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Revue des Deux Mondes5e période, tome 12 (p. 764-800).
CAVALIERS ET DRAGONS

PREMIÈRE PARTIE


I

Depuis la guerre de 1870, il est admis en France comme un axiome, c’est-à-dire comme un fait hors de toute discussion, qu’au moment d’une entrée en campagne, les cavaleries des deux partis doivent aussitôt se lancer l’une contre l’autre, se livrer des batailles à l’arme blanche, à la suite desquelles, le vainqueur ayant balayé l’adversaire, pourra se livrer à son aise à la seconde partie de sa tâche : le service d’exploration.

L’adversaire ne fera-t-il pas de sa cavalerie un autre usage ? Cette question n’est pas envisagée, et comme il est commode d’attribuer à l’ennemi des intentions analogues aux nôtres, l’hypothèse de la bataille de cavalerie se transforme en certitude incontestée.

La genèse de cette idée résulte de ce fait qu’en 1871 notre cavalerie, s’étant rendu compte de son insuffisance pendant cette douloureuse campagne, s’est aussitôt attachée avec passion à tout ce qui pouvait, croyait-elle, lui rendre le rôle parfois décisif qu’elle avait autrefois joué dans les guerres napoléoniennes.

Les actions en masse d’Eylau, d’Eckmühl et de la Moskowa, les grandes chevauchées qui suivirent Iéna ne cessèrent dès lors de hanter ses rêves.

D’autre part, pendant de longues années, l’insuffisance de notre réseau ferré, l’inachèvement de nos forteresses, obligeaient nos armées à se concentrer loin de la frontière. Notre cavalerie considéra la zone qui nous séparait initialement de l’adversaire comme un champ d’exploration et d’action lui appartenant en propre, où devaient se produire de grands chocs avec la cavalerie ennemie. L’importance capitale attribuée à leur résultat fit dès lors diriger toute l’instruction en vue de la grande rencontre.

De même la réunion de la cavalerie en grandes masses est devenue une conséquence naturelle de cette conception. Des divisions ont été formées et leur groupement en corps de plusieurs divisions a été prévu.

Le règlement du 31 mai 1892 donne à cette idée directrice une consécration officielle. « Le Comité, dit-il, s’est d’abord préoccupé de tracer d’une façon générale les règles de la tactique de la division, unité de combat de la cavalerie. » Le règlement du 28 mai 1895 ajoute : « Ces divisions ou brigades peuvent être groupées en corps de cavalerie. »

Prenant appui sur ces textes, la cavalerie s’enferme de plus en plus dans son isolement. Elle va tendre à former le plus grand nombre possible de divisions dites indépendantes. Son rêve est d’opérer seule ; et elle le réalisera, en obtenant des différens ministres de la Guerre des manœuvres séparées des autres armes.

Les brigades de corps, c’est-à-dire les deux régimens non endivisionnés qui relèvent des généraux commandant les corps d’armée, vont aussi chaque année se livrer à des manœuvres spéciales coûteuses et inutiles, sous prétexte de s’exercer à des évolutions supposées nécessaires dans la bataille de cavalerie. Au fond, leurs généraux nourrissent l’espoir qu’au moment d’une guerre, ces brigades de corps, réunies en divisions, pourront également devenir indépendantes et contribuer à former les corps de cavalerie rêvés par les grands chefs de l’arme.

Cette conception, accueillie avec faveur par la cavalerie, flatte l’esprit de corps des officiers, d’autant plus que ceux qui appartiennent à des régimens attachés aux corps d’armée se considèrent comme en exil de leur arme, et sont presque humiliés de leur situation, qu’ils jugent inférieure à celle de leurs camarades des divisions indépendantes.

Il ne s’agit donc plus de savoir si la réunion de ces grandes masses ne privera pas les différens groupemens de l’armée des escadrons qui leur sont indispensables pour manœuvrer et combattre.

On ne se préoccupera pas davantage des dangers de ces lourdes formations dont la masse enlève à la cavalerie sa qualité primordiale : la mobilité. Le but est d’être aussi indépendant que possible.

À cet effet, et pour pouvoir vivre, il a fallu créer des organes spéciaux ne relevant que du commandement de la cavalerie. Alors des trains, des convois, des services administratifs, des postes, des télégraphes, etc., sont affectés aux divisions. Chacune d’elles s’encombre de près de 150 voitures.

C’est là un lourd boulet à traîner et surtout à garder. Aussi certains généraux ont-ils demandé que des bataillons d’infanterie fussent attachés à ces trains, pour en assurer la protection. Quoi qu’il en soit, la cavalerie dépend de ses trains qui la forcent à restreindre son rayon d’action. Comment d’ailleurs s’en fera-t-elle suivre, s’ils ne marchent pas plus vite que l’infanterie ? D’un autre côté, si la cavalerie est chargée d’assurer la garde de ses convois, que devient son indépendance ? En fait, elle est rivée à ses fourgons. Rien que sous ce rapport le bon sens indique que cette conception est fausse.

Comment ces convois se tiendront-ils entre l’ennemi et les avant-gardes de l’armée ? Il faudra les escorter solidement, sinon, ils seront enlevés par le premier groupe de partisans rencontré. Une forte fraction de la cavalerie sera donc annihilée par ce service d’escorte.

Avons-nous une cavalerie si nombreuse, que nous puissions en distraire sans inconvénient une notable partie pour un tel service ? Évidemment non. On est alors amené à faire garder les trains de la cavalerie par de l’infanterie et on sait qu’alors ils ne peuvent pas suivre.

On a aussi songé à placer ces trains en arrière des avant-gardes. Que devient alors le service d’exploration à grande distance ?

Tout ceci donne une fois de plus la preuve qu’un principe faux entraîne toujours des impossibilités. Mais notre cavalerie ne se laisse pas enfermer dans les dilemmes. Elle veut sa bataille indépendante, elle entend la préparer.

L’évolution, le tourbillonnement des escadrons les uns autour des autres, le « tournoiement, » — expression qu’emploient les Allemands pour ridiculiser ces manœuvres d’un autre âge, — tel est le but essentiel de l’instruction du régiment. L’emploi de notre excellente carabine à chargeur, l’instruction de tir, le combat à pied, sont considérés comme des exercices faisant perdre du temps et dont on ne saurait se débarrasser trop vite. Si certains chefs songent à faire combattre à pied la cavalerie mise à leur disposition, celle-ci, pour s’y soustraire, trouvera toutes sortes de prétextes.

Quelques vieux soldats se sont cependant élevés contre une telle doctrine. Ils ont fait observer qu’en ce qui concerne la France et l’Allemagne, les troupes d’infanterie et d’artillerie des deux nations, échelonnées en tout temps le long de la frontière, sont si rapprochées, que l’espace nécessaire entre elles pour les tournois rêvés n’existe pas. D’ailleurs, si ces tournois avaient lieu, les seules conséquences en seraient des destructions sans profit : or, il ne faut pas perdre de vue que ce n’est pas pendant le cours des opérations qu’on aura le temps et les moyens de reconstituer une cavalerie détruite.

La cavalerie est trop précieuse pour être dépensée en pure perte ; elle doit être conservée pour le rôle considérable qu’elle est appelée à jouer d’une autre manière. Jamais elle n’a été plus nécessaire ; mais elle ne peut se rendre utile qu’en changeant complètement ses procédés et en renonçant à ces combats à l’arme blanche qu’elle ambitionne et dont l’influence serait nulle sur la suite de la campagne.

Il est une objection toujours reproduite, quoique sans valeur. Si la cavalerie de l’ennemi n’apparaît pas, nos divisions pourront donc explorer à leur aise. L’espace entre les armées leur appartiendra sans conteste ; elles renseigneront, elles indiqueront le nombre et la force des corps de l’adversaire, détermineront leur front de marche et avertiront à temps des mouvemens dangereux. Au commencement du XIXe siècle, à l’époque où les fusils ne portaient qu’à 200 mètres et les canons qu’à 1 000 mètres, c’était encore possible. Avec les armes actuelles, ce n’est plus qu’un rêve irréalisable.

Aujourd’hui, les divisions indépendantes se heurteront immédiatement à des rideaux impénétrables qu’elles ne pourront percer tant qu’elles s’obstineront à ne vouloir utiliser que l’arme blanche.

La grande portée, l’invisibilité et la rapidité du tir, ne permettent plus à la cavalerie de déchirer avec ses sabres les rideaux dont s’entoure l’adversaire et derrière lesquels il manœuvre. Malgré l’aide du canon, elle est actuellement impuissante. Elle ne peut rien reconnaître chez l’ennemi, mais seulement limiter le contour apparent de ses forces, indiquer l’étendue du front sur lequel on reçoit des coups de feu, ainsi que les points où l’ennemi n’a pas été rencontré à une certaine heure. Quant à déterminer la marche et la composition des colonnes, leurs dispositions, et tous autres renseignemens que dans les grandes manœuvres les généraux ont l’habitude de lui demander, il n’y faut point songer.

Toutefois, la cavalerie pourra, grâce à une tactique nouvelle, surprendre les passages qui s’ouvriront sur le front de marche de l’ennemi et en profiter. Pour une action de cet ordre, des divisions de cavalerie sont inutiles. Alourdies par leur masse et retenues par leurs trains, elles n’ont pas la spontanéité d’action nécessaire. En outre, en groupant de nombreux escadrons sur de faibles espaces, elles accaparent des forces qui seraient indispensables ailleurs pour battre l’estrade sur tout le front de guerre et pour y trouver des brèches.

Il semble qu’en 1897 cette orientation nouvelle était déjà envisagée. Les grandes manœuvres de cavalerie furent en effet confiées à un chef déjà pénétré de ces idées et, pour la première fois, tout un corps d’armée (le 7e) fut appelé à manœuvrer en combinaison avec les 2e et 6e divisions de cavalerie.

Les opérations se déroulèrent autour de Fontaine-Française dans les champs mêmes de cette bataille du 5 juin 1595, poétisée par le panache blanc d’Henri IV, et dont le nom résonne dans notre histoire militaire comme un appel de fanfare. Un modeste monument placé sur le bord de la route de Gray et qui tombe en ruines, en rappelle la date, célèbre dans les fastes de la cavalerie. Mais ces manœuvres ne se proposaient pas d’en reproduire les phases. Elles furent dirigées dans le sens de l’étude de situations définies résultant de la liaison étroite de la cavalerie avec les autres armes.

On y vit des attaques menées tantôt avec le canon et l’arme blanche, tantôt avec le canon et la carabine, et pour indiquer le développement nécessaire à ce genre d’attaques, tous les dragons furent un jour réunis.

Ces manœuvres bien accueillies furent l’objet d’études et de comptes rendus détaillés.

La voie semblait ouverte. Le mouvement heureusement commencé ; allait-il continuer ? Il n’en fut rien. Un changement dans l’orientation politique amenait au Ministère un officier général féru de l’organisation indépendante de la cavalerie avec toutes ses conséquences. Les anciens erremens furent aussitôt repris avec d’autant plus de rigueur qu’ils avaient été sur le point d’être abandonnés. Alors, de nouveau la cavalerie manœuvre en vue d’agir seule. Ses procédés tactiques adoptent la forme des clichés, qu’aucun chef ne désire abandonner parce qu’ils mettent à l’abri les responsabilités, en étayant les actes sur l’application d’articles du règlement. Chaque été, on s’enquiert de régions aussi plates, aussi unies que possible et sans obstacles. Elles sont en petit nombre. On les appelle des terrains de cavalerie, et chacun regrette de ne pas pouvoir les transporter sur le théâtre des guerres futures. Le camp de Châlons, les plaines de la Beauce et de la Brie en sont les types.

Dans ces régions notre cavalerie se rassemble et ses manœuvres se déroulent uniformément semblables : c’est la bataille de cavalerie contre cavalerie, qui reproduit sans cesse les mêmes dispositions, les mêmes phases, et les mêmes erreurs. Le règlement a fixé un dispositif de combat qui a la prétention de répondre à toutes les situations.

La division est formée sur trois lignes, chacune d’une brigade ; elle présente une disposition en échelons, le centre en avant. En première ligne les cuirassiers. Ils marchent en ligne de masses avec intervalles de déploiement et doivent enfoncer l’adversaire. Le règlement leur dit que trois cas peuvent se présenter et leur indique ce qu’il faut faire dans chacun.

En deuxième ligne, viennent les dragons formés en ligne de masses ou en colonne de masses ; ils doivent soutenir la première ligne, se jeter sur la deuxième ligne ennemie et l’attaquer de flanc. Pas un instant, il n’est mis en doute que l’ennemi peut manœuvrer autrement que notre règlement ne le prescrit.

Cinq cas différens sont prévus. Si un sixième se présente, il n’y a plus de solution.

La troisième ligne enfin, chasseurs ou hussards, marche en ligne de masses on en colonne de masses comme les dragons. Ils constituent la réserve et il est recommandé de ne lancer les derniers escadrons qu’au moment de l’action décisive !

Avec un tel formalisme, il n’est pas étonnant que toute initiative disparaisse, que tout progrès soit arrêté.

L’artillerie à tir rapide, la poudre sans fumée, ne sauraient troubler dans leur sérénité les protagonistes de cette formule des trois lignes.

Le 12 mai 1899, un nouveau règlement apparaît. Va-t-il indiquer d’autres buts, donner plus d’indépendance aux régimens, aux escadrons ? Loin de là. Il insiste et formule des prescriptions, non seulement pour la division, mais encore pour les corps de cavalerie. C’est le groupement de toute notre cavalerie en lourdes masses qui se prépare, et cette idée devient tellement dominante, qu’elle est étendue à l’artillerie volante, puisqu’il y est dit qu’on peut grouper l’artillerie de plusieurs divisions.

Cependant, dans ce règlement, un principe nouveau s’est fait jour. En effet, la puissance reconnue des armes à tir rapide et sans fumée a donné au combat à pied une importance plus grande. Il y est dit : « L’emploi de la carabine combiné avec le mode d’action normal de la cavalerie assure son indépendance et développe ses qualités offensives. »

Pour modifier l’esprit d’une arme, un règlement ne suffit pas. Il faut que les chefs prennent la tête du mouvement et jusqu’à ce jour, ils n’y ont pas consenti.

Les dernières grandes manœuvres permettent de s’en rendre compte. Certes, au point de vue spécialement visé, elles ont été bien dirigées et intéressantes ; mais, comme par le passé, elles ont été conduites en vue d’une bataille de cavalerie contre cavalerie avec l’emploi des grandes masses. Toutefois, le danger que le schéma réglementaire fait courir à des régimens serrés étant devenu évident, des essais ont été faits pour y remédier. Il a été admis que les escadrons ne pouvaient pas être exposés dans cet ordre à tomber soudainement sous le feu d’une artillerie à tir rapide. Mais pour pouvoir évoluer, il ne faut pas être dispersé et, d’autre part, pour ne pas être détruit, la dispersion est nécessaire. Comment satisfaire à ces deux conditions contradictoires ? Au lieu d’abandonner franchement l’évolution dans la bataille et pour la bataille, on s’est contenté de modifier légèrement le schéma.

Une avant-garde de deux escadrons sera portée vers l’ennemi et l’artillerie sera envoyée en avant sur l’un des flancs, La brigade de cuirassiers, en première ligne, se formera en ligne de colonnes de demi-régimens, en ligne de colonnes ou en échelons aussitôt que la proximité de l’ennemi obligera à ne pas offrir un but trop compact au canon. Sur le flanc opposé à l’artillerie, la brigade de dragons sera échelonnée par demi-régiment en ligne de colonnes. Sur l’autre flanc, un régiment de cavalerie légère également échelonné par demi-régimens en ligne de colonnes. L’autre régiment en réserve.

C’est, on le voit, à peu de chose près, l’ancien tableau. Mais cette fois, le dessin en est plus difficile. Les brigades, distendues, ne sont plus dans la main de leurs chefs. La conséquence devrait être l’initiative laissée aux chefs de demi-régimens. Mais alors à quoi servent les colonels et les généraux ? Le problème ne peut pas se résoudre, parce que le principe sur lequel il se fonde est inexact.

En réalité, toutes ces grandes manœuvres ayant le caractère d’évolutions, ne font que tendre à développer le formalisme. Si elles ne causaient que d’inutiles dépenses de temps et d’argent, le mal pour être grand ne serait pas funeste. Mais elles ont cette conséquence grave qu’aucune initiative ne peut y trouver place et que la passivité s’y prélasse à son aise.

En dehors du général de division et de son chef d’état-major, personne dans ces manœuvres n’a besoin de penser. Tout doit se passer de la même manière. Les deux adversaires se cherchent, se chargent, mettent pied à terre, et après une critique qui porte toujours sur les mêmes fautes indéfiniment reproduites parce qu’elles tiennent à la nature même de l’erreur fondamentale, les régimens rentrent dans leurs cantonnemens pour recommencer le lendemain dans le même ordre d’idées.

Quant aux prescriptions du règlement de 1899 qui devaient éclairer les directions nouvelles par l’emploi de la carabine combiné avec le mode d’action normal de la cavalerie, on ne voit de tentative de leur application que dans la manœuvre du 23 août 1902. Elle avait pour objet l’attaque d’une ligne d’artillerie. L’opération, juste comme conception, ne put pas être exécutée à la satisfaction du commandement, par suite de l’insuffisance de l’instruction des troupes dans le combat à pied. Mais le principe en lui-même était exact, car l’essence de la cavalerie est en effet l’offensive toujours et quand même. Dès lors, l’offensive par l’arme à feu, avec le cheval comme moyen de déplacement rapide, doit s’imposer toutes les fois qu’elle ne peut se produire à l’arme blanche. Le dragon sera donc le combattant monté de l’avenir. Avec lui, le combat à pied va devenir offensif. En ce moment, hélas ! il est presque banni. Depuis trente ans, notre cavalerie a-t-elle donc complètement renoncé à l’idée de combattre à pied ? Non, mais cette forme de combat est considérée comme accessoire ; s’y préparer, c’est perdre du temps. Le mépris du combat à pied est un des facteurs de cet état d’esprit spécial, qualifié « d’esprit de l’arme. »

« Nous n’aimons pas le combat à pied, écrit un officier de cavalerie, et cela se conçoit. Devant les fusils inoffensifs de nos ennemis de manœuvres, nous ne descendons pas volontiers de cheval pour nous traîner, lourdement équipés, dans les labours. L’oiseau à qui on vient de couper les ailes doit avoir cette sensation de malaise et de déchéance. »

C’est bien là le mot décisif. Notre cavalerie n’admet pas ce qu’elle croit une déchéance. Elle craint de se voir transformer en infanterie montée, ce à quoi personne ne songe, car celle-ci n’a de raison d’être qu’aux colonies. Elle ne veut pas regarder les larges horizons qui lui sont ouverts par les armes à feu nouvelles.

Est-ce donc que son rôle en serait plus effacé ? Bien au contraire ! Jamais son intervention n’aura été plus puissante. La cavalerie est certainement appelée à prendre une importance qui sera capitale, mais à la condition expresse de changer son mode d’action et ses procédés surannés, comme se sont modifiées les armes et les tactiques.

L’action utile de la cavalerie employée en grandes masses a toujours suivi une progression décroissante. Depuis le commencement du XIXe siècle, les grands chocs de cavalerie contre cavalerie ont été stériles. Certes, il faut admettre que notre cavalerie devra dans certaines circonstances croiser le fer avec l’adversaire, mais elle ne saurait s’y préparer par des évolutions. L’escadron est la plus forte des unités qu’il soit utile de préparer à cet effet, des troupes exaltées et braves auront toujours raison de l’adversaire d’un moral inférieur, si savamment qu’il évolue. 1806 est là pour en donner la preuve. Quant à l’action par le choc contre l’infanterie, elle ne peut dorénavant se produire que par surprise au moyen de groupes de plus en plus restreints. Mais l’action par le feu devient prépondérante.

Dès lors, cette question se pose. Notre cavalerie est-elle dans la vraie voie ? Notre amour-propre dût-il en souffrir, il faut avoir le courage de dire la vérité et de répondre : « Non. »


II

A toutes les époques, les chefs de guerre se sont efforcés d’adjoindre à leur cavalerie des troupes moins bien montées, mais cependant capables de se déplacer rapidement et de combattre comme infanterie. Mais de tout temps aussi, ces infanteries montées se sont efforcées de se transformer en cavalerie. Elles y ont presque toujours réussi. Nos dragons en sont la preuve. A deux reprises, ils se sont changés peu à peu en cavaliers légers, répudiant le service pour lequel ils avaient été formés. Cependant ce service a toujours été si nécessaire que toutes les armées se sont vues forcées de reconstituer des troupes spécialement destinées à cet usage.

C’est ainsi qu’à l’époque actuelle, toute la cavalerie russe n’est composée que de dragons et de cosaques, tous armés de fusils et exercés au combat à pied.

Les cavaliers de la vieille école n’admettent pas ces transformations. L’action de la cavalerie réside dans le cheval, disent-ils. « Celui-ci ne s’est pas sensiblement modifié. Son mode d’emploi doit rester et restera ce qu’il fut de tout temps. Son entier effet réside dans l’acte décisif : « la charge ! »

Rien n’est moins exact. Un coup d’œil sur notre histoire militaire suffit à le prouver. Le rôle de la cavalerie, employée en grandes masses, n’a pas cessé de décroître à mesure que les armes à feu se perfectionnaient. Son action dans la bataille en tant qu’arme de choc est devenue de moins en moins efficace. En revanche, l’emploi de la carabine, des mitrailleuses et du canon, s’est logiquement développé chez toutes les puissances qui ne se sont pas laissé aveugler par la routine. Ce mouvement ne peut que s’accroître, car il obéit à une loi facile à dégager des faits.

À ce titre, il est intéressant d’en examiner rapidement la succession.

A l’époque de Charles VII, chaque compagnie avait des archers à cheval appelés « argoulets. » Ils s’employaient à éclairer, jouaient le rôle de partisans et au besoin mettaient pied à terre pour combattre. Ce sont les ancêtres de nos dragons, non pas tels qu’ils existent en ce moment, mais tels que les guerres futures exigeront qu’ils soient, — c’est-à-dire des cavaliers armés et équipés pour combattre essentiellement à pied.

Les argoulets étaient opposés à la cavalerie légère des « estradiots, » cavaliers orientaux, montés sur des chevaux rapides qui battaient l’estrade en avant des troupes.

Sous Louis XII, les argoulets furent séparés de la gendarmerie et formèrent des bandes. Réunis aux estradiots, sous le commandement d’un même chef, ils prirent ainsi une sérieuse part au combat de Saint-Jean-de-Luz, en 1525.

Vers le milieu du règne de François Ier, ils quittent l’arbalète pour prendre le pistolet, puis le pistolet pour l’arquebuse.

En 1534 parut une ordonnance créant sept légions à l’effectif de 4 200 hommes, dont 1 200 arquebusiers à cheval, répartis à raison de 50 par compagnie de gendarmerie. Ils avaient le harnachement des estradiots et l’arquebuse.

A Cerisoles en 1544, on les voit charger à cheval et renverser un bataillon allemand.

Henri II double les arquebusiers à cheval. Ils sont maintenant cent par compagnie de gendarmerie. Vers 1550, le maréchal de Brissac crée un corps d’infanterie montée avec des fantassins âgés et des chevaux de prise. Il les portait rapidement à l’endroit où il voulait exécuter un coup de main. Là, ils mettaient pied à terre, faisaient garder les chevaux par les gens qu’ils trouvaient, entraient dans les villages, les bois ou les vignes « pour faire force arquebusades, » et souvent aussi pour rapporter des vivres au camp. L’expédition terminée, on sautait à cheval pour rentrer, sans s’occuper beaucoup des montures qui n’avaient pas grande valeur et étaient quelquefois abandonnées à la suite de l’affaire.

Dans l’armée qu’en 1551 Henri II rassemble pour entrer en Allemagne, sur 8 000 cavaliers, il y a 2 000 arquebusiers à cheval. Ils se distinguent au siège de Metz en 1552. Dans le coup de main que M. de Vieilleville dirige de Toul sur Pont-à-Mousson, il emmène 200 arquebusiers à cheval. On commence à les appeler carabins.

Leur rôle est précisé par Gaspard de Saulx-Tavannes (1554) : « Pour loger une armée, faut choisir la place de bataille, y placer de l’artillerie et des corps d’infanterie et se doit couvrir la tête d’icelle de trois logis d’arquebusiers à cheval (dont la perte est indifférente), soutenue d’un logis de cavalerie légère… 200 arquebusiers à pied barricadés à mille pas devant la place de bataille servent à retirer tous les petits logis tant d’arquebusiers à cheval que de chevau-légers.

« Les compagnies d’arquebusiers à cheval servent pour couvrir les logis des armées, aller aux entreprises et faire des dégâts ; tirant à cheval ils ne font rien qui vaille, ils doivent être contraints de mettre pied à terre. Les mousquets sont nécessaires parmi eux pour flanquer les escadrons. Outre leurs armes, doivent porter des cordes et chaînes et faire hayer si la nécessité les contraint. Ils sont grandement nécessaires pour les avances en de méchans logis, couvrir la cavalerie et lui donner le temps de monter à cheval. Barriques dans les églises à demi-lieue de la tête des armées sont très nécessaires pour, par leur perte (de nulle importance) empêcher une surprise. »

Le nom de « dragons » fait son apparition vers 1562, sans que l’étymologie en soit donnée. Il semble que ce fut d’abord un sobriquet bientôt devenu glorieux et dont à juste titre ceux qui le portaient étaient fiers. On le trouve dans la Satire Ménippée et dans l’énumération de l’année du maréchal d’Aumont en 1589, savoir : « la noblesse de Champagne, 13 enseignes de Suisses, 2 régimens français, 2 compagnies de cavalerie légères et 3 d’arquebusiers à cheval, qu’on nommait dragons. » On les appelle aussi carabins et le vieux terme d’argoulets s’emploie toujours.

Henri IV assiégeant Rouen en 1591 va reconnaître l’armée de secours avec 1 500 cuirasses et 1 500 argoulets. Il rencontre l’ennemi en forces considérables à Aumale. Il fait mettre pied à terre à 200 arquebusiers « qu’on appelait dans ce temps-là dragons » (dit Sully), pour amuser l’ennemi pendant que le gros se dérobe. Quoique le rôle des dragons se soit développé, la cavalerie n’en est pas moins à cette époque la souveraine de la bataille. Toutefois, elle est maintenant forcée de compter sérieusement avec l’action du feu. La bataille de Fontaine-Française en donne la preuve.

L’armée de la Ligue sous les ordres du duc de Mayenne venait d’opérer sur la Haute Saône sa jonction avec celle du connétable de Castille pour secourir la garnison du château, de Dijon assiégé par le maréchal de Biron. Henri IV, qui était à Troyes, résolut de se porter rapidement, avec un simple détachement, sur la route de l’ennemi, afin de retarder sa marche. « Il jugea, dit Sully, que ce serait un avantage considérable s’il pouvait le trouver encore occupé au passage de la Saône, n’eût-il avec lui qu’une poignée de monde. »

En conséquence, il mit en route une avant-garde de 800 à 900 chevaux (300 salades et 600 arquebusiers à cheval), sous les ordres du comte de Thorigny, qu’il rejoignit le 5 juin à Fontaine-Française. Voulant reconnaître le terrain sur lequel il pensait devoir bientôt combattre, Henri IV se porta à Saint-Seine sur la Vingeanne avec 300 chevaux, dont moitié arquebusiers. De là, il envoya en reconnaissance le marquis de Mirebeau avec 60 chevaux dans la direction de Langres et le baron d’Haussonville avec 150 chevau-légers vers Gray. Lui-même passa la Vingeanne et s’avança vers l’Est avec 100 chevaux. A peine avait-il parcouru une lieue qu’il rencontrait le marquis de Mirebeau refoulé par l’adversaire. L’armée espagnole tout entière était devant le roi. L’ennemi en force attaquait partout. À ce moment arrivait le maréchal de Biron avec 250 chevaux qui furent aussitôt ramenés. Le roi envoya ses 100 chevaux pour rétablir le combat ; ils furent entraînés dans la déroute. Tout semblait perdu. Mais alors Henri IV paie de sa personne. Le chef de cavalerie apparaît. Sans prendre le temps de mettre son casque, il se jette au-devant des fuyards, appelle les chefs par leur nom, rallie 300 hommes. Il en donne 150 à la Trémoille, gardant les 150 autres sous son commandement direct. Puis avec ces deux détachemens, il charge sur chaque flanc la cavalerie ennemie victorieuse et la fait plier. Biron à son tour rallie le reste de ses cavaliers, les ramène au combat et tous poussent la cavalerie ennemie, battant, jusque dans les lignes du duc de Mayenne. « Sans l’intrépidité d’Henri IV, (dit Sully dans ses Mémoires), il ne se serait peut-être pas échappé un seul de ces 300 hommes ainsi engagés au-delà d’une rivière, devant un corps de cavalerie victorieuse. »

Le roi se trouvant en présence de l’infanterie espagnole ne veut pas exposer sans profit, ses cavaliers au feu de la mousqueterie, mais apercevant deux corps de cavalerie ennemie, de 500 chevaux, débouchant des bois garnis de mousquetaires espagnols, il rallie aussitôt tout son monde et se jette sur cette cavalerie qu’il refoule sur l’infanterie. S’étant ainsi dégagé, il se retire en ordre sur la Vingeanne, où il trouve le reste des 800 chevaux du marquis de Thorigny qui arrivaient pour le soutenir ;

L’ennemi, croyant que toute l’armée suivait le roi, n’osa l’attaquer et se mit en retraite. Aussitôt Henri IV entama la poursuite. Il ne la cessa que quand l’armée de la Ligue eut franchi la Saône.

Cette victoire est bien due à la cavalerie seule. C’est la dernière de cette sorte. La cavalerie restera longtemps encore l’arme essentielle, mais elle ne pourra plus se passer de l’action des autres armes, et les dragons se développeront rapidement. Leur emploi se répand aussi à l’étranger. Un ouvrage allemand, intitulé : Tableau militaire des Impériaux et des Suédois dans la dernière campagne de Gustave-Adolphe, contient ceci :

« Les dragons ou mousquetaires à cheval étaient tous gens choisis, robustes et d’une valeur reconnue. Leur fonction était de soutenir la cavalerie et quand l’occasion s’en présentait, ils mettaient pied à terre, dans un poste avantageux, et faisaient feu sur l’ennemi. S’ils n’étaient pas les plus forts, ils remontaient à cheval et regagnaient l’armée. Ils servaient d’escorte aux convois, formaient une embuscade à la hâte, battaient l’estrade ; enfin, il n’y a point à la guerre de service que cette troupe ne rendît. En général les dragons impériaux servaient à pied. Ce n’était qu’une infanterie qu’on montait pour suivre plus aisément la cavalerie. De là vient qu’on trouve en même temps des piquiers à cheval. Chez les Suédois, au contraire, les dragons combattent le plus souvent à cheval quoiqu’ils missent pied à terre au besoin. »

En 1635 une ordonnance crée un régiment de mousquetaires à cheval et deux régimens de fusiliers ou dragons.

Ceux-ci vont commencer à paraître dans les rangs mêmes de la cavalerie.

A Rocroy, 19 mai 1643, un peloton de 50 mousquetaires fut mis entre chaque intervalle des escadrons. Les carabins, les gardes du maréchal de l’Hôpital et ceux du prince, tout ce qui restait de dragons et de fusiliers furent mis sur les ailes.

Le rôle de la cavalerie est toujours prépondérant. Mais elle ne peut plus seule décider la victoire. Le duc d’Enghien avait commencé l’attaque à l’aile droite avec sa cavalerie et mis en déroute la cavalerie espagnole du duc d’Albuquerque, puis bousculé l’infanterie allemande, wallonne et italienne. Mais à l’aile gauche, le maréchal de l’Hôpital se faisait malmener par le général espagnol Mello qui lui enlevait toute son artillerie et poussait jusqu’à la réserve d’infanterie de l’armée. La situation était fort compromise. Le duc d’Enghien, informé du désastre, rassemble la cavalerie de son aile droite, passe par derrière toute la ligne de l’infanterie des Espagnols et vient prendre à des la cavalerie de Mello qui poursuivait nos troupes : cette manœuvre, aussi hardie qu’imprévue, jette le désordre chez l’ennemi et transforme leur victoire en déroute. Toutefois, l’infanterie espagnole du comte de Fuentès était encore intacte. Le duc d’Enghien veut profiter de son succès pour l’attaquer et la mettre hors de cause avant l’arrivée d’un renfort de 6 000 hommes attendus d’un instant à l’autre. Mais par trois fois il est arrêté par le feu de la mousqueterie et de l’artillerie. Il fait alors avancer sa réserve d’infanterie dont l’entrée en ligne, combinée avec l’action de la cavalerie, assure le succès de la journée.

Dès cette époque, se dessine la tendance des dragons à se transformer en cavaliers. En 1645, le maréchal de la Ferté lève le premier régiment de dragons, qui, à la bataille de Lens, se joint aux fusiliers à cheval et charge avec la cavalerie. Néanmoins redit du 25 juillet 1605 porte que les dragons tiennent rang dans l’infanterie. L’édit du 19 mai 1669, en créant les corps de dragons à deux régimens leur donne un état-major spécial indépendant de ceux de la cavalerie et de l’infanterie. Les dragons étaient alors habillés comme la cavalerie, mais avec des bottines au lieu de bottes. Ils avaient un fusil à baïonnette, un pistolet et un outil.

Les voici maintenant à l’armée de Turenne. Sous la main ferme de cet homme de guerre, illustre entre tous, les dragons prennent une importance qui ne fut jamais dépassée.

Sans eux, il n’est pas d’opération importante. On les voit attaquer les bois et les villages, traverser les rivières à la nage, construire des nacelles en osier pour franchir des fossés, attaquer des retranchemens, et, dans les sièges, monter à l’assaut avec l’infanterie.

Le 16 juin 1675, à la bataille de Sinsheim, 400 dragons de la reine mettent pied à terre, chassent l’ennemi des bords de l’Ill, le délogent des vignes et des jardins et, en moins d’une heure, sont maîtres des abords. Trouvant les ponts rompus ils se jettent à l’eau, s’emparent de la ville et du château.

Le 4 octobre à Ensisheim, Turenne commence l’action en faisant attaquer le bois situé en avant de notre droite par les dragons de Royal et de Listenois. Soutenus par quelques bataillons, ils se jettent sur les têtes de colonne de l’ennemi, prennent des canons et restent enfin maîtres du bois. À peine ont-ils fini ce combat de tirailleurs qu’ils remontent à cheval et chargent avec la cavalerie sous le commandement du comte de Lorges.

Pendant sa retraite dans les Vosges, Turenne les emploie pied à terre pour couvrir son mouvement dans les défilés de Dittweiler.

Partout ils opèrent comme une infanterie montée, faisant dans la bataille le service de tirailleurs en grande bande, celui d’arrière-garde et d’avant-postes à grande distance.

À Senef, le 11 août 1674, ils chargent à cheval, puis mettant pied à terre, ils attaquent de concert avec l’infanterie les clôtures, les maisons, puis l’église et le château.

En 1676, le 6 juillet, ils enlèvent les retranchemens de Rheinfeld et le 26 ils attaquent le fort de Kehl.

Ils rendent ainsi tant de services, qu’après 1679, le nombre de leurs régimens passe de 14 à 43. Toutefois, à la fin de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, ils furent réduits à 14.

Vers 1701, des compagnies franches de dragons sont créées. Elles sont destinées à des coups de main, fourrages, reconnaissances, embuscades, etc.

Feuquières, qui écrit sous Louis XIV, dit, en parlant des dragons :

« Ce corps ne doit être considéré que comme une infanterie que l’on met à cheval pour la pouvoir porter plus diligemment dans un endroit où l’on a besoin d’infanterie, pour se saisir d’un poste et donner le temps à la véritable infanterie d’arriver. Encore ne faut-il pas que ce poste puisse être attaqué par l’infanterie ennemie avant que celle qu’on y fait marcher soit arrivée, parce que les dragons qui ne sont pas habitués à combattre ensemble à pied ne peuvent jamais résister aux corps solides qui les attaquent. Ils ne peuvent pas non plus résister aux bons escadrons ; la longueur de leurs fusils les embarrasse. On les a trop bien montés dans ces derniers temps ; la juste crainte que les officiers ont de perdre leurs chevaux les force toujours à laisser trop d’hommes pour les garder et fait qu’ils craignent de se commettre contre l’infanterie. Je voudrais donc moins de régimens de dragons dans une armée, et qu’ils fussent moins bien montés. »

Ainsi pour Feuquières, qui représente la tradition du temps de Turenne, les dragons doivent être infanterie montée et non cavalerie faisant éventuellement le coup de feu.

Le Père Daniel, dans son Histoire de la Milice Française, écrite aussitôt après les guerres de Louis XIV, définit ainsi le service des dragons :

« Battre l’estrade, escorter des convois, harceler l’ennemi dans une marche ou une retraite, pour occuper promptement un poste où l’infanterie ne pourrait pas se transporter assez tôt pour combattre, tantôt à pied, tantôt à cheval… Dans un camp, ils sont toujours portés sur les ailes ou dans les postes avancés, à quelques passages de rivières, à quelques défilés, à la tête d’un pont ; on s’en sert souvent pour couvrir le quartier général ; dans les marches, ils sont toujours à la tête et à la queue des colonnes. Il est cependant arrivé que dans les dernières guerres ils ont combattu en ligne, et quoique leurs chevaux fussent d’une taille beaucoup moindre que ceux de la cavalerie, ils ont acquis beaucoup de réputation et ont parfaitement fait leur devoir. La vivacité dont ils chargent l’ennemi et la vitesse avec laquelle ils se portent, là où on a besoin d’eux, les rend meilleurs pour un corps de réserve. »

Dans la guerre de la Succession d’Espagne, on ne voit plus employer les dragons en grandes bandes de tirailleurs, comme du temps de Turenne et de Luxembourg. Ils ne font plus guère de combat à pied que dans les coups de main, enlèvemens de postes, etc.

Les dragons ont été beaucoup plus régulièrement employés au service d’infanterie dans les sièges. Ils se sont couverts de gloire, notamment au siège de Namur. Ils y eurent un rôle spécial :

« On en commande des détachemens que l’on place dans les boyaux près de la tête de sape, pour tirer sur tout ce qui se montre pendant le jour sur le rempart, dans les ouvrages détachés, dans les chemins couverts. »

Sous Louis XV, on ne voit plus reparaître les dragons combattant à pied dans la bataille, comme à Sinsheim, Ensisheim, etc., ils sont réunis à la cavalerie et aux hussards, et on les compte parmi les escadrons d’une armée ; ils chargent plus souvent qu’ils ne mettent pied à terre. Leur caractère de demi-fantassin ne se retrouve guère que dans les expéditions.

« Quand un parti est envoyé à la guerre, c’est-à-dire en reconnaissance, il se compose par moitié de dragons et de hussards ; ces derniers éclairent la petite troupe, reconnaissent l’ennemi et cherchent à le charger par derrière, pendant que les dragons, mettant pied à terre, attaquent à pied. »

Les dragons prennent une part très brillante à la surprise de Prague (1741). Mais ce sont les compagnies franches qui acquièrent le plus de célébrité en rase campagne.

Toutefois, la tradition se perd peu à peu et, bien qu’on fasse toujours des dragons une arme distincte, capable de servir à pied et à cheval, elle n’est plus guère employée que comme cavalerie.

A Fontenoy, ils chargent.

Un événement, peu important en lui-même, est caractéristique, au point de vue de la transformation des dragons à la fin du XVIIIe siècle.

Le 30 août 1761, près de Munster, un corps allemand attaque les avant-postes à Albatchen. Nos dragons qui s’y trouvent ne soutiennent pas le combat à pied dans les haies, les maisons, comme du temps de Turenne : il faut que l’infanterie vienne les dégager. Alors ils reviennent et chargent à cheval.

Avant Frédéric II, la cavalerie ne chargeait qu’au trot. Avec lui, les charges au galop commencent. La cavalerie agit souvent en masses et son rôle dans la bataille est parfois décisif, mais déjà il est retardé. La cavalerie ne peut plus se passer de l’effet préparatoire de la mousqueterie et de l’artillerie. Elle ne donne plus dès le commencement de l’action, comme à Rocroy, à Lens, aux Dunes. Ce n’est que lorsque la bataille est suffisamment mûre qu’elle intervient et qu’elle frappe les grands coups Ses succès dépendent du talent de ses chefs qui doivent saisir le moment favorable et en profiter, sinon l’échec est presque certain. Seydlitz, le plus illustre des généraux de cavalerie de la guerre de Sept ans, était très attentif à suivre cette règle. Dès que la situation du combat permettait de déterminer la zone où il y avait lieu d’engager la cavalerie, Seydlitz mettant à profit les couverts du terrain, conduisait ses escadrons aussi près que possible de l’ennemi qu’il voulait attaquer, puis se portant en avant pour observer le combat, il épiait le moment propice à son intervention. Il avait l’habitude de donner le signal de l’attaque en lançant en l’air la pipe qu’il fumait.

Le 25 août 1758, il a donné un exemple mémorable de l’application, désormais nécessaire, de ce principe. Ce jour-là, Frédéric II, engagé à Zorndorf contre l’année russe de Fermor, avait grand’peine à soutenir l’offensive de l’aile droite ennemie. Vers midi, le 1er grenadiers russe, les brigades Lubomirski, Ouvaroff et Léontief, descendaient de leurs positions et enfonçaient le corps de Manteuffel qui perdait 26 canons. La situation du roi devenait critique. Or, Seydlitz était tout près avec 56 escadrons. Il avait même rappelé à lui 15 escadrons, initialement détachés vers la droite. Depuis quelques instans déjà, Frédéric II lui envoyait courrier sur courrier lui porter l’ordre de charger. Seydlitz ne bougeait toujours pas. À la fin le roi lui fit dire qu’après la bataille, il répondrait sur sa tête de sa désobéissance ; Seydlitz se contenta de dire : « Après la bataille, ma tête est à la disposition du roi. » Enfin, quand il vit l’infanterie et la cavalerie russes engagées dans les fonds, jugeant le moment venu, il lança ses escadrons. En tête, 5 escadrons de cuirassiers, 18 des hussards de Zieten et de Malachowski, puis 3 escadrons des gardes du corps, 5 de gendarmes, 25 escadrons de dragons. Sous cette charge, jusqu’alors unique dans les fastes de la guerre, et dont on ne devait revoir les pareilles qu’à Eckmüûhl et à la Moskowa, les Russes furent rompus. Toutefois, les 1er et 3e régimens de grenadiers firent une résistance héroïque, qui sauva leur aile droite, et bientôt la victoire penchait de nouveau du côté russe, lorsque Seydlitz apparut de nouveau, avec 60 escadrons, soit 8000 sabres. Sur l’aile gauche des Russes il lança d’abord les cuirassiers, puis les dragons, gendarmes, gardes du corps, enfin les hussards. Il culbuta leur cavalerie, puis il chargea l’infanterie et la jeta dans un tel désordre qu’elle subit un désastre complet. Le soir Frédéric embrassait Seydlilz, en lui disant : « Je vous dois encore cette victoire. »

Le 12 août 1759, à Kunnersdorf, le moment propice pour l’action de la cavalerie fut mal choisi, et elle échoua complètement. Cependant elle était commandée par des généraux de premier ordre, Seydlitz, Platen, le prince de Wurtemberg et Schorlemer.

Vers quatre heures, tous les progrès de l’armée prussienne étaient arrêtés. L’attaque de gauche pouvait seule déterminer la reprise du mouvement en avant. Seydlitz reçut l’ordre de lancer sa cavalerie sur le flanc du plateau tenu par les Russes. Il hésitait à entreprendre cette attaque, car il devait faire déboucher ses escadrons dans les intervalles d’une série d’étangs et se former sous le feu croisé de plusieurs batteries. Mais comme il recevait de Frédéric ordre sur ordre et qu’il ne pouvait plus répondre sur sa tête d’une nouvelle désobéissance, il dut se résoudre à l’attaque. Elle fut désastreuse. Ses escadrons décimés durent se reformer en arrière des étangs. Le roi, voulant à tout prix ressaisir la victoire qui lui échappait, lança de nouveau sa cavalerie. Seydlitz repassa les étangs, prit la charge et tomba renversé par un biscaïen. Alors tout s’enfuit. Une escorte de 40 hussards de Zieten sauva Frédéric et couvrit sa retraite en faisant le coup de sabre avec les cavaliers de l’ennemi.

A la fin de la guerre de Sept ans, les dragons et les hussards prussiens ne combattaient plus à pied que rarement. Frédéric II, dans son instruction du 11 mai 1763 pour les colonels de cavalerie, leur dit :

« En ce qui concerne l’instruction individuelle, le cavalier doit savoir manier et charger son arme vite et bien. Les dragons doivent savoir charger, viser, tirer, avancer aussi bien que des régimens d’infanterie.

« Les hussards, pour l’exercice à pied, doivent être bien dressés et mis en état de prendre position derrière des haies et des murs, charger vivement et tirer avec soin, car il arrive souvent que des hussards aient à mettre pied à terre et à combattre de cette façon. »

Des prescriptions analogues se trouvent dans l’instruction pour les inspecteurs de la cavalerie, du 20 juillet 1779. Néanmoins, les dragons se transforment en cavalerie. Sous Louis XVI ils sont devenus cavalerie légère et comprennent 26 régimens. Cette transformation s’accuse plus encore pendant la Révolution. La cavalerie fait volontiers le coup de feu à cheval. Il n’est plus question de combat à pied. C’est ainsi que le 6e dragons attaqué dans ses cantonnemens près de Mayence, en octobre 1795, ne sait se dégager qu’en montant à cheval et en chargeant. Exceptionnellement, on voit des escadrons de dragons mettre pied à terre dans des cas désespérés. C’est ainsi que quelques jours avant la bataille de Saint-Georges, le 8e dragons met pied à terre pour arrêter une colonne de cavalerie ennemie qui cherchait à rentrer dans Mantoue. L’auteur de l’historique semble s’en excuser. « Les dragons ne pouvant bien combattre à cheval, mirent pied à terre et contribuèrent par leur feu à la défaite de l’ennemi. »

Pendant la longue période de guerre qui commence en 1792, les charges poussées à fond conservent jusqu’en 1815 une efficacité considérable mais décroissante. Quelques exemples vont le faire ressortir.

A Marengo, vers onze heures, la bataille semblait perdue. Les Autrichiens, formés en colonne sous les ordres du général Zach, s’avançaient sur la route de Tortone, achevant de pousser devant eux la gauche de notre armée, alors en pleine retraite. À ce moment Desaix paraît. Bonaparte arrête aussitôt le mouvement de recul et prend ses dispositions pour porter à l’attaque les renforts qui lui arrivent. Plaçant la division Boudet à cheval sur la grande route suivie par les Autrichiens, il dispose en arrière et à droite les troupes de Lannes et de Monnier, qui viennent de supporter tout l’effort du combat. Les débris des cavaleries de Kellermann et de Champeaux s’établissent derrière la division Boudet, tandis que Marmont, avec tout ce qui lui reste d’artillerie (19 pièces) couvre le front de cette division.

Dans la colonne de Zach, 8 000 grenadiers hongrois marchaient en tête. Soudain, ils sont assaillis par le feu des 19 pièces de Marmont brusquement démasquées et en même temps chargés par l’infanterie de Boudet. Les Hongrois, surpris d’abord, font face à cette attaque, mais tandis que la tête de la colonne s’arrête pour riposter, les bataillons autrichiens qui suivent, au lieu de se déployer ou tout au moins de se ménager l’espace pour manœuvrer, serrent leurs distances sur ceux qui les précèdent et forment bientôt une masse compacte incapable de se mouvoir ni de faire usage de ses armes. Kellermann s’aperçoit à temps de cette faute. Il part aussitôt avec ses 400 cavaliers, franchit les intervalles de l’infanterie de Boudet, puis, faisant un brusque à gauche, tombe à pleine charge sur le flanc droit de la colonne des Autrichiens qui, « agglomérés les uns sur les autres, ne peuvent opposer de résistance. » Ensuite, se rabattant par un à droite, il bouscule la cavalerie adverse venue à la rescousse. Boudet, Lannes et Victor voyant le trouble des Autrichiens, se portent tous vigoureusement en avant. Bessières avec la garde consulaire à cheval suit leur mouvement et vient appuyer une dernière charge de Kellermann qui achève la déroute de l’ennemi.

Ce sont donc bien les charges de Kellermann et de Bessières qui ont permis le succès de Desaix. Mais elles n’ont réussi que grâce à l’action préparatoire de l’artillerie et de l’infanterie.

À cette époque, l’emploi du combat à pied a presque complètement disparu. Cependant Napoléon veut reprendre les procédés de Turenne. Il tient à faire de ses dragons une troupe capable de combattre à pied comme l’infanterie. Pour mieux affirmer son intention, il rétablit le titre de colonel-général des dragons pour Baraguay d’Hilliers, qu’il charge de former cette arme nouvelle, Un camp d’instruction est établi à Compiègne et le nombre des régimens de dragons est augmenté aux dépens de celui des deux autres subdivisions de l’arme.

Baraguay d’Hilliers sollicite la permission de faire subir quelques changemens aux manœuvres de l’infanterie ; Napoléon refuse : il faut que les dragons puissent combattre exactement comme l’infanterie.

Une différence plus caractérisée dans la remonte des régimens achève alors de séparer les dragons de la cavalerie légère.

Dès le début des guerres de l’Empire, à Wertingen (8 octobre 1805), le rôle spécial rendu aux dragons par Napoléon s’affirme. Ce sont eux qui mettent pied à terre et enlèvent le village de Wertingen, maison par maison, pendant que les hussards et le reste de la cavalerie tournent la position à grande distance. En Espagne, le service d’escorte, de reconnaissance, de sûreté, etc., leur est surtout confié, et dans cette campagne il prend une importance capitale.

L’exemple le plus célèbre de combat à pied est celui de Valencia de San Juan (7 mars 1813). Le général Boyer surprend les Espagnols dans Valencia, avec 8 escadrons des 6e, 11e, 15e et 25e dragons et 200 hommes du 120e. Il avait, pendant la marche, désigné les escadrons des 6e, 11e et 15e pour combattre à pied. Les dragons entrent au galop dans la ville, mettent pied à terre dès que l’ennemi les aperçoit et marchent en avant la baïonnette croisée. Un escadron du 6e chasse les Espagnols d’un vieux château où ils s’étaient réfugiés. Pendant ce temps, le 25e passait l’Isla à la nage et coupait la retraite à l’ennemi.

« Toute la cavalerie doit être munie d’une arme à feu et savoir manœuvrer à pied, » dit Napoléon dans ses Commentaires. Néanmoins les dragons se sont complètement transformés en cavalerie légère. Ils font partie intégrante des masses que la tactique napoléonienne lance dans la bataille au moment psychologique. Lorsque l’adversaire emploie le même procédé, il en résulte des chocs formidables, mais sans grande utilité. Un des plus célèbres est celui d’Eckmühl en 1809.

Il était 8 heures du soir. Le prince Charles, voyant la bataille perdue, fit avancer toute sa cavalerie pour protéger l’écoulement de ses troupes et de ses bagages sur Ratisbonne. Napoléon, de son côté, fit porter en avant les chasseurs et les hussards, appuyés par les dix régimens de cuirassiers et de carabiniers de Nansouty et de Saint-Sulpice.

Les cuirassiers autrichiens étaient rangés en bataille à Egglofsheim. Les cavaliers légers des deux partis se jetèrent promptement sur les flancs pour ne pas être broyés par ces deux formidables masses bardées de fer qui se couraient sus. Celles-ci se choquèrent et ne formèrent plus qu’une immense mêlée, éclairée par les dernières lueurs du crépuscule et la clarté de la lune naissante.

Les troupes des deux partis, spectatrices de ce combat fantastique, suspendirent leur feu, qu’elles ne pouvaient plus d’ailleurs continuer sans atteindre les leurs en même temps que l’ennemi. Des deux côtés, la ténacité fut la même, mais l’infériorité de l’armement des cuirassiers autrichiens, non protégés par derrière, détermina leur retraite, qui dégénéra bientôt en massacre, nos cuirassiers les poursuivant en leur enfonçant les sabres dans les reins.

Ce fut, pendant les guerres de l’Empire, le plus considérable des combats de cavalerie contre cavalerie qui s’engagèrent. Mais il faut ici se demander quelle en fut la portée au point de vue du dénouement de la bataille d’Eckmühl, et si les pertes qu’il entraîna peuvent être justifiées par les résultats obtenus dans i l’un ou l’autre des deux partis.

Toutefois, à la Moskowa, le 7 septembre 1812, l’action de la ; cavalerie employée en masse fut décisive.

Le front de la ligne russe était couvert par des hauteurs garnies d’ouvrages, parmi lesquels une redoute armée de quatre-vingts canons avait, jusqu’à 2 heures, défié les efforts de l’infanterie. Le général Montbrun, commandant le 2e corps de cavalerie, put constater, à l’aide de sa longue-vue, que cette grande redoute était ouverte à sa gorge, et qu’en tournant la hauteur on pouvait se dérober aux feux des ouvrages qui la couronnaient et trouver un cheminement pour y amener la cavalerie.

Il proposa donc à l’Empereur d’attaquer la redoute à revers avec ses cavaliers, tandis que l’infanterie l’attaquerait de front. La proposition acceptée, Montbrun prit aussitôt ses dispositions, et il procédait à la reconnaissance préalable du terrain, quand un boulet l’emporta. Caulaincourt lui succède dans le commandement du 2e corps de cavalerie et, s’élançant avec la division de cuirassiers et les deux régimens de carabiniers, balaie toute la cavalerie russe, puis, se rabattant à gauche avec le 5e cuirassiers, tombe sur les derrières de l’infanterie ennemie et pénètre dans l’intérieur de la redoute, où il tombe victorieux, frappé à mort à son tour.

L’action de la cavalerie, en cette circonstance, était on ne peut plus osée, mais elle était logique, et le succès, s’il fut cruellement acheté, le démontra.

Son emploi en grandes masses pendant la bataille va, une fois encore, se justifier, mais ce sera la dernière.

C’est le 27 août 1813, à la bataille de Dresde.

L’aile gauche autrichienne est dépourvue de cavalerie. Elle est séparée du centre par une rivière, le Tharendt. Le maréchal Victor l’attaque de front avec son infanterie, tandis que Murât et La Tour-Maubourg, avec 10 000 chevaux, la tournent. Une pluie battante, qui pénètre dans les bassinets des fusils et mouille la poudre, empêche les Autrichiens de se servir de leurs armes. Leurs carrés sont enfoncés et sabrés. 10 000 hommes sont faits prisonniers. Mais, pour ce succès, il a fallu la réunion de circonstances exceptionnelles.

Les charges de Waterloo sont, à cet égard, caractéristiques. Celles des gardes à cheval de lord Sommerset et de la brigade de dragons de Ponsonby ne réussirent contre l’infanterie des quatre divisions de d’Erlon que grâce aux formations déplorables prises par cette infanterie. Chaque division s’était formée en échelons de bataillons déployés, serrés en masse, de manière à présenter ainsi chacune une phalange de deux cents files environ de front sur une profondeur de vingt-quatre hommes.

Dans une pareille cohue, incapable de se mouvoir et encore plus de faire usage de ses armes, les Anglais n’eurent qu’à tailler à plein bras. Néanmoins, dès que voulant poursuivre leur succès, ils se heurtèrent à des troupes intactes ; ils furent décimés par le feu de la mousqueterie et achevés à leur tour par la charge d’un régiment de lanciers français.

Quand, un peu plus tard dans la journée, le maréchal Ney, sous les ordres de qui l’Empereur avait mis le corps de cuirassiers et même la division de la garde à cheval et qui, depuis le commencement du combat, pensait à une grande action de cavalerie, lança toute cette masse de chevaux contre la Haie-Sainte et le plateau de Mont-Saint-Jean, qu’occupaient l’infanterie et l’artillerie anglaises encore intactes, — ce fut le désastre. Le flot montant de cette charge colossale fut accueilli par une rafale de fer qui faucha presque tous les escadrons de tête. En vain, les cuirassiers se ruèrent sur les canons et envahirent toutes les batteries anglaises. Les canonniers s’étaient repliés dans les carrés d’infanterie dont le feu de mousqueterie eut bientôt fait de débander notre cavalerie. Par quatre fois, Ney s’entête et ramène sa cavalerie à l’assaut du Mont-Saint-Jean. Chaque fois, l’ennemi renouvelle sa manœuvre. Après avoir mitraillé la cavalerie, les artilleurs abandonnent leurs canons, se dérobent derrière les fantassins, qui ouvrent le feu à leur tour et abattent des rangs entiers de cavalerie. Le moral de cette infanterie, qui se rend de plus en plus compte de son invincibilité, s’accroît sans cesse. Devant les batteries anglaises s’élève un rempart de cadavres de cavaliers et de chevaux, qui s’augmente à chaque nouvelle charge et en rend les abords plus hideux et plus infranchissables.

Enfin, après la quatrième tentative, nos cavaliers, découragés et dispersés, se retirent dans le fond du vallon de la Haie-Sainte.

Ainsi, cette gigantesque et folle chevauchée aboutit à un complet désastre. Elle ne réussit même pas à frayer le passage à l’infanterie et n’eut d’autre résultat que la destruction de notre cavalerie.

Trente-neuf ans plus tard, une charge célèbre va prouver que, même contre une infanterie en retraite, lorsque celle-ci n’est pas en déroute, la cavalerie est désormais impuissante.

Le 25 octobre 1854, la division d’infanterie russe du général Liprandi, avec 3 000 cavaliers, s’était avancée dans la vallée de la Tchernaïa pour attaquer Balaklava et enlever à l’armée anglaise sa base d’approvisionnement. Ces troupes avaient d’abord rencontré cinq redoutes garnies de quelques pièces anglaises, et occupées par des Turcs qui s’enfuirent sans faire aucune défense.

À 8 heures du matin, quand la brume matinale se dissipait, l’armée anglaise était déjà prête à recevoir l’attaque des Russes. Devant Balaklava étaient les highlanders. En arrière, la cavalerie légère, pied à terre. Plus près, se tenait la grosse cavalerie, les Scots Greys, géans à habits écarlates, montés sur des chevaux gris, les Inniskillings et les dragons gardes.

La cavalerie russe, uhlans, cosaques, dragons et hussards, s’avançait face aux highlanders, mais bientôt elle se divise ; une partie fond sur les highlanders qui, au commandement de sir-Colin Campbell, l’attendent froidement et la reçoivent à 50 mètres par une salve. Elle est arrêtée net et fait demi-tour. Une deuxième décharge accélère sa fuite.

L’autre partie de la cavalerie russe se dirige sur la grosse cavalerie anglaise qui se forme aussitôt en un vaste demi-cercle, part au galop sous les ordres du général Scarlett, enveloppe et écrase son adversaire. Les spectateurs, venus nombreux, pour contempler le combat, poussent des hourrahs en l’honneur de l’armée anglaise.

La bataille semblait finie : la grosse cavalerie anglaise revenait au petit trot reprendre sa place du début, tandis qu’une brigade de chasseurs d’Afrique (1er  et 4e régimens), sous le général d’Allonville, venait se placer à sa gauche. Mais à ce moment le commandant en chef de l’armée anglaise, lord Raglan, fut prévenu que les Russes emmenaient les pièces prises le matin dans les redoutes. Celui-ci fait aussitôt porter à lord Lucan, commandant la cavalerie légère, l’ordre de faire immédiatement avancer la cavalerie pour essayer d’empêcher l’ennemi d’emporter les canons. Il le prévenait que la cavalerie française était à sa gauche.

Lord Lucan donna, de suite à lord Cardigan l’ordre de charger avec sa brigade ; celui-ci, sans discuter, mit sa brigade sur deux rangs et partit aussitôt.

Les spectateurs, si enthousiastes peu d’instans avant, étaient anxieux. Un cri de soulagement se fit entendre quand on vit les Anglais s’arrêter au bout de 290 mètres. Mais c’était pour ôter aux chevaux les gourmettes.

À 800 mètres d’une batterie, la brigade prit le galop. La batterie lâcha une première salve et quand la fumée se dissipa on put voir les ravages produits dans cette masse de cavaliers. « C’est superbe, mais ce n’est pas la guerre, c’est de la folie ! » s’écria le général Bosquet.

Ce fut l’entrée en ligne de la batterie d’artillerie française du capitaine Thomas, mort général, combinée avec une charge opportune des chasseurs d’Afrique, du général d’Allonville, prenant en flanc la batterie russe, établie sur les monts Fedioukine, qui dégagea la cavalerie anglaise. Après le ralliement, la brigade de lord Cardigan ne comptait plus que 197 hommes montés. Il n’en restait que 10 dans un des régimens de dragons légers. Plus de 350 cavaliers étaient restés sur le champ de bataille.

Cependant, il ne s’agissait alors que d’affronter le feu des fusils lisses et des canons se chargeant lentement par la bouche.

Que penser alors des attaques de cavalerie menées en 1870 contre des troupes armées de fusils à tir rapide et de canons se chargeant par la culasse ? Mais le moment n’est pas encore venu d’envisager cette question. Il est nécessaire d’examiner d’abord comment la cavalerie fut employée par une nation qui, n’ayant pas de préjugés ni de savantes doctrines, apprenait la guerre en la pratiquant et ne faisait appel qu’à son bon sens. Il s’agit de la guerre de Sécession qui mit aux prises les forces confédérées des États-Unis du Sud avec les armées fédérales du Nord.

Cette guerre ouvrait à la cavalerie des horizons nouveaux. Les Américains, libres des entraves que la routine impose aux vieilles armées européennes, adoptaient les procédés qui convenaient le mieux à leurs opérations.

Les armées du Nord comme celles du Sud durent utiliser les chemins de fer comme organes essentiels de leurs mouvemens. La cavalerie devenait la plus redoutable ennemie de la locomotive et dès lors apparaissait ainsi le principe essentiel de la guerre de l’avenir. Cependant, en Europe, il passa presque inaperçu. Les différentes opérations de cavalerie furent confondues sous le nom de « raids » impliquant l’idée de grandes chevauchées ayant principalement pour but la destruction des magasins de l’adversaire.

Il fut professoralement déclaré que de telles opérations ne pouvaient avoir aucune application dans une guerre européenne ; elles ne furent dès lors étudiées que superficiellement et avec une légère pointe de dédain. C’était une faute d’autant plus grave que certaines d’entre elles peuvent être citées comme modèles et qu’il était facile de prévoir que les guerres futures pourraient en comporter de semblables.

Entre autres, il faut citer celles de Stuart qui appartenait à l’armée de Virginie, sous les ordres de Lee, général en chef des forces du Sud.

La contrée où elles se déroulaient ressemble à nos pays de l’Est. Environ 400 kilomètres séparent Richmond, tenue par les Sudistes, de Washington, occupé par les fédéraux : c’est à peu près la distance de Metz à Langres.

Les cavaliers confédérés étaient armés du sabre, de la carabine et du revolver. Le paquetage était en général, très léger ; il ne s’alourdissait que quand une expédition de plusieurs jours se préparait. On mettait alors sur la selle le plus de vivres possible.

« La façon dont les marches étaient réglées mérite d’être signalée. Les étapes journalières de 50 à 60 kilomètres, répétées plusieurs jours de suite et fournies par des effectifs de 1 200 à 1 500 hommes, étaient communes. Lorsqu’on n’avait pas à craindre l’ennemi, elles se faisaient de la manière suivante :

« 10 kilomètres au pas et au trot, les chevaux montés : une heure. 4 kilomètres au pas, les hommes pied à terre : une heure. Et ainsi de suite jusqu’à 60 kilomètres. Les chevaux n’étaient donc montés qu’une heure sur deux et la vitesse moyenne était de 7 kilomètres à l’heure.

« Chaque détachement avait ses éclaireurs (scouts). La plupart venaient des États de l’Ouest, où ils avaient fait la guerre contre les Indiens, ce qui les avait préparés à ce dangereux service. Ils étaient sans cesse au contact de l’adversaire, épiant tous ses mouvemens. D’ordinaire, ils traversaient ses avant-postes la nuit, passaient le jour dans les bois ou dans les habitations de gens dévoués à la cause du Sud[1]. »

Les scouts étaient quelquefois envoyés en reconnaissance plusieurs jours à l’avance. Sinon, ils rayonnaient à faible distance de leur troupe. Stuart recevait donc rapidement leurs renseignemens et pouvait profiler sur-le-champ des occasions qui lui étaient indiquées. En général, il n’y avait pas de relations directes entre les scouts et le général en chef. Ces relations étaient assurées par des « courriers » qui jouaient le rôle des « Meldereiter » organisés il y a quelque temps en Allemagne. Le général en chef en avait 60 ; chaque commandant de corps d’armée 12 ; les divisionnaires 6 et les brigadiers 3.

En réalité, toute cette cavalerie n’était composée que de dragons. Les régimens faisaient un usage constant du combat à pied, ce qui ne les a pas empêchés de charger le revolver ou le sabre à la main, à Fairfax, Rockville et Hanover. Mais c’était surtout la carabine et le canon qui étaient employés. Souvent, toute une brigade était mise à pied pour attaquer. S’il fallait se replier, des détachemens retardaient l’ennemi par leur feu et permettaient au gros des forces de se dérober. Le détail de quelques opérations fera mieux comprendre ces procédés.

En juin 1862, sur la Pamunkay, Stuart fit le tour complet de l’armée de Mac Clellan. Celui-ci disposait de 220 000 hommes, dont 25 régimens de cavalerie et 500 bouches à feu. Après avoir débarqué 120 000 hommes dans la Péninsule de Virginie, pour tourner les positions de l’adversaire et s’emparer de Richmond, Mac Clellan avait livré la sanglante, mais indécise bataille des Seven Pines, qui lui avait coûté 20 000 hommes. Il s’était alors retranché à 10 kilomètres environ des positions sudistes, le long de la Chikahominy, pour y attendre des renforts.

À ce moment, le général Lee n’a plus que des renseignemens vagues sur son adversaire. Il ne sait même pas quelle est la ligne principale de ravitaillement. C’est alors qu’il donne à Stuart l’ordre d’exécuter en secret un mouvement sur les derrières de l’ennemi et d’agir sur ses lignes de communication.

Stuart laisse au service de sûreté de l’armée 3500 cavaliers et emmène 1 200 chevaux avec une section d’artillerie à cheval. Trois jours de vivres sont sur les chevaux. Partant de Richmond, il entreprend la reconnaissance des forces postées entre la Chikahominy et la Pamunkay sur un front d’environ 60 kilomètres. Si l’on suppose Stuart à Châlons-sur-Marne et son adversaire à Sainte-Menehould et Reims, la situation kilométrique sera analogue.

Stuart n’avait fait part de ses projets à personne. Il initiait, ses subordonnés à mesure que les événemens se déroulaient. Le 12 juin, à deux heures du matin, il commence son mouvement. Pour dépister les espions dont la contrée est pleine, il prend la direction du Nord, alors que l’ennemi est à l’Est. Il semble ainsi aller au-devant d’un détachement de son armée. Sa première marche est assez courte (40 kilomètres). Le soir, il attend, massé au bivouac, le résultat de ses reconnaissances. Celles-ci rentrent dans la nuit. Elles lui apprennent qu’en longeant la Pamunkay, les premières forces qu’il avait chance de rencontrer étaient à 30 kilomètres dans l’Est, à Old-Church, près de la rivière. Il repart à l’aube. « Personne ne savait encore où j’allais, dit-il dans son rapport, et c’est seulement dans la matinée que je fis connaître confidentiellement mes projets à mes chefs de corps, pour les mettre à même de me seconder en toute occurrence. »

Il se porte sur Old-Church, chassant sur sa route, à Hanover Court-House un parti de 150 chevaux. Bientôt, il trouve la cavalerie ennemie en forces. Il la charge, la met en tel désordre qu’elle ne songe pas à disputer le passage du Totopotomoy. Ce cours d’eau est franchi sous la protection de l’artillerie soutenue par un escadron pied à terre. Près de Old-Church, l’ennemi, qui a reçu des renforts, fait tête. Une mêlée en résulte où le revolver joue du côté confédéré le rôle principal. Les Nordistes, qui ont mis le sabre à la main, ont subi des pertes telles qu’ils ont dû se replier pour ne plus reparaître. Après ce combat, Stuart se trouvait au cœur même de l’armée ennemie dont les camps l’environnaient de toutes parts. « Notre position eût été fort dangereuse, écrit-il, si l’audace et la rapidité de nos mouvemens n’avaient pas plongé l’ennemi dans une stupeur telle qu’il en était devenu inoffensif. »

Stuart avait d’ores et déjà accompli sa mission. Les interrogatoires des prisonniers lui avaient fait exactement connaître toutes les positions de l’adversaire. Mais il s’agissait maintenant d’échapper à son étreinte. Pour le retour, il avait à choisir deux routes. La première, par Hanover, le faisait revenir sur ses pas. Il pouvait trouver l’ennemi coupant la route. La seconde, par West Kent, l’obligeait à courir les chances d’un passage du Chikahominy à la nage, et en tous cas exigeait un effort vigoureux pour traverser les lignes de communication. Il adopte celle-ci, et se porte d’abord sur Garlick’s, près de la Pamunkay River, où il brûle deux transports chargés de munitions et un grand parc de voitures. De là il marche sur Tun-Stall’s Station, y détruit le télégraphe et les magasins. Puis il attaque un convoi considérable, dont l’escorte est dispersée. Un escadron enlève le poste de la gare, gardé par 20 hommes, et se met à détruire la voie ferrée. À ce moment arrive un train bondé de troupes. Le mécanicien, voyant l’attaque, force la vitesse, passe ; mais il est tué et le train, lancé à toute vitesse, sans direction, va causer un grave accident à la station suivante, White House.

Pendant ce temps, Stuart fait procéder à la destruction du pont du chemin de fer de Black Creek, et arrive la nuit à Talleysville, où il fait faire une halte de trois heures, la première de la journée, pour faire manger les chevaux.

Le 14, à une heure du matin, il reprend la marche et arrive à la pointe du jour à Forge’s Bridge sur la Chikahominy. La rivière, grossie par les pluies des jours précédens, n’est pas guéable. À ce moment, son arrière-garde l’avertit qu’une division entière est à sa poursuite.

Un régiment pied à terre et l’artillerie sont chargés de protéger la retraite en cas d’attaque. Le reste des hommes est employé, partie à la construction d’un pont de fortune, partie à faire passer les chevaux à la nage. Bientôt la passerelle des piétons, longue de 30 mètres, est établie et sert à transporter les selles et le matériel. Pendant ce temps, les hommes dirigeaient leurs chevaux dans la rivière, s’appuyant d’une main sur l’encolure et tenant les rênes de l’autre main. Il fallut quatre heures pour construire le pont à l’usage de l’artillerie, qui servit encore aux 165 prisonniers et aux 260 chevaux de prise. A midi, tout le monde était en sûreté. Stuart passa le dernier et fit aussitôt détruire les deux ponts. La marche fut alors reprise sans interruption sur Richmond, où il arrivait le 15 à la pointe du jour, ayant en trois marches parcouru 160 kilomètres et livré trois combats.

C’est bien là le commencement de la guerre des chemins de fer, qui exige une cavalerie rapide dont le combat à pied, soutenu, par le canon, sera le mode essentiel d’action. Elle ne cherche pas ses renseignemens sur le front que présente l’adversaire, mais bien sur ses derrières, soit en contournant une aile, soit en passant par une brèche fortuite momentanément ouverte et dont elle profite aussitôt, grâce à ses éclaireurs.

C’est ainsi qu’en août 1862, Stuart gagne les derrières de l’ennemi avec 4 régimens de cavalerie et une batterie à cheval, tombe sur l’arrière-garde et le flanc d’une colonne fédérale de 8 000 hommes avec 12 pièces d’artillerie et de la cavalerie, la met en désordre, puis, sous la protection de son artillerie et d’une ligne de tirailleurs, rompt le combat. Après avoir reconnu la position de la masse principale, il rentre dans ses lignes ayant parcouru 165 kilomètres en trois jours.

La caractéristique de cette tactique, — c’est-à-dire la combinaison du combat à pied et du combat à cheval, — apparaît dans l’affaire de Brandy-Station, le 20 août 1862, où 2 000 cavaliers confédérés se trouvèrent aux prises avec 3 000 fédéraux qui furent battus. « Le 7e Virginie-cavalerie, colonel Jones, qui formait l’avant-garde, enleva dès le début un demi-escadron ennemi imprudemment avancé dans son voisinage, mais il se trouva bientôt arrêté par une ligne de tirailleurs embusqués à la lisière d’un bois. Jones fit mettre aussitôt pied à terre à son régiment pour riposter à cette fusillade, tandis que le général Robertson avec ses 3 autres régimens filait à gauche pour prendre le flanc de l’ennemi… »

L’expédition de Catlett’s Station, le chef-d’œuvre de Stuart (il avait 27 ans), montre ce que peuvent être des dragons résolus et audacieux.

Dans la nuit du 22 au 23 août, il mène une colonne de 2 000 chevaux au milieu des campemens ennemis, jusqu’au quartier général de Pope, général en chef des fédéraux.

« La pluie faisait rage, écrit Borcke, lorsque vers 11 heures du soir, nous nous heurtâmes au camp ennemi qui s’étendait des deux côtés de la voie ferrée sur un mille de longueur. Nous fîmes halte à 200 pas des tentes et profitant des roulemens ininterrompus du tonnerre et du déluge qui les accompagnait, nous pûmes former nos lignes sans attirer l’attention de l’adversaire. »

Le colonel Lee, guidé sur l’emplacement du quartier général, se jette hardiment avec son régiment au milieu des tentes de l’état-major du général Pope, malheureusement absent ce jour-là. Il fait prisonniers un grand nombre d’officiers, désorganise tout et s’empare du plus beau trophée qu’un cavalier puisse rêver : le livre d’ordres du généralissime ennemi. Il renfermait des informations capitales, telles que les effectifs exacts et les mouvemens projetés.

Pendant ce temps-là, les autres régimens étaient envoyés le long de la voie ferrée pour la couper, attaquer un autre camp, et détruire le pont du chemin de fer sur la Cedar Run. Les pertes étaient minimes : 6 tués, 2 blessés, 6 disparus, tant il est vrai qu’à la guerre, les actions les plus audacieuses sont presque toujours les moins dangereuses.

On le vit encore, les 10 et 11 octobre 1862. Stuart avait reçu l’ordre de faire une expédition dans le Maryland et la Pensylvanie pour détruire le pont du chemin de fer sur la Conococheague. Il part avec 1 800 cavaliers et 4 pièces d’artillerie à cheval. A la pointe du jour, il franchit le Potomac à Mac-Coy’s malgré un poste de l’ennemi, arrive à Chambersburg à la nuit, s’empare de la ville, coupe le télégraphe, détruit le pont du chemin de fer, repart le matin et, après plusieurs crochets de 6 à 8 milles pour dépister l’ennemi, entre en Maryland à Emmetburg. Il traverse ensuite le Monocacy, gagne et détruit la voie ferrée Balti-more-Ohio près d’Hyatt’s Tower. Il est alors sur la ligne de communication de Mac Clellan avec Washington.

A Poolesville, près du confluent du Potomac et du Monocacy, il trouve 4 à 5 000 hommes qui gardaient le gué du Potomac et un gros de cavalerie venant du Monocacy.

« Je l’ai fait attaquer aussitôt par l’escadron d’avant-garde, écrit Stuart. Ce dernier n’a pas tardé à rejeter les cavaliers fédéraux sur l’infanterie qui les suivait et nous avons immédiatement occupé une hauteur qui dominait le cours du Monocacy. Avec la rapidité de l’éclair, mes hommes avaient déjà sauté à terre et tiraillaient pour arrêter les progrès des fantassins ennemis. Cette fusillade a donné le temps à la batterie d’accourir et de rejeter les fédéraux au-delà du Monocacy. J’ai pu alors, grâce au masque formé par ma ligne de tirailleurs et la batterie, me diriger droit sur le gué du Potomac à Whiteford II était gardé par 200 hommes. Leurs feux rendaient le passage difficile. J’ai appelé à moi deux pièces qui ont nettoyé la place. L’avant-garde et cette section passant le gué ont pris position sur l’autre rive pour protéger le défilé du gros.

« Pendant ce temps, les deux autres pièces et la ligne de tirailleurs faisaient du combat en retraite, ne cédant le terrain que pied à pied. Sous la protection de l’avant-garde déjà passée elles franchirent à leur tour le Potomac. Les pertes étaient très faibles. »

Ainsi, le 12 octobre et dans la matinée du 13, les cavaliers avaient fait une marche de 135 kilomètres, interrompue seulement par une grande halte de deux heures et par les combats livrés sur les bords du Potoraac. Le passage, opéré en fonçant entre deux détachemens ennemis (celui du Monocacy et celui de Poolesville), présente un mélange d’audace et d’adresse qui doit être retenu. Il ne faut pas croire que de telles opérations n’ont été rendues possibles que par l’insuffisance de la cavalerie adverse. Les armées du Nord, commandées par Mac-Clellan, Pope, Burnside, Hooker, étaient largement pourvues de cavalerie, et cette cavalerie, dès l’automne de 1862, était parfaitement digne de se mesurer avec les escadrons confédérés.

En mai 1863, le général nordiste Stoneman faisait en Virginie une opération analogue.

Le 2 mai au soir, avec deux brigades et deux batteries à cheval, il est au milieu des troupes ennemies à Thompson Fourcorners. « Là, réunissant ses principaux officiers (dit le Comte de Paris dans son Histoire de la guerre civile en Amérique), il leur explique son plan et compare son corps de cavalerie à un obus qui éclate au milieu de l’ennemi, lançant dans toutes les directions des fragmens dont chacun fait autant de ravages qu’un projectile entier. » Il divise ses 3 500 hommes en sept détachemens et assigne à chacun une tâche indépendante. Les colonels Kilpatrick et Davis traversent séparément toute la Virginie jusqu’à la mer et, dans ce hardi parcours, brûlent les gares, coupent les télégraphes, arrachent les rails, détruisent des ponts de chemins de fer, interceptent des trains. Kilpatrick pousse l’audace jusqu’à forcer les avant-postes qui entouraient Richmond. Il pénètre entre les redoutes et enlève quelques prisonniers en vue de la ville. Le 8 mai, Stoneman avait rallié tout son monde à Warenton.

Il faut aussi constater que la cavalerie n’est pas uniquement employée à cette guerre des chemins de fer. Dans les batailles, elle sait intervenir d’une manière parfois décisive, non par des charges, mais par ses carabines et son canon.

Le 18 octobre 1864, à 10 heures du matin, la bataille de Cedar Creek était considérée par les fédéraux comme définitivement perdue. Leurs troupes, désorganisées par une retraite de 15 kilomètres, ne tenaient plus nulle part. Le général Sheridan, avec toute la cavalerie disponible, avait été envoyé au loin dans la contrée du Blue Ridge. Il entend le canon, il accourt. Sa cavalerie met pied à terre, forme ses lignes de tirailleurs, attaque les retranchemens que le général Sarly construisait à ce moment pour s’assurer la possession du champ de bataille ; il les escalade et précipite les confédérés dans la vallée du Cedar Creeck. L’infanterie fédérale reprend courage, se porte en avant. La victoire est passée dans ses rangs.

La bataille de Five Forks, en avril 1865, fut également désastreuse pour les troupes du Sud, par suite du mouvement de Sheridan qui, avec une force considérable de cavalerie tourna leurs positions et installa sur leurs communications une puissante mousqueterie et du canon.

A la suite de cette défaite, le reste de l’armée du Sud remonta l’Appomatox pour reprendre la route de Danville, mais elle fut devancée par la cavalerie de Sheridan à Farmville. Sa ligne de retraite était coupée. Le général Ewel, cerné, capitula et le 9 avril le général Lee, commandant en chef les forces confédérées, dut subir le même sort. Les carabines de la cavalerie du Nord avaient décidé les dernières victoires.

Il y a lieu de constater que la pratique de la guerre avait forcé la cavalerie du Nord comme celle du Sud à faire usage des mêmes procédés de combat. Ils sont si différens de ceux actuellement en honneur dans les cavaleries européennes qu’il est utile de les faire connaître avec quelques détails.

Les hommes étaient presque tous d’excellens cavaliers, habitués depuis leur enfance à manier toute espèce de chevaux. Néanmoins, ils arrivèrent vite à ne presque plus combattre qu’à pied. Une fois au contact de l’adversaire, les groupes de cavalerie couvraient leur front de combat au moyen des escadrons des ailes qui se portaient en avant du centre, tantôt à cheval, tantôt à pied, et se déployaient en tirailleurs. En même temps, le corps principal mettait pied à terre (un homme tenant 8 chevaux), et formait la ligne de combat. Les tirailleurs s’espaçaient à 3 ou 4 mètres. Quand le terrain offrait des abris suffisans, on ne déployait généralement qu’une ligne, mais sur un sol découvert on en formait deux et même trois, les unes derrière les autres, à une distance plus ou moins grande, suivant les circonstances.

Arrivée à portée, la première ligne se couchait et commençait le feu. La deuxième ligne courait, traversait la première, se portait sur les points permettant le meilleur tir, s’y couchait, ouvrait le feu à son tour, et ainsi de suite ; la ligne la plus en arrière passant toujours dans les intervalles de la plus avancée. Arrivées à très petite portée de l’ennemi, les lignes se confondaient et ne formaient plus qu’une chaîne dense qui, au dernier moment, faisait usage du revolver. Il est intéressant de constater que ces dispositions sont analogues à celles prises par lord Roberts en 1900 dans le Sud Africain.

A plusieurs reprises le général Sheridan a fait connaître ses idées sur l’emploi de la cavalerie dans l’avenir.

L’opinion d’un tel chef, qui pendant cinq ans de guerre a donné des preuves si brillantes de ses capacités, doit être prise en considération et mérite d’être exposée.

D’après lui, la cavalerie agissant à cheval est aujourd’hui sans effet contre une infanterie suffisamment exercée à se servir d’armes à tir rapide. Il n’admet la cavalerie à cheval que contre la cavalerie, et seulement lorsqu’elle n’a pas eu le temps de mettre pied à terre. Il pense que les armes blanches ont fait leur temps et que dans la charge et à plus forte raison dans la mêlée, le revolver seul est efficace.

Cette opinion est d’ailleurs partagée par le plus grand nombre des officiers américains. Ils citent, entre autres, cet exemple, qu’en 1864, un escadron de fédéraux s’étant heurté à un escadron de confédérés de même force, ceux-ci n’ayant fait usage que de leurs revolvers dans une mêlée de quelques minutes, ont tué 24 hommes et en ont blessé 12. Soit au total 36, sur un effectif de 100 hommes environ.

Sheridan veut que le feu de la cavalerie soit aussi destructeur que celui de l’infanterie ; dès lors elle pourra dominer celle-ci, même avec des effectifs moindres, puisque sa mobilité lui permettra d’envelopper l’adversaire et de le soumettre à des feux convergens.

Toute cavalerie manœuvrant à l’européenne serait, dit-il, détruite par le feu de la sienne, capable en outre d’enlever des jonctions de voies ferrées, même solidement gardées par de l’infanterie et protégées par des ouvrages de campagne. Il estime que la cavalerie, aidée du canon, doit pouvoir empêcher la réunion des différens élémens d’une armée, en se portant successivement à la rencontre de chacun d’eux.

A partir de 1862, la manière dont les armées américaines s’éclairaient fut on ne peut plus remarquable. Ce service était assuré par des éclaireurs (scouts) volontaires d’élite, qui tous étaient des hommes jeunes, instruits, infatigables cavaliers, ayant fait leurs preuves d’intelligence et de bravoure. Quand les scouts opéraient dans une contrée amie, ils étaient mieux informés de tout ce qui concernait l’ennemi que souvent les généraux de celui-ci ne l’étaient eux-mêmes. Lorsqu’ils se trouvaient au milieu d’une population hostile, les renseignemens qu’ils pouvaient se procurer étaient naturellement plus rares et moins précis, mais, grâce à leur expérience, ils faisaient encore ce service si difficile avec une perfection à laquelle des soldats ordinaires n’eussent jamais pu atteindre.

En résumé, le rôle si important, quelquefois même décisif, rempli par la cavalerie des deux partis, pendant ces cinq années de guerre, apparaît dans toutes les opérations. Son activité ne se dément pas un instant. Sans cesse elle renseigne, elle attaque, et c’est elle encore, chez les fédéraux comme chez les confédérés, qui porte les derniers coups. Au moment même où les cavaliers de Sheridan barraient avec leurs carabines les lignes de retraite de Lee et terminaient la guerre, la cavalerie de celui-ci, réduite à une poignée d’hommes, tentait un dernier effort. Commandée par son neveu Fitz-Hugh-Lee, elle se jetait sur une division de Sheridan, la culbutait et faisait prisonnier le général Greeg, son chef.


  1. Borcke, officier de dragons, Prussien, au service du Sud, et chef d’état-major de Stuart.