui donc mieux que la cavalerie peut produire l’événement, peut causer la panique ? Quand le général croit, sent, devine que le moment psychologique approche, il réunit ce qu’il peut trouver d’escadrons. Il fait appeler l’officier qui les commande et lui dit : La situation est parvenue à son dernier degré. L’heure approche où un événement décidera de la victoire ou de la défaite. Je vous ai réuni là environ 5 000, 6 000 chevaux. Rôdez, cherchez, tâtez et, si vous trouvez chez l’ennemi un point faible, lancez-vous, votre heure est arrivée.

L’officier part et la masse des escadrons le suit de loin, d’abri en abri. De tous les côtés s’élancent des officiers éclaireurs, montés sur des chevaux de sang. En quête d’occasions, ils apportent au général, dans des va-et-vient rapides, des renseignemens ou impressions, qui ne sont pas toujours favorables. Ici, le terrain est impossible ; là, l’ennemi est sur ses gardes et ne paraît pas ébranlé.

Tout à coup, guidé par un officier, le général, d’un galop allongé, gagne un point d’observation. Oui, c’est l’endroit et le moment

En avant !

Les régimens quittent leur dernier abri. Ils traversent au trot, par des évolutions simples et souples, les encombremens inévitables derrière une armée qui se bat. — Enfin les lignes amies sont franchies, et l’on prend le galop. Au galop, pendant des kilomètres, au galop allongé à travers l’infanterie, l’artillerie, les obstacles de tous genres, au galop, jusqu’à ce que tout soit traversé, car il faut s’emparer des défilés sur les lignes de retraite.

La trouée est faite, l’événement est produit, la panique est amorcée, la victoire s’offre ; un dernier effort des autres armes, et elle est gagnée. »

C’est dans cet ordre d’idées qu’il faut envisager les charges que, depuis quelques années, l’Empereur allemand commande en personne à la fin des grandes manœuvres. Il tient à mettre en lumière ce fait, que la cavalerie reprend toute sa puissance comme arme à cheval, lorsque l’adversaire, démoralisé par une lutte qui a excédé ses forces, se met en retraite, en désordre. La cavalerie peut alors tout oser.

II est clair que dans une bataille, 50 ou 60 escadrons ne seraient pas réunis sur le même point. Là où 1 500 chevaux ne pénétreraient pas, 4 000 chevaux ne réussiraient pas davantage. Les groupes de cavalerie seraient en fait répartis sur tout le front du combat et agiraient sur les terrains convenables aux heures psychologiques. Si, dans les manœuvres, afin de donner des leçons qui frappent l’imagination, l’empereur Guillaume constitue des groupemens énormes, il ne s’ensuit pas que, dans la bataille, toute sa cavalerie serait formée en une seule masse, il y a donc dans ces charges autre chose que le désir d’offrir aux assistans un spectacle impressionnant. Mais nos dragons envisageront un rôle plus élevé. Ils doivent songer aux attaques dirigées contre tous les moyens de communication, sans lesquels les armées ne peuvent pas vivre. Les chemins de fer ne sont-ils pas le but naturellement offert à toutes les entreprises hardies des jeunes officiers ? Tout nœud de chemin de fer dans la zone utile du réseau ferré est un nœud vital, et sa destruction peut amener la retraite forcée des troupes qu’il alimente. Nos dragons les attaqueront par la carabine et le canon. Ils ne pourront pas, il est vrai, se ravitailler en munitions. Qu’importe, si la destruction est accomplie. Ils perdront leur artillerie ? Qu’importe encore ; il y en a d’autre dans les arsenaux. Qu’ils atteignent le but, le reste est secondaire.

Cette étude n’est pas pour plaire à ceux des officiers de l’ancienne école qui, dans la création des divisions de cavalerie, ont cru pouvoir développer la puissance de l’arme, en groupant derrière eux de nombreux escadrons évoluant au geste.

Les armes nouvelles imposent des changemens dans l’organisation comme dans la tactique. Certes, les quiétudes peuvent en être troublées. Nous laisserons-nous arrêter par des intérêts particuliers ? La nation qui consent de si lourds sacrifices a le droit d’être exigeante. Elle ne doit satisfaire les ambitions que dans la limite de son intérêt. Elle se rappellera donc que ce n’est pas en confiant ses escadrons à des vieillards de soixante ans qu’elle obtiendra d’eux des coups de torpilleurs. Notre cavalerie doit être commandée par des officiers jeunes et hardis, dont l’élévation du caractère et la hauteur des sentimens seront la garantie qu’en toutes circonstances, ils feront plus que leur devoir. Alors, quoi qu’il advienne, nous serons au moins sûrs que ses chefs possèdent la principale, la plus féconde des qualités de l’homme de guerre : la jeunesse.


  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1902.
  2. Et que l’on dit inspiré, sinon rédigé, par notre État-Major général.
  3. Revue de Cavalerie.