Causeries du lundi/Tome II/Lettres de lord Chesterfield

Causeries du lundiGarnier frèresTome deuxième (p. 226-246).

Lundi 24 juin 1850.

LETTRES
DE
LORD  CHESTERFIELD
À  SON  FILS.
Édition revue par M. Amédée Renée.
(1842.)

À toutes les époques il y a eu des traités destinés à former l’honnête Homme, l’Homme comme il faut, le Courtisan quand on ne vivait que pour les Cours, le Cavalier accompli. Dans ces divers traités de savoir-vivre et de politesse, si on les rouvre dans les âges suivants, on découvre à première vue des parties qui sont aussi passées que les modes et les coupes d’habit de nos pères ; le patron évidemment a changé. En y regardant bien toutefois, si le livre a été écrit par un homme sensé et qui ait connu l’homme véritable, on trouvera encore à profiter dans l’étude de ces modèles qui ont été proposés aux générations précédentes. Les Lettres que lord Chesterfield adressait à son fils, et qui contiennent toute une école de savoir-vivre et de science du monde, ont cela de particulièrement intéressant qu’il n’a point pensé du tout à proposer un modèle, mais qu’il n’a voulu que former un excellent élève dans l’intimité. Ce sont des lettres confidentielles qui se sont trouvées produites tout à coup en lumière, et qui ont trahi tous les secrets et les artifices ingénieux de la sollicitude paternelle. Si, en les lisant aujourd’hui, on est frappé de l’excessive importance accordée à des particularités accidentelles et passagères, à de purs détails de costume, on n’est pas moins frappé de la partie durable, de celle qui tient à l’observation humaine de tous les temps ; et cette dernière partie est beaucoup plus considérable qu’on ne le croirait d’après un premier coup-d’œil superficiel. En s’occupant avec le fils qu’il voulait former de ce qui convient à l’honnête homme dans la société, lord Chesterfield n’a pas fait un traité des Devoirs comme Cicéron ; mais il a laissé des Lettres qui, par leur mélange de justesse et de légèreté, par de certains airs frivoles qui se rejoignent insensiblement aux grâces sérieuses, tiennent assez bien le milieu entre les Mémoires du Chevalier de Grammont et le Télémaque.

Avant d’en parler avec quelque développement, il nous faut savoir un peu ce qu’était lord Chesterfield, l’un des plus brillants esprits de l’Angleterre en son temps, et l’un des plus liés avec la France. Philippe Dormer Stanhope, comte de Chesterfield, naquit à Londres le 22 septembre 1694, la même année que Voltaire. Issu d’une race illustre, il en savait le prix, il voulait en soutenir l’honneur ; mais il lui était difficile pourtant de ne pas rire des prétentions généalogiques poussées trop loin. Pour s’en garder une bonne fois, il avait placé parmi les portraits de ses ancêtres deux vieilles figures d’homme et de femme ; au bas de l’une était écrit : Adam de Stanhope ; et au bas de l’autre : Ève de Stanhope. C’est ainsi qu’en tenant bon pour l’honneur il coupait court aux velléités chimériques.

Son père ne s’occupa en rien de son éducation ; il fut remis aux soins de sa grand’mère, lady Halifax. De bonne heure il ressentit le désir d’exceller et de primer en tout, ce désir qu’il aurait voulu plus tard exciter dans le cœur de son fils, et qui, en bien et en mal, est le principe de toute grande chose. Comme lui-même, dans sa première jeunesse, il n’était pas dirigé, il se trompa plus d’une fois sur les objets de son émulation, et se prit au faux honneur. Il confesse qu’à une époque d’inexpérience, il donna dans l’excès du vin et dans d’autres excès auxquels il n’était pas d’ailleurs naturellement porté, mais il tirait vanité de s’entendre appeler un homme de plaisir. C’est ainsi que pour le jeu, qu’il croyait un ingrédient nécessaire dans la composition d’un jeune homme de bel air, il s’y plongea sans passion d’abord, mais ne put s’en retirer ensuite, et compromit par là pour longtemps sa fortune. « Prenez avis de ma conduite, disait-il à son fils ; faites vous-même le choix de vos plaisirs, et ne vous les laissez pas imposer. »

Ce désir d’exceller et de se distinguer ne s’égarait pas toujours de la sorte, et il l’appliqua souvent avec justesse ; ses premières études furent des meilleures. Placé à l’université de Cambridge, il apprit tout ce qu’on y enseignait, le droit civil, la philosophie ; il suivit les leçons de mathématiques du savant aveugle Saunderson. Il lisait couramment le grec et rendait compte en français de ses progrès à son ancien précepteur, un pasteur français réfugié, M. Jouneau. Lord Chesterfield avait appris notre langue dans son enfance d’une femme de chambre normande qu’il avait eue près de lui. Quand il vint la dernière fois à Paris en 1741, M. de Fontenelle ayant remarqué dans sa prononciation quelque chose de l’accent de Normandie, lui en fit l’observation, et lui demanda s’il n’avait pas d’abord appris notre langue d’une personne de cette province ; ce qui était vrai en effet.

Après deux années d’université, il fit son tour du continent, selon l’usage des jeunes seigneurs de son pays. Il visita la Hollande, l’Italie, la France. Il écrivait de Paris à ce même M. Jouneau, le 7 décembre 1714 :


« Je ne vous dirai pas mes sentiments des Français, parce que je suis fort souvent pris pour un d’eux, et plus d’un Français m’a fait le plus grand compliment qu’ils croient pouvoir faire à personne, qui est : Monsieur, vous êtes tout comme nous. Je vous dirai seulement que je suis insolent, que je parle beaucoup, bien haut et d’un ton de maître ; que je chante et que je danse en marchant, et enfin que je fais une dépense furieuse en poudre, plumets, gants blancs, etc. »


On sent là l’esprit moqueur, satirique et un peu insolent, qui fait sa pointe une première fois à nos dépens ; il rendra justice plus tard à nos qualités sérieuses.

Dans les Lettres à son fils, il s’est montré, le premier jour qu’il fit son entrée dans la bonne compagnie, encore tout couvert de sa rouille de Cambridge, honteux, embarrassé, silencieux, et prenant à la fin son courage à deux mains pour dire à une belle dame près de qui il était : « Madame, ne trouvez-vous pas qu’il fait bien chaud aujourd’hui ? » Mais lord Chesterfield disait cela à son fils pour ne pas le décourager et pour lui montrer qu’on revenait de loin. Il fait les honneurs de sa propre personne pour l’enhardir et pour mieux l’attirer jusqu’à lui. Je me garderai bien de le prendre au mot sur cette anecdote. S’il fut un moment embarrassé dans le monde, ce moment-là dut être bien court, et il n’y parut pas longtemps.

La reine Anne venait de mourir ; Chesterfield salua l’avènement de la maison de Hanovre dont il allait être un des champions déclarés. Il eut d’abord un siège à la Chambre des Communes, et y débuta sur un bon pied. Pourtant une circonstance, en apparence frivole, le tint, dit-on, en échec, et paralysa quelque peu son éloquence. Un des membres de la Chambre, qui ne se distinguait par aucun autre talent supérieur, avait celui d’imiter et de contrefaire en perfection les orateurs auxquels il répondait. Chesterfield craignait le ridicule, c’était un faible, et il garda le silence plus qu’il n’aurait voulu en certaines occasions, de peur de prêter à la parodie de son collègue et contradicteur. Il hérita bientôt de la pairie à la mort de son père et passa à la Chambre des Lords, dont le cadre convenait mieux peut-être à la bonne grâce, à la finesse et à l’urbanité de son éloquence. Il ne comparait point toutefois les deux scènes, quant à l’importance des débats et à l’influence politique qu’on y pouvait acquérir :


« Il est inouï, disait-il plus tard de Pitt, au moment où ce grand orateur consentit à entrer dans la Chambre haute sous le titre de lord Chatham, il est inouï qu’un homme, dans la plénitude de sa puissance, au moment même où son ambition venait d’obtenir le triomphe le plus complet, ait quitté la Chambre qui lui avait procuré cette puissance, et qui seule pouvait lui en assurer le maintien, pour se retirer dans l’hôpital des incurables, la Chambre des Pairs. »


Je n’ai point à apprécier ici la carrière politique de lord Chesterfield. Si j’osais pourtant hasarder un jugement d’ensemble, je dirais que son ambition n’y eut jamais satisfaction entière, et que les distinctions brillantes dont son existence publique fut remplie couvraient, au fond, bien des vœux trompés et le déchet de bien des espérances. Deux fois, dans les deux circonstances décisives de sa vie politique, il échoua. Jeune et dans son premier feu d’ambition, il avait de bonne heure mis tout son enjeu du côté de l’héritier présomptif du trône, qui devint Georges II ; il était de ceux qui, à l’avénement de ce prince (1727), devaient le plus compter sur sa faveur et sur une part de pouvoir. Mais cet homme habile, en voulant se tourner du côté du soleil levant, ne sut pas s’orienter avec une parfaite justesse : il avait fait de longue main sa cour à la maîtresse du prince, la croyant destinée à l’influence, et il avait négligé la femme légitime, la future reine, qui pourtant eut seule le crédit réel. La reine Caroline ne lui pardonna jamais ; ce fut le premier échec de la fortune politique de lord Chesterfield, pour lors âgé de trente-trois ans et dans la pleine vogue des espérances. Il fut trop pressé et fit fausse route. Robert Walpole, moins leste et moins vif d’apparence, avait mieux pris ses mesures et mieux calculé.

Jeté avec éclat dans l’opposition, surtout depuis 1732, époque où il eut à se démettre de ses charges de Cour, lord Chesterfield travailla de tous ses efforts pendant dix ans à la chute de ce ministère Walpole, qui ne tomba qu’en 1742. Mais alors même il n’hérita point du pouvoir, et il resta en dehors des combinaisons nouvelles. Lorsque, deux ans après, en 1744 il entra pourtant dans l’administration, d’abord comme ambassadeur à La Haye et vice-roi d’Irlande, puis même comme secrétaire d’État et membre du Cabinet (1746-1748), ce ne fut qu’à titre plus spécieux que réel. En un mot, lord Chesterfield, de tout temps homme politique considérable dans son pays, soit comme l’un des chefs de l’opposition, soit comme diplomate habile, ne fut jamais ministre dirigeant, ni même ministre très-influent.

En politique, il avait certainement ce coup-d’œil lointain et ces vues d’avenir qui tiennent à l’étendue de l’esprit, mais il possédait bien plus ces qualités sans doute que la patience persévérante et la fermeté pratique de chaque jour, qui sont si nécessaires aux hommes de gouvernement. Pour lui comme pour La Rochefoucauld ; il serait vrai de dire que la politique servit surtout à faire de l’homme d’action incomplet un moraliste accompli.

En 1744, âgé de cinquante ans seulement, son ambition politique semblait déjà en partie usée ; sa santé était assez atteinte pour qu’il eût de préférence en vue la retraite. Et puis, l’objet de son idéal secret et de son ambition réelle, nous le savons à présent. Avant son mariage, il avait eu vers 1732, d’une dame française (Mme  du Bouchet) qu’il avait rencontrée en Hollande, un fils naturel auquel il s’était attaché avec une extrême tendresse. Il écrivait à ce fils en toute sincérité : « Du premier jour de votre vie, l’objet le plus cher de la mienne a été de vous rendre aussi parfait que la faiblesse de la nature humaine le comporte. » C’est vers l’éducation de ce fils que s’étaient tournés tous ses vœux, toutes ses prédilections affectueuses et mondaines, et, vice-roi d’Irlande ou secrétaire d’État à Londres, il trouvait le temps de lui écrire de longues lettres détaillées pour le diriger dans les moindres démarches, pour le perfectionner dans le sérieux et dans le poli.

Le Chesterfield que nous aimons surtout à étudier est donc l’homme d’esprit et d’expérience qui n’a passé par les affaires et n’a essayé tous les rôles de la vie politique et publique que pour en savoir les moindres ressorts, et nous en dire le dernier mot ; c’est celui qui, dès sa jeunesse, fut l’ami de Pope et de Bolingbroke, l’introducteur en Angleterre de Montesquieu et de Voltaire, le correspondant de Fontenelle et de Mme  de Tencin, celui que l’Académie des Inscriptions adopta parmi ses membres, qui unissait l’esprit des deux nations, et qui. dans plus d’un Essai spirituel, mais particulièrement dans ses Lettres à son fils, se montre à nous moraliste aimable autant que consommé, et l’un des maîtres de la vie. C’est le La Rochefoucauld de l’Angleterre que nous étudions.

Montesquieu, après la publication de l’Esprit des Lois, écrivait à l’abbé de Guasco, qui était alors en Angleterre : « Dites à milord Chesterfield que rien ne me flatte tant que son approbation, mais que, puisqu’il me lit pour la troisième fois, il ne sera que plus en état de me dire ce qu’il y a à corriger et à rectifier dans mon ouvrage : rien ne m’instruirait mieux que ses observations et sa critique . » C’est Chesterfield qui, parlant un jour à Montesquieu de la promptitude des Français pour les révolutions et de leur impatience pour les lentes réformes, disait ce mot qui résume toute notre histoire : Vous autres Français, vous savez faire des barricades, mais vous n’élèverez jamais de barrières. »

Lord Chesterfield goûtait certes Voltaire ; il disait à propos du Siècle de Louis XIV : « Lord Bolingbroke m’avait appris comment on doit lire l’histoire, Voltaire m’apprend comment il faut l’écrire. » Mais en même temps, avec ce sens pratique qui n’abandonne guère les gens d’esprit de l’autre côté du détroit, il sentait les imprudences de Voltaire et les désapprouvait. Déjà vieux et tout à fait retiré du monde, il écrivait à une dame française :


« Vos bons auteurs sont ma principale ressource ; Voltaire surtout me charme, à son impiété près, dont il ne peut s’empêcher de larder tout ce qu’il écrit, et qu’il ferait mieux de supprimer sagement, puisqu’au bout du compte on ne doit pas troubler l’ordre établi. Que chacun pense comme il veut, ou plutôt comme il peut, mais qu’il ne communique pas ses idées dès qu’elles sont de nature à pouvoir troubler le repos de la société. »


Ce qu’il disait là en 1768, Chesterfield l’avait déjà dit plus de vingt-cinq ans auparavant, écrivant à Crébillon fils, singulier correspondant et singulier confident en fait de morale. Il s’agissait encore de Voltaire, au sujet de sa tragédie de Mahomet et des hardiesses qu’elle renferme :


« Ce que je ne lui pardonne pas, et qui n’est pas pardonnable, écrivait Chesterfield à Crébillon, c’est tous les mouvements qu’il se donne pour la propagation d’une doctrine aussi pernicieuse à la société civile que contraire à la religion générale de tous les pays. Je doute fort s’il est permis à un homme d’écrire contre le culte et la croyance de son pays, quand même il serait de bonne foi persuadé qu’il y eut des erreurs, à cause du trouble et du désordre qu’il y pourrait causer ; mais je suis bien sûr qu’il n’est nullement permis d’attaquer les fondements de la morale, et de rompre des liens si nécessaires et déjà trop faibles pour retenir les hommes dans le devoir. »


Chesterfield, en parlant ainsi, ne se méprenait pas sur la grande inconséquence de Voltaire. Cette inconséquence, en deux mots, la voici : c’est que lui, Voltaire, qui considérait volontiers les hommes comme des fous ou comme des enfants, et qui n’avait pas assez de rire pour les railler, il leur mettait en même temps dans les mains des armes toutes chargées, sans s’inquiéter de l’usage qu’ils en pourraient faire.

Lord Chesterfield lui-même, aux yeux des puritains de son pays, a été accusé, je dois le dire, d’avoir fait brèche à la morale dans les Lettres adressées à son fils. Le sévère Johnson, qui d’ailleurs n’était pas impartial à l’égard de Chesterfield, et qui croyait avoir à se plaindre de lui, disait, au moment de la publication de ces Lettres, « qu’elles enseignaient la morale d’une courtisane et les manières d’un maître à danser. »

Un tel jugement est souverainement injuste, et si Chesterfield, dans le cas particulier, insiste tant sur les grâces des manières et sur l’agrément à tout prix, c’est qu’il a déjà pourvu aux parties plus solides de l’éducation, et que son élève n’est pas en danger du tout de pécher par le côté qui rend l’homme respectable, mais bien par celui qui le rend aimable. Quoique plus d’un passage de ces Lettres puisse sembler fort étrange venant d’un père à son fils, l’ensemble est animé d’un véritable esprit de tendresse et de sagesse. Si Horace avait un fils, je me figure qu’il ne lui parlerait guère autrement.

Les Lettres commencent par l’a b c de l’éducation et de l’instruction. Chesterfield enseigne et résume en français à son fils les premiers éléments de la mythologie, de l’histoire. Je ne regrette point qu’on ait publié ces premières lettres ; il s’y glisse de bonne heure d’excellents conseils. Le petit Stanhope n’a pas encore huit ans, que son père lui dresse une petite rhétorique à sa portée, et essaie de lui insinuer le bon langage, la distinction dans la manière de s’exprimer. Il lui recommande surtout l’attention dans tout ce qu’il fait, et il donne à ce mot toute sa valeur. C’est l’attention seule, lui dit-il, qui grave les objets dans la mémoire : « Il n’y a pas au monde de marque plus sûre d’un petit et pauvre esprit que l’inattention. Tout ce qui vaut la peine d’être fait mérite et exige d’être bien fait, et rien ne peut être bien fait sans attention.» Ce précepte, il le répète sans cesse, et il en varie les applications à mesure que son élève grandit et est plus en état d’en comprendre toute l’étendue. Plaisir ou étude, il veut que chaque chose qu’on fait, on la fasse bien, on la fasse tout entière et en son temps, sans se laisser distraire par une autre : « Quand vous lisez Horace, faites attention à la justesse de ses pensées, à l’élégance de sa diction et à la beauté de sa poésie, et ne songez pas au De Homine et Cive de Puffendorf, et, pendant que vous lisez Puffendorf, ne pensez point à Mme  de Saint-Germain ; ni à Puffendorf quand vous parlez à Mme  de Saint-Germain. » Mais cette libre et forte disposition de la pensée aux ordres de la volonté, n’est le propre que des grands ou des très-bons esprits.

M. Royer-Collard avait coutume de dire « que ce qui manquait le plus de nos jours, c’était le respect dans l’ordre moral, et l’attention dans l’ordre intellectuel. » Lord Cheslerfield, sous son air moins grave, eût été capable de dire ce mot-là. Il n’avait pas été long à sentir ce qui manquait à cet enfant qu’il voulait former, et dont il avait fait l’occupation et le but de sa vie : « En scrutant à fond votre personne, lui disait-il, je n’ai, Dieu merci, découvert jusqu’ici aucun vice du cœur ni aucune faiblesse de la tête ; mais j’ai découvert de la paresse, de l’inattention et de l’indifférence, défauts qui ne sont pardonnables que dans les personnes âgées, qui, sur le déclin de leur vie, quand la santé et la vivacité tombent, ont une espèce de droit à cette sorte de tranquillité. Mais un jeune homme doit être ambitieux de briller et d’exceller. » Or, c’est précisément ce feu sacré, cette étincelle qui fait les Achille, les Alexandre et les César, être le premier en tout ce qu’on entreprend, c’est cette devise des grands cœurs et qui est celle des hommes éminents en tout genre, que la nature avait tout d’abord négligé de mettre dans l’âme honnête, mais foncièrement médiocre, du petit Stanhope : « Vous paraissez manquer, lui disait son père, de ce vivida vis animi qui anime, qui excite la plupart des jeunes gens à plaire, à briller, à effacer les autres. » — « Quand j’étais à votre âge, lui dit-il encore, j’aurais été honteux qu’un autre eût mieux appris sa leçon, l’eût emporté sur moi à aucun jeu, et je n’aurais trouvé de repos que je n’eusse repris l’avantage. » Tout ce petit Cours d’éducation par lettres offre une sorte d’intérêt dramatique continu : on y suit l’effort d’une nature fine, distinguée, énergique, telle que l’était celle de lord Chestertîeld, aux prises avec un naturel honnête, mais indolent, avec une pâte molle et lente, dont elle veut à tout prix tirer un chef-d’œuvre accompli, aimable, original, et avec laquelle elle ne réussit à faire, en définitive, qu’une manière de copie suffisante et estimable. Ce qui soutient et presque ce qui touche le lecteur, dans cette lutte où tant d’art est dépensé et où l’éternel conseil revient toujours le même au fond sous tant de métamorphoses, c’est l’affection vraie, paternelle, qui anime et qui inspire le délicat et l’excellent maître, patient cette fois autant que vif, prodigieux de ressources et d’adresse, jamais découragé, inépuisable à semer sur ce sol ingrat les élégances et les grâces. Non pas que ce fils, objet de tant de culture et de zèle, ait été en rien indigne de son père. On a prétendu qu’il n’y avait rien de plus lourd, de plus maussade que lui, et on cite de Johnson un mot dur dans ce sens-là. Ce sont des caricatures qui outre-passent le vrai. Il paraît, d’après des témoignages plus justes, que M. Stanhope, sans être un modèle de grâce, avait tout l’air, en réalité, d’un homme bien élevé, poli et convenable. Mais ne sentez-vous pas que c’est là ce qu’il y avait de désespérant ? Il aurait mieux valu presque avoir échoué totalement et n’avoir réussi à faire qu’un original en sens inverse, tandis qu’avec tant de soins et à tant de frais, n’en être venu qu’à produire un homme du monde insignifiant et ordinaire, un de ceux desquels pour tout jugement, on dit qu’on n’a rien à en dire, il y avait de quoi se désespérer vraiment, et prendre en pitié son ouvrage, si l’on n’était pas un père.

Lord Chesterfield avait tout d’abord pensé à la France pour dégourdir son fils et pour lui donner ce liant qui plus tard ne s’acquiert pas. Dans des lettres intimes écrites à une dame de Paris, que je crois être Mme  de Monconseil[1], on voit qu’il avait pensé à l’y envoyer dès l’enfance :


« J’ai un garçon, écrivait-il à cette amie, qui à cette heure a treize ans. Je vous avouerai naturellement qu’il n’est pas légitime ; mais sa mère est une personne bien née, et qui a eu des bontés pour moi que je ne méritais pas. Pour le garçon, peut-être est-ce prévention, mais je le trouve aimable ; c’est une jolie figure, il a beaucoup de vivacité et, je crois, de l’esprit pour son âge. Il parle français parfaitement, il sait beaucoup de latin et de grec, et il a l’histoire ancienne et moderne au bout des doigts. Il est à présent à l’école ; mais comme ici on ne songe pas à former les mœurs ou les manières des jeunes gens, et qu’ils sont presque tous nigauds, gauches et impolis, enfin tels que vous les voyez quand ils viennent à Paris à l’âge de vingt ou vingt-et-un ans, je ne veux pas que mon garçon reste assez ici pour prendre ce mauvais pli ; c’est pourquoi, quand il aura quatorze ans, je compte de l’envoyer à Paris… Comme j’aime infiniment cet enfant, et que je me pique d’en faire quelque chose de bon, puisque je crois que l’étoffe y est, mon idée est de réunir en sa personne ce que jusqu’ici je n’ai jamais trouvé en la même personne, je veux dire ce qu’il y a de meilleur dans les deux nations. »


Et il entre dans le détail de ses projets et des moyens qu’il compte employer : un pédant anglais tous les matins, un précepteur français pour les après-dînées, avec l’aide surtout du beau monde et de la bonne compagnie. La guerre qui survint entre la France et l’Angleterre ajourna ce projet d’éducation parisienne, et le jeune homme ne fit son début à Paris qu’en 1751, à l’âge de dix-neuf ans, après avoir achevé ses tournées de Suisse, d’Allemagne et d’Italie.

Tout a été disposé par le plus attentif des pères pour son succès et sa bienvenue sur cette scène nouvelle. Le jeune homme est logé à l’Académie, chez M. de La Guérinière ; le matin il y fait ses exercices, et le reste du temps il doit le consacrer au monde. « Le plaisir est aujourd’hui la dernière branche de votre éducation, lui écrit ce père indulgent ; il adoucira et polira vos manières, il vous poussera à chercher et enfin à acquérir les grâces. » Mais, sur ce dernier point, il se montre exigeant et sans quartier. Les grâces, c’est à elles qu’il revient toujours, car sans elles tout effort est vain : « Si elles ne viennent pas à vous, enlevez-les, » s’écrie-t-il. Il en parlait bien à son aise, comme si pour savoir les enlever, il ne fallait pas déjà les avoir.

Trois dames des amies de son père sont particulièrement chargées de surveiller et de guider le jeune homme au début : ce sont ses gouvernantes en titre, Mme de Monconseil, milady Hervey, et Mme Du Bocage. Mais ces introductrices ne paraissent essentielles que pour les premiers temps : il faut que le jeune homme aille ensuite de lui-même et qu’il se choisisse quelque guide charmant plus familier. Sur cet article délicat des femmes, lord Chesterfield brise la glace : « Je ne vous parlerai pas sur ce sujet en théologien, en moraliste, ni en père, dit-il ; je mets de côté mon âge, pour ne considérer que le vôtre. Je veux vous parler comme ferait un homme de plaisir à un autre, s’il a du goût et de l’esprit. » Et il s’exprime en conséquence, stimulant le plus qu’il peut le jeune homme vers les arrangements honnêtes et les plaisirs délicats, pour le détourner des habitudes faciles et grossières. Il a pour principe « qu’un arrangement honnête sied bien à un galant homme. » Toute sa morale, à cet égard, se résumerait dans ce vers de Voltaire :

Il n’est jamais de mal en bonne compagnie.

C’est à ces endroits surtout que la pudeur du grave Johnson s’est voilée ; la nôtre se contente d’y sourire.

Le sérieux et le léger s’entremêlent à chaque instant dans ces lettres. Marcel, le maître à danser, est fort souvent recommandé ; Montesquieu ne l’est pas moins. L’abbé de Guasco, espèce de complaisant de Montesquieu, est un personnage utile pour servir d’introducteur çà et là : « Entre vous et moi, écrit Chesterfield, il a plus de savoir que de génie ; mais un habile homme sait tirer parti de tout, et tout homme est bon à quelque chose. Quant au Président de Montesquieu, c’est, à tous égards, une connaissance précieuse. Il a du génie avec la plus vaste lecture du monde. Puisez dans cette source tant que vous pourrez. »

Parmi les auteurs, ceux que Chesterfield recommande surtout à cette époque, et qui reviennent le plus habituellement dans ses conseils, sont La Rochefoucauld et La Bruyère : « Si vous lisez le matin quelques maximes de La Rochefoucauld, considérez-les, examinez-les bien, et comparez-les avec les originaux que vous trouvez les soirs. Lisez La Bruyère le matin, et voyez le soir si ses portraits sont ressemblants. » Mais ces excellents guides ne doivent eux-mêmes avoir d’autre utilité que celle d’une carte de géographie. Sans l’observation directe et l’expérience, ils seraient inutiles et même induiraient en erreur autant qu’une carte géographique pourrait le faire, si l’on voulait y chercher une connaissance complète des villes et des provinces. Mieux vaut lire un homme que dix livres : « Le monde est un pays que jamais personne n’a connu au moyen des descriptions ; chacun de nous doit le parcourir en personne, pour y être initié. »

Voici quelques préceptes ou remarques, qui sont dignes de ces maîtres de la morale humaine :


« La connaissance la plus essentielle de toutes, je veux dire la connaissance du monde, ne s’acquiert jamais sans une grande attention, et je connais bon nombre de personnes âgées qui, après avoir été fort répandues, ne sont encore que des enfants dans la connaissance du monde. »

« La nature humaine est la même dans le monde entier ; mais ses opérations sont tellement variées par l’éducation et par l’habitude, que nous devons la voir sous tous ses costumes pour lier connaissance avec elle jusqu’à l’intimité. »

« Presque tous les hommes sont nés avec toutes les passions à un certain degré ; mais il n’y a presque point d’homme qui n’en ait une dominante, à laquelle les autres sont subordonnées. Faites sur chaque individu la découverte de cette passion gouvernante ; fouillez dans les replis de son cœur, et observez les divers effets de la même passion dans différentes personnes. Et quand vous aurez trouvé la passion dominante d’un homme, souvenez-vous de ne jamais vous fier à lui là où cette passion est intéressée. »

« Si vous voulez gagner en particulier les bonnes grâces et l’affection de certaines gens, hommes ou femmes, tâchez de découvrir leur mérite le plus saillant, s’ils en ont, et leur faiblesse dominante, car chacun a la sienne ; puis rendez justice à l’un, et un peu plus que justice à l’autre. »

« Les femmes, on général, n’ont guère qu’un objet, qui est leur beauté, sur lequel il est à peine une flatterie qui, pour elles, soit trop grosse à avaler. »

« La flatterie qui touche le plus les femmes réellement belles, ou d’une laideur décidée, est celle qui s’adresse à l’esprit. »


À propos des femmes encore, s’il semble bien dédaigneux parfois, il leur fait ailleurs réparation, et surtout, quoi qu’il en pense, il ne permet pas à son fils d’en trop médire :


« Vous paraissez croire que, depuis Ève jusqu’à nos jours, elles ont fait beaucoup de mal ; pour ce qui est de cette dame-là, je vous l’abandonne ; mais, depuis son temps, l’histoire vous apprend que les hommes ont fait dans le monde beaucoup plus de mal que les femmes ; et, à vrai dire je vous conseillerais de ne vous fier ni aux uns ni aux autres qu’autant que cela est absolument nécessaire. Mais ce que je vous conseille de faire, c’est de ne jamais attaquer des corps entiers, quels qu’ils soient.

« Les individus pardonnent quelquefois, mais les corps et les sociétés ne pardonnent jamais. »


En général, Chesterfield conseille la circonspection à son fils et une sorte de neutralité prudente, même à l’égard des fourbes ou des sots dont le monde fourmille : « Après leur amitié, il n’y arien de plus dangereux que de les avoir pour ennemis. » Ce n’est pas la morale de Caton ni de Zenon, c’est celle d’Alcibiade, d’Aristippe ou d’Atticus.

Sur la religion, il dira, en répondant à quelques opinions tranchantes qu’avait exprimées son fils : « La raison de chaque homme est et doit être son guide ; et j’aurais autant de droit d’exiger que tous les hommes fussent de ma taille et de mon tempérament, que de vouloir qu’ils raisonnassent absolument comme moi. »

En toutes choses, il est d’avis de connaître et d’aimer le bien et le mieux, mais de ne pas s’en faire le champion envers et contre tous. Il faut savoir, même en littérature, tolérer les faiblesses des autres : « Laissez-les jouir tranquillement de leurs erreurs dans le goût comme dans la religion, » Oh ! qu’il y a loin d’une telle sagesse à cet âpre métier de critique, comme nous le faisons !

Il ne conseille pourtant pas le mensonge ; il est formel à cet égard. Son précepte est celui-ci : Ne pas tout dire, mais ne mentir jamais. « J’ai toujours observé, répète-t-il souvent, que les plus grands sots sont les plus grands menteurs. Pour moi, je juge de la véracité d’un homme par la portée de son esprit. »

On voit que le sérieux se mêle aisément chez lui à l’agréable. Il demande perpétuellement à l’esprit quelque chose de ferme et de délié, la douceur dans la manière, l’énergie au fond. Lord Chesterfield a bien senti le sérieux de la France et tout ce que le xviiie siècle portait en lui de fécond et de redoutable. Selon lui, « Duclos, dans ses Réflexions, a raison d’observer qu’il y a un germe de raison qui commence à se développer en France. Ce que je pourrais bien prédire, ajoute Chesterfield, c’est qu’avant la fin de ce siècle le métier de roi et de prêtre déchoira de plus de la moitié. » Notre Révolution, chez lui, est nettement prédite dès 1750.

Il prémunit tout d’abord son fils contre cette idée que les Français sont purement frivoles : « Les froids habitants du Nord considèrent les Français comme un peuple frivole, qui siffle, chante et danse toujours : il s’en faut de beaucoup que cette idée soit vraie, quoique force petits-maîtres semblent la justifier. Mais ces petits-maîtres, mûris par l’âge et par l’expérience, se métamorphosent souvent en gens fort capables. » L’idéal, selon lui, serait d’unir les mérites des deux nations ; mais il semble, dans ce mélange, pencher encore du côté de la France : « J’ai dit plusieurs fois, et je le pense réellement, qu’un Français, qui joint à un fonds de vertu, d’érudition et de bon sens, les manières et la politesse de son pays, a atteint la perfection de la nature humaine. »

Il unit assez bien lui-même les avantages des deux nations, avec un trait pourtant qui est bien de sa race. Il a de l’imagination jusque dans l’esprit. Hamilton lui-même a ce trait distinctif et le porte dans l’esprit français. Bacon, le grand moraliste, est presque un poëte par l’expression. On n’en dira pas autant de lord Chesterfield, et cependant il a plus d’imagination dans les saillies et dans l’expression de son esprit qu’on n’en rencontre chez Saint-Évremond et chez nos fins moralistes en général. Il tient, à cet égard, de son ami Montesquieu.

Si, dans les Lettres à son fils, on peut, sans être rigoureux, relever quelques points d’une morale légèrement gâtée, on aurait à indiquer, par compensation, de bien sérieux et tout à fait admirables passages, où il parle du cardinal de Retz, de Mazarin, de Bolingbroke, de Marlborough et de bien d’autres. C’est un livre riche. On n’en peut lire une page sans avoir à en retenir quelque observation heureuse.

Lord Chesterfield destinait ce fils si cher à la diplomatie ; il trouva d’abord quelques difficultés à ses vues dans les raisons tirées de l’illégitimité de naissance. Pour couper court aux objections, il fit entrer son fils au Parlement : c’était le moyen le plus sûr de vaincre les scrupules de la Cour. M. Stanhope, à son discours de début, eut un moment d’hésitation, et fut obligé de recourir à ses notes. Il ne recommença pas l’épreuve du discours public une seconde fois. Il paraît qu’il réussit mieux en diplomatie, dans ces rôles secondaires où suffit un mérite solide. Il remplit le poste d’Envoyé extraordinaire à la Cour de Dresde. Mais sa santé, de tout temps délicate, s’était altérée avant l’âge, et son père eut la douleur de le voir mourir avant lui, à peine âgé de trente-six ans (1768).

Lord Chesterfield, à cette époque, vivait tout à fait séquestré du monde par ses infirmités, dont la plus pénible pour lui était une surdité complète. Montesquieu, dont la vue baissait, lui avait dit autrefois : « Je sais être aveugle. » Mais lui, il convenait n’en pouvoir dire autant ; il ne savait pas être sourd. Il en écrivait davantage à ses amis, même à ceux de France. « Le commerce des lettres, remarquait-il, est la conversation des sourds et l’unique lien de leur société. » Il trouvait ses dernières consolations dans sa jolie maison de campagne de Blackheath, qu’il avait aussi baptisée à la française du nom de Babiole. Il s’y occupait de jardinage et de la culture de ses melons et de ses ananas ; il se plaisait à végéter de compagnie avec eux :


« J’ai végété toute cette année ici, écrivait-il à une amie de France (septembre 1753), sans plaisirs et sans peines : mon âge et ma surdité me défendent les premiers ; ma philosophie, ou peut-être mon tempérament (car on s’y trompe souvent), me garantit des dernières. Je tire toujours le meilleur parti que je puis des amusements tranquilles du jardinage, de la promenade et de la lecture, moyennant quoi j’attends la mort, sans la désirer ou la craindre. »


Il n’entreprit point de longs ouvrages, pour lesquels il se sentait trop fatigué, mais il envoyait quelquefois d’agréables Essais à une publication périodique, le Monde. Ces Essais répondent bien à sa réputation de finesse et d’urbanité. Pourtant rien n’approche de l’ouvrage qui, pour lui, n’en était pas un, de ces Lettres, qu’il comptait bien que personne ne lirait, et qui sont aujourd’hui le fonds de sa richesse littéraire.

Sa vieillesse, un peu précoce, traîna longtemps. Son esprit se jouait en cent façons sur ce triste thème ; parlant de lui et de l’un de ses amis, lord Tyrawley, également vieux et infirme : « Tyrawley et moi, disait-il, voilà deux ans que nous sommes morts, mais nous n’avons pas voulu qu’on le sût. »

Voltaire qui, avec la prétention d’être toujours mourant, était resté bien plus jeune, lui écrivait, le 24 octobre 1771, cette jolie lettre, signée Le vieux Malade de Ferney :


« … … Jouissez d’une vieillesse honorable et heureuse, après avoir passé par les épreuves de la vie. Jouissez de votre esprit et conservez la santé de votre corps. Des cinq sens que nous avons en partage, vous n’en avez qu’un seul qui soit affaibli, et milord Huntingdon assure que vous avez un bon estomac, ce qui vaut bien une paire d’oreilles. Ce serait peut-être à moi à décider lequel est le plus triste d’être sourd ou aveugle, ou de ne point digérer : je puis juger de ces trois états avec connaissance de cause ; mais il y a longtemps que je n’ose décider sur les bagatelles, à plus forte raison sur des choses si importantes. Je me borne à croire que, si vous avez du soleil dans la belle maison que vous avez bâtie, vous aurez des moments tolérables ; c’est tout ce qu’on peut espérer à l’âge où nous sommes. Cicéron écrivit un beau traité sur la vieillesse, mais il ne prouva point son livre par les faits ; ses dernières années furent très-malheureuses. Vous avez vécu plus longtemps et plus heureusement que lui. Vous n’avez eu affaire ni à des dictateurs perpétuels ni à des triumvirs. Votre lot a été et est encore un des plus désirables dans cette grande loterie où les bons billets sont si rares, et où le gros lot d’un bonheur continuel n’a été encore gagné par personne. Votre philosophie n’a jamais été dérangée par des chimères qui ont brouillé quelquefois des cervelles assez bonnes. Vous n’avez jamais été, dans aucun genre, ni charlatan, ni dupe de charlatans, et c’est ce que je compte pour un mérite très-peu commun, qui contribue à l’ombre de félicité qu’on peut goûter dans cette courte vie. »


Lord Chesterfield mourut le 24 mars 1773. En indiquant son charmant Cours d’éducation mondaine, nous n’avons pas cru qu’il fût hors de propos de prendre des leçons de savoir-vivre et de politesse, même dans une démocratie, et de les recevoir d’un homme dont le nom se rattache de si près aux noms de Montesquieu et de Voltaire ; qui, plus qu’aucun de ses compatriotes en son temps, a témoigné pour notre nation des prédilections singulières ; qui a goûté, plus que de raison peut-être, nos qualités aimables ; qui a senti nos qualités sérieuses, et duquel on pourrait dire, pour tout éloge, que c’est un esprit français, s’il n’avait porté, jusque dans sa verve et sa vivacité de saillie, ce je ne sais quoi d’imaginatif et de coloré qui lui laisse le sceau de sa race.


  1. Ce n’est plus une conjecture, mais une certitude, d’après ce que je lis dans l’édition de Lord Chesterfield’s Letters, donnée à Londres par lord Mahon en 1847 (4 vol.). Voir au tome III, page 159. Je ne connaissais pas cette édition au moment où j’écrivais mon article.