Causeries du lundi/Tome II/Lettres de Mme de Grafigny, ou Voltaire à Cirey

Causeries du lundiGarnier frèresTome deuxième (p. 208-225).
lundi 17 juin 1850.


LETTRES DE MADAME DE GRAFIGNY
OU
VOLTAIRE  À  CIREY.

On peut être tranquille, je ne viens parler ici ni du drame de Cénie, ni même des Lettres péruviennes, de ces ouvrages plus ou moins agréables à leur moment, et aujourd’hui tout à fait passés. Je viens surtout parler de Voltaire, chez qui Mme de Grafigny nous introduit et qu’elle nous aide à surprendre sous un jour assez nouveau ou du moins très au naturel. C’est ainsi que Mme de La Tour-Franqueville nous a introduits auprès de Rousseau. La littérature française est bien riche, si on la suit dans ces genres un peu secondaires ( Journaux, Correspondances, Mémoires), qui tiennent à la société et au train même de la vie ; c’est le moyen, en y revenant souvent, de la pénétrer et de la traverser en bien des sens. Ne pouvant, d’une façon si courante, embrasser un grand écrivain au complet et dans toute son étendue, j’aimerais ainsi du moins à l’atteindre selon l’occasion, à le présenter par chapitres, par épisodes. Un jour, par exemple, grâce à Mme d’Épinay et à son témoignage combiné avec celui des Confessions, je ferais un chapitre intitulé Rousseau à l’Ermitage ; un autre jour je pourrais faire, en compagnie de quelques visiteuses comme Mme Suard,Voltaire à Ferney. Aujourd’hui ce sera Voltaire à Cirey.

Il faut pourtant dire quelque chose de Mme de Grafigny, qui va être notre guide et notre introductrice. Françoise d’Issembourg d’Happoncourt (c’était son très-noble nom) était de Nancy, née le 13 février 1695. fille d’un des officiers du duc de Lorraine, et petite-nièce, par sa mère, du fameux Callot. Elle fut mariée à un officier et chambellan du duc de Lorraine, Huguet de Grafigny, homme dur et cruel, qui, par ses violences, mit plus d’une fois la vie de sa femme en danger, et qui finit ses jours dans une prison. Elle fut séparée de lui juridiquement, mais après des années de mauvais traitements et de martyre. Sa vie était un roman plus touchant sans doute que ceux qu’elle a écrits. Un soir, à Cirey, Mme du Châtelet lui ayant demandé par manière d’acquit si elle avait eu des enfants, Mme de Grafigny (fut induite à entamer son histoire ; elle la conta si bien, si naturellement, que toute la compagnie fut émue, et chacun le témoignait à sa manière. Mme du Châtelet, qui ne voulait point paraître trop tendre, riait pour s’empêcher de pleurer. Voltaire fondait bonnement en larmes, « car il n’a pas de honte, lui, de paraître sensible. » Celle qui racontait pleurait elle-même et tâchait de ne pas trop entrer dans les circonstances, de peur d’éclater. Ce soir-là, Mme du Châtelet ne fit point de géométrie ; Voltaire ne ferma point l’œil de la nuit, et il parut presque aussi touché le lendemain matin qu’il l’avait été la veille. Mais nous n’en savons pas plus du détail de l’histoire, et il nous faut rester sur cette impression des hôtes de Cirey.

Mme de Grafigny, au moment où nous la trouvons, est déjà une personne de plus de quarante ans, vouée décidément au malheur, croyant à son mauvais sort et à son guignon : « J’en suis toujours pour ce que j’ai dit : Quand on est malheureux, on l’est sans fin. » C’était son refrain trop justifié. « Je suis si convaincue, disait-elle encore, que le malheur me suivrait en Paradis, si j’y allais, que je me livre de bonne grâce à mon sort, et ne me plains que du peu. Croyez-en ma parole, le monde entier se renverserait plutôt, que la constance de mon étoile à me persécuter. » Ce sentiment habituel du malheur s’exprime quelquefois chez elle par des mots touchants, qui se font remarquer au milieu d’un langage dont le ton ordinaire n’était pas toujours très-distingué. S’étonnant de n’être pas sensible, comme elle devait l’être, à l’arrivée prochaine d’un ami, elle dira de ses malheurs : « Ils m’ont rendu l’âme si noire, que je ne sens plus le plaisir, Je ne fais que le penser. » — Et plus loin : « Le croiriez-vous ? je pense le plaisir, je le sens presque, et je ne suis pas gaie ; je crois que je ne le serai jamais. »

C’est cette personne encore inconnue dans les Lettres, n’ayant rien écrit, rien publié, qui un jour, par suite de quelque circonstance tenant à ses persécutions domestiques, tombe brusquement au château de Cirey, aux portes de la Lorraine, et vient demander asile et hospitalité à Mme du Châtelet, à Voltaire. À peine arrivée en ce lieu, dont on racontait tant de merveilles et de mystères, la curiosité féminine et l’indiscrétion l’emportent d’abord chez Mme de Grafigny sur les autres sentiments, et elle se met à écrire à ses amis de Lorraine tout ce qu’elle voit, tout ce qu’elle entend. Ces Lettres bavardes ne furent publiées, pour la première fois, qu’en 1820. En les lisant, et quelque idée qu’on y prenne de Mme de Grafigny, nous sommes à Cirey avec elle, et nous en profitons. Mais, avant de l’écouter, sachons un peu comment et pourquoi Voltaire lui-même y est venu.

Voltaire, du premier jour qu’il débuta dans le monde et dans la vie, semble avoir été lui tout entier et n’avoir pas eu besoin d’école. Sa grâce, son brillant, sa pétulance, le sérieux et parfois le pathétique qui se cachaient sous ces dehors légers, du premier jour il eut tout cela. Pourtant il n’acquit toute sa vigueur de talent et son ressort de caractère que lorsqu’il eut connu l’injustice et le malheur. L’insulte sanglante qu’il reçut un soir du chevalier de Rohan, et la protection qui couvrit ce misérable, l’impuissance où se vit tout à coup l’homme de cœur outragé de laver son affront, ces iniquités sociales qu’on ne juge bien que quand on les a senties, l’avertirent que l’esprit pourtant n’était pas tout en France, et qu’il y avait un pouvoir despotique qui mettait quelques privilégiés au-dessus des lois, au-dessus même de l’opinion. Voltaire, malheureux pour la première fois, s’exila en Angleterre ; il y étudia le gouvernement, les mœurs publiques, l’esprit philosophique, la littérature, et il revint de là tout entier formé et avec sa trempe dernière. La pétulance de son instinct ne se corrigea sans doute jamais, mais il y mêla dès lors une réflexion, un fond de prudence, auquel il revenait à travers et nonobstant toutes les infractions et les mésaventures. Il était de ceux à qui le plaisir de penser et d’écrire en liberté tient lieu de tout, et un moment il songea à se livrer sans réserve à cette passion dans un pays libre et en renonçant au sien. Cependant Voltaire n’était pas un pur Descartes, il avait besoin aussi de l’amitié, des arts, des excitations sympathiques de chaque jour. Haï des uns, et le leur rendant, il avait besoin d’être aimé et caressé des autres. Il voulait penser et dire , mais il était impatient aussi d’entendre à l’instant l’écho. Il écrivait naïvement à Formont : « Que vous êtes sage, mon cher Formont ! vous cultivez en paix vos connaissances. Accoutumé à vos richesses, vous ne vous embarrassez pas de les faire remarquer : et moi je suis comme un enfant qui va montrer à tout le monde les hochets qu’on lui a donnés. » Il rêvait donc, après ce premier grand orage de sa vie, une retraite où il pût, sans être isolé, vivre abrité, indépendant, et penser assez haut, sans être privé tout à fait de sentir : « Mon Dieu ! mon cher Cideville, écrivait-il à cet autre ami si cher, que ce serait une vie délicieuse de se trouver logés ensemble trois ou quatre gens de Lettres, avec des talents et point de jalousie, de s’aimer, de vivre doucement, de cultiver son art, d’en parler, de s’éclairer mutuellement ! Je me figure que je vivrai un jour dans ce petit paradis. » Ce paradis terrestre, il le trouva, il se le créa, et c’est à Cirey, auprès de Mme du Châtelet, qu’il en avait choisi le lieu, non sans art, dans un pays de frontières, un pied en Lorraine et l’autre en France. Dans les premiers temps de ce séjour à Cirey, il écrivait à d’Argental, en revenant de faire un voyage de Hollande, et en nous découvrant toute sa pensée, ses affections, les parties les plus sérieuses de son âme :


« Je vous avoue que si l’amitié, plus forte que tous les autres sentiments, ne m’avait pas rappelé, j’aurais bien volontiers passé le reste de mes jours dans un pays où du moins mes ennemis ne peuvent me nuire, et où le caprice, la superstition et l’autorité d’un ministre ne sont point à craindre. Un homme de Lettres doit vivre dans un pays libre, ou se résoudre à mener la vie d’un esclave craintif, que d’autres esclaves jaloux accusent sans cesse auprès du maître… Il n’y a pas d’apparence que je revienne jamais à Paris m’exposer aux fureurs de la superstition et de l’envie. Je vivrai à Cirey, ou dans un pays libre. Je vous l’ai toujours dit : si mon père, mon frère ou mon fils était premier ministre dans un État despotique, j’en sortirais demain ; jugez ce que je dois éprouver de répugnance en m’y trouvant aujourd’hui. Mais enfin Mme du Châtelet est pour moi plus qu’un père, un frère et un fils. Je ne demande qu’à vivre enseveli dans les montagnes de Cirey. »


Quand Voltaire écrivait cela, en mars 1735, il venait d’avoir quarante-et-un ans, et les quatorze années qui suivirent, il les passa dans cette union intime qui remplit tout le milieu de sa vie. N’oublions pas qu’en parlant avec tant de reconnaissance de l’hospitalité de Mme du Châtelet, il y contribuait largement lui-même. Voltaire avait une très-grande fortune pour le temps (quelque chose comme 80,000 livres de rentes) ; cette fortune alla en s’accroissant avec les années par la bonne administration du maître, et partout où il passait il faisait couler avec lui une veine d’or, ce qui ne nuit jamais, même à des paradis terrestres.

Mme de Grafigny arrive donc une nuit à deux heures du matin, à Cirey, le 4 décembre 1738. La nymphe du lieu, Mme du Châtelet, la reçoit poliment et assez froidement ; l’idole, c’est-à-dire Voltaire, entre un moment après dans la chambre, « un petit bougeoir à la main comme un moine, » et lui fait mille tendresses. Il demande des nouvelles de tous ses amis de Lorraine, y compris Saint-Lambert, qui depuis… qui, dix ans plus tard, devait le supplanter auprès de la dame du lieu ; mais alors ce n’était qu’une simple étoile qui se levait à peine à l’horizon. Les jours suivants, Mme de Grafigny écrit toutes ses impressions à un ami d’enfance, un M. Devaux, lecteur du roi Stanislas ; elle appelle ce M. Devaux de mille petits noms familiers (Panpan, Panpichon). En général, le ton de ces lettres de Mme de Grafigny est petit, assez commun ; c’est proprement du cailletage : « Cailleter ! oh ! c’est une douce chose, » s’écrie-t-elle en un endroit, et elle prouve de reste qu’elle s’y complaît. On y sent partout un jargon de coterie et de province, le goût de cette petite Cour de Lorraine où l’on vivait entre soi comme dans une bonbonnière. Mais les révélations pour nous n’en sont pas moins intéressantes.

Pendant les deux mois que Mme de Grafigny fut à Cirey, elle passa par des impressions très-diverses. La première quinzaine fut véritablement la lune de miel ; elle admire tout, elle aime tout. Elle s’extasie comme une personne qui a vu peu de choses jusqu’alors. Elle nous décrit en détail la petite aile qu’habitait Voltaire, les tableaux encadrés dans les lambris, les glaces ; « des encoignures de laque admirables ; des porcelaines, des marabouts, une pendule soutenue par des marabouts d’une forme singulière, des choses infinies dans ce goût-là, chères, recherchées, et surtout d’une propreté à baiser le parquet ; une cassette ouverte où il y a une vaisselle d’argent ; tout ce que le superflu, chose si nécessaire, a pu inventer : et quel argent ! quel travail ! Il y a jusqu’à un baguier où il y a douze bagues de pierres gravées, outre deux de diamants. » Puis vient la petite galerie avec les statues, les Vénus, les Cupidons, enfin tout ce que le goût Louis XV peut rassembler dans son luxe et sa perfection. L’auteur du Mondain, on le voit, était d’accord avec lui-même, et donnait raison à ses vers. On a ensuite la description de l’appartement de Mme du Châtelet, tout en jaune et bleu, et du boudoir qui est du dernier galant. C’est là que cette femme singulière, et supérieure bien plus qu’aimable, passait les nuits à l’étude, à approfondir la géométrie et à écrire sur la physique. On a aussi, un jour de faveur, la vue de la chambre des bains et du cabinet de toilette qui y tient, « dont le lambris est vernissé d’un vert céladon clair, gai, divin, sculpté et doré admirablement… Non, il n’y a rien de si joli, s’écrie Mme de Grafigny ; tout ce séjour est délicieux et enchanté. Si j’avais un appartement comme celui-là, je me ferais réveiller la nuit pour le voir. »

Si l’on excepte l’appartement de la dame et celui de Voltaire, le reste de la maison est d’une malpropreté extrême, et parfaitement inconfortable, comme nous dirions. Voltaire s’inquiéterait encore de ses hôtes, mais Mme du Châtelet ne s’en inquiète nullement. La pauvre Mme de Grafigny habite une grande chambre ouverte à tous les vents et où l’on gèle. Elle n’a, durant la journée, après les livres et son écritoire, d’autre ressource que Mme de Champbonin. Celle-ci, excellente femme, bien connue par la Correspondance de Voltaire, est depuis trois ou quatre ans à Cirey ; « elle évite d’être embarrassante ; elle est stylée à ne pas gêner. » On la fait se tenir tout le jour dans sa chambre. On lui fait lire tous les livres du logis, ce qu’il y a de mieux, et elle n’en est pas plus savante pour cela. Voltaire rit d’elle, il l’appelle gros chat ; Mme de Champbonin a pris le parti d’engraisser. J’allais oublier le seigneur nominal du lieu, le marquis du Châtelet, qui, lorsqu’il est là, a le plus souvent la goutte et ne gêne guère, si ce n’est qu’il est passablement ennuyeux. L’arrivée de l’abbé de Breteuil, frère de Mme du Châtelet, jette un peu de distraction dans ce régime de Cirey. Mais, dès qu’il est parti, rien n’est moins divertissant que cette vie de paradis. À quoi se passe-t-elle donc ? Chacun de son côté travaille, et travaille opiniâtrement.

C’est, au fond, leur plus vif plaisir. Ces deux esprits puissants, actifs, Mme du Châtelet et Voltaire, sont chacun à son œuvre ; elle aux sciences et à la philosophie, pour lesquelles elle a vocation et qu’elle aime uniquement ; lui aux sciences aussi, qu’il avait la faiblesse alors de vouloir également embrasser, mais en même temps aux vers, aux épîtres, à l’histoire, enfin à tout ; car son activité ne veut renoncer à rien. Je me suis amusé à recueillir dans les Lettres de Voltaire quelques passages qui le peignent au vif dans cette universalité et cette avidité passionnée de goûts. Pour faire le plus charmant et le plus vrai portrait de Voltaire, il suffirait d’extraire avec choix quelques-unes de ses propres paroles ; Voltaire n’est pas homme à se contraindre, même en ce qui le juge, ni à retenir longtemps ses pensées :


« Ne me dites point que je travaille trop, écrivait-il vers ces années de Cirey : ces travaux sont bien peu de chose pour un homme qui n’a point d’autre occupation. L’esprit plié depuis longtemps aux belles-lettres s’y livre sans peine et sans effort, comme on parle facilement une langue qu’on a longtemps apprise, et comme la main du musicien se promène sans fatigue sur un clavecin. Ce qui est seulement à craindre, c’est qu’on ne fasse avec faiblesse ce qu’on ferait avec force dans la santé. »

« Je tâche de mener une vie conforme à l’état où je me trouve, sans passion désagréable, sans ambition, sans envie, avec beaucoup de connaissances, peu d’amis et beaucoup de goûts. »

« Je voudrais que Newton eût fait des vaudevilles, je l’en estimerais davantage. Celui qui n’a qu’un talent peut être un grand génie ; celui qui en a plusieurs est plus aimable. »

« Il faut donner à son âme toutes les formes possibles. C’est un feu que Dieu nous a confié ; nous devons le nourrir de ce que nous trouvons de plus précieux. Il faut faire entrer dans notre être tous les modes imaginables, ouvrir toutes les portes de son âme à toutes les sciences et à tous les sentiments ; pourvu que tout cela n’entre pas pêle-mêle, il y a place pour tout le monde. »


Parlant expressément de cette vie qu’il menait à Cirey, il disait encore :


« Nous sommes bien loin d’abandonner ici la poésie pour les mathématiques… Ce n’est pas dans cette heureuse solitude qu’on est assez barbare pour mépriser aucun art. C’est un étrange rétrécissement d’esprit que d’aimer une science pour haïr toutes les autres ; il faut laisser ce fanatisme à ceux qui croient qu’on ne peut plaire à Dieu que dans leur secte. On peut donner des préférences, mais pourquoi des exclusions ? La nature nous a donné si peu de portes par où le plaisir et l’instruction peuvent entrer dans nos âmes ! Faudra-t-il n’en ouvrir qu’une ? »

« Je regarde un homme qui a aimé la poésie, et qui n’en est plus touché, comme un malade qui a perdu un de ses sens. »

« Je vous avoue que je serais fort aise d’avoir courtisé avec succès, une fois en ma vie, la Muse de l’Opéra ; je les aime toutes les neuf, et il faut avoir le plus de bonnes fortunes qu’on peut, sans Être pourtant trop coquet.


Voilà Voltaire pur esprit. Il avait pour principe qu’il faut dévorer les choses pour qu’elles ne nous dévorent pas, et pour ne pas se dévorer soi-même. Mme de Grafigny nous le montre bien tel en effet, avide de ce qui l’occupe, avare du temps, si acharné à son ouvrage qu’il faut, pour le faire souper, l’arracher à son secrétaire, où il est travaillant encore. Mais, dès qu’il s’est mis à table, il se pique et s’excite jusqu’à ce qu’il ait trouvé quelque conte à faire, bien facétieux, bien drôle, bien bouffon, qui n’est souvent bon à entendre que dans sa bouche, et qui nous le montre encore, comme il s’est peint à nous.

Toujours un pied dans le cercueil.
De l’autre faisant des gambades.

Cette bouffonnerie, qui ira en augmentant avec l’âge, ne plaît pas toujours, et elle dégénère vite en laideur. Pourtant, elle semble aussi des plus naturelles chez lui. À table, Mme de Grafigny nous le fait voir charmant, attentif, servi d’ailleurs en prince, avec ses laquais et son valet de chambre derrière son fauteuil :


« Son valet de chambre ne quitte point sa chaise à table, et ses laquais lui remettent (au valet de chambre) ce qui lui est nécessaire, comme les pages aux gentilshommes du roi ; mais tout cela est fait sans aucun air de faste, tant il est vrai que les bons esprits savent en toute occasion conserver la dignité qui leur convient, sans avoir le ridicule d’y mettre jamais de l’affectation. Il a une façon plaisante d’ordonner qui tient aux bonnes grâces de ses manières ; il ajoute toujours en riant : Et qu’on ait bien soin de Madame ! »


Madame, c’est sans doute Mme du Châtelet dont il s’agit : mais il s’inquiète aussi des autres. Être à souper à côté de lui, que cette place est délicieuse ! Mme de Grafigny, qui voit bien tous les ridicules, apprécie en femme d’esprit ce bonheur-là.

Il y a des jours où l’on sort pourtant de ce train ordinaire de Cirey, et où il y a gala, représentation, fête à grand orchestre. Ces jours-là, on se lit les ouvrages nouveaux, on les joue, on joue la comédie, la tragédie, la farce, et jusqu’aux marionnettes ; Voltaire donne la lanterne magique. Quand on s’y met une fois, ce n’est pas pour peu : « Nous avons compté hier au soir, écrit Mme de Grafigny, que, dans les vingt-quatre heures, nous avons répété et joué trente-trois actes, tant tragédies, opéras, que comédies. » C’étaient des excès après un carême : « C’est le diable, oui le diable, que la vie que nous menons. » Dans ces grands jours et durant ces semaines dramatiques et féeriques, Voltaire est à l’état de pur génie. Cet homme toujours mourant ressuscite : il est léger, brillant, infatigable. Toutes les muses qu’il courtise, tous les démons qui le possèdent revivent en lui. Ce sont surtout les jours où on lit des Chants inédits de Jeanne, de la trop fameuse Jeanne (et on les lit dans la chambre mystérieuse des bains), ce sont ces jours de demi-licence qui font les belles heures de Mme de Grafigny ; nous verrons dans un instant qu’elle les paiera cher : « On a fait du punch, écrit-elle à son ami Devaux après une de ces lectures ; Mme du Châtelet a chanté de sa voix divine : on a beaucoup ri sans savoir pourquoi, on a chanté des canons ; enfin le souper a été à peu près comme ceux que nous avons tant faits ensemble. où la gaieté ne sait ce qu’elle dit ni ce qu’elle fait, et rit sur la pointe d’une aiguille. »

Mais tous les jours ne sont pas si riants ; la gaieté de Voltaire n’est pas, chaque soir, si désintéressée et si légère. « Il y a bien des moments où il est furieusement auteur. » Il y a bien des soupers qu’on n’égaie qu’en mettant sur le tapis l’abbé Des Fontaines ou Jean-Baptiste Rousseau : « Oh ! dame ! c’est là que l’homme reste et que le héros s’évanouit ; il serait homme à ne point pardonner à quelqu’un qui louerait Rousseau. » Et pour les louanges, « on les aime à toutes sauces, surtout quand on dit des injures à cet abbé Des Fontaines. » Voilà le petit côté. Mme de Grafigny nous le fait toucher à nu, mais sans l’exagérer, et en reconnaissant d’ailleurs à Voltaire ses qualités vives, irrésistibles, et, malgré tout, aimables.

L’intimité de Mme Du Châtelet et de Voltaire est bien saisie et sans rien d’outré. Le fait est que la belle dame rend au poëte la vie un peu dure. Mais où serait l’amour sans un peu de querelle ? Elle lui est utile cependant ; elle le retient et lui sauve bien des folies. Quelquefois aussi elle abuse de son empire. Aimant peu l’histoire, et ne considérant Tacite que «comme une bégueule qui dit des nouvelles de son quartier, » elle fait la guerre à l’historien dans Voltaire ; elle lui garde sous clef, par exemple, son histoire du Siècle de Louis XIV, et l’empêche de la terminer. Elle fait pis, elle le tracasse sur ses vers. Ici Voltaire se révolte : c’est une querelle de ménage entre la géométrie et la poésie. « Ma foi ! laissez là Newton, s’écrie Voltaire : ce sont des rêveries. Vivent les vers ! » — « Il aime à en faire avec passion, ajoute Mme de Grafigny, et la belle dame le persécute toujours pour n’en plus faire. La grosse dame (Mme de Champbonin) et moi, nous la contrarions tant que nous pouvons. C’est affreux d’empêcher Voltaire de faire des vers ! »

Mais le grand événement du séjour de Mme de Grafigny à Cirey est la scène qui lui fut faite un soir pour un simple soupçon au sujet de la fameuse Jeanne, de la Pucelle en un mot, dont elle avait entendu et trop bien goûté certains Chants. J’ai dit que Mme de Grafigny, en vraie curieuse et caillette, écrivait tout ce qu’elle voyait et entendait à son ami Devaux, autre caillette, qui en parlait, de son côté, aux gens de Lorraine. Le secret des lettres n’était pas très-religieusement observé à Cirey. Les lettres qui en partaient et qui y arrivaient passaient toutes par les mains de Mme du Châtelet, qui avait établi dans sa chambre une sorte de petit cabinet noir, c’est-à-dire qui ne se faisait pas faute de décacheter ce qui lui semblait suspect. Un jour donc, elle eut vent qu’on avait parlé dans le monde de Nancy ou de Lunéville de ces lectures de la Pucelle qu’on faisait à Cirey, et, décachetant là-dessus une lettre de M. Devaux adressée à Mme de Grafîgny, elle y lut ces mots : « Le Chant de Jeanne est charmant, » Notez que l’honnête correspondant ne voulait dire autre chose sinon : « Le Chant de Jeanne, tel que vous me le racontez en abrégé dans votre analyse, doit être charmant. » Mais la colère et le soupçon n’y regardent pas de si près. Le souper terminé, au moment où Mme de Gratigny, retirée dans sa chambre, se croyait en parfaite sécurité et solitude, elle est bien surprise de voir entrer Voltaire, qui lui dit brusquement « qu’il est perdu et que sa vie est entre ses mains. » Il se figurait qu’une copie de la Pucelle avait été envoyée à M. Devaux par Mme de Gratigny, que d’autres copies couraient, et, avec sa promptitude de poète, il se voyait compromis, perdu, obligé de fuir : « Allons, vite ! s’écriait-il, allons, Madame, écrivez qu’on vous renvoie l’original et les copies, » La pauvre femme ne comprenait pas bien et ne savait que répondre. — « Eh ! fi ! Madame, criait-il de plus belle, il faut de la bonne foi, quand il y va de la vie d’un pauvre malheureux comme moi ! » — « Sur cela, continue Mme de Grafigny, ses cris redoublent ; il dit qu’il est perdu, que je ne veux pas réparer le mal que je lui ai fait. Plus je parlais, moins je le persuadais ; je pris le parti de me taire. » Mais, nouvel orage ! survient alors Mme du Châtelet, furieuse, répétant à tue-tête les mêmes reproches, et tirant finalement de sa poche la lettre fatale en disant : « Voilà la preuve de votre infamie. » Il faut lire chez Mme de Grafigny tout le récit de cette scène, à la fois terrible et burlesque. Voltaire pourtant, saisi de quelque compassion pour la pauvre femme qui était là chez eux, à leur merci, anéantie et en silence, prit à travers le corps Mme du Châtelet qui menaçait de se porter aux derniers excès, et il sembla, en voulant la modérer, se modérer un peu lui-même. Quand Mme de Grafigny eut assez de force pour parler, elle expliqua les simples mots de cette lettre qu’on avait si mal interprétée et décachetée si indignement : « Je le dis à sa louange, ajoute-t-elle, dès le premier moment Voltaire me crut et me demanda aussitôt pardon. » Mais il n’en fut pas ainsi de l’altière châtelaine, qui ne lui pardonna jamais le tort qu’elle-même s’était donné. Cette étrange scène dura toute la nuit jusqu’à cinq heures du matin.

Le jour venu, Mme de Grafigny était malade, au désespoir ; elle n’avait pas un sou vaillant (la pauvre femme !) pour se faire conduire au premier village et pour sortir sur l’heure de cette maison inhospitalière ; il lui fallait demeurer après cet affront. « Enfin le bon Voltaire, dit-elle, vint à midi ; il parut fâché jusqu’aux larmes de l’état où il me vit ; il me fit de vives excuses ; il me demanda beaucoup de pardons, et j’eus l’occasion de voir toute la sensibilité de son âme. » Depuis cet instant, Voltaire fit tout pour qu’elle oubliât la triste scène dont il était bien honteux. On trouve dans sa Correspondance de cette époque, dans une lettre au duc de Richelieu, qui est juste de cette date, une vive recommandation pour Mme de Grafigny, qui avait été fort liée avec Mlle de Guise, devenue duchesse de Richelieu. Mais, à partir de ce jour, le charme de Cirey fut tout à fait rompu et détruit pour la triste voyageuse : elle ne s’y considéra plus que comme en prison et dans une véritable geôle, jusqu’à l’heure où elle put en sortir. Des accents vrais se font jour à cet endroit dans ses lettres, et rachètent ce que les premières avaient de trop petit et de trop indiscret. Elle a deux qualités du moins : elle aime ses amis avec sincérité et effusion, et elle a cette sensibilité qui comprend le malheur pour l’avoir tant éprouvé. Il en résulte chez elle deux ou trois élans de vérité, auxquels cet état de contrainte morale donne toute leur force.

Les dernières pages de ces Lettres de Cirey sont tristes, et démentent bien les premières. Oh ! que la lune de miel de cette première quinzaine est déjà loin ! Mme de Grafigny finit par juger Voltaire le plus malheureux homme du monde :


« Il sait tout ce qu’il vaut, dit-elle, et l’approbation lui est presque indifférente ; mais, par la même raison, un mot de ses adversaires le met ce qui s’appelle au désespoir : c’est la seule chose qui l’occupe et qui le noie dans l’amertume. Je ne puis vous donner l’idée de cette sottise, qu’en vous disant qu’elle est plus forte et plus misérable que son esprit n’est grand et étendu… Jugez du bonheur de ces gens que nous croyions avoir atteint à la félicité suprême ! Les querelles que je vous ai mandées dans le commencement vont leur train, jugez encore ! Cela me fait mal, parce que je sens le prix de toutes ses bonnes qualités, et que réellement il mérite d’être heureux. Je voudrais bien pouvoir lui dire tout ce que j’en pense ; mais entre l’arbre et l’écorce il ne faut pas mettre le doigt. »


Il y a du vrai dans ce jugement final ; mais il est exagéré et rembruni par l’impression même du narrateur. Après avoir vu, en entrant, le seul côté lumineux, Mme de Grafigny ne voit plus, en sortant, que le côté sombre.

Je n’aurai qu’un mot à dire de Mme de Grafigny, du moment qu’elle a quitté Cirey pour Paris et qu’on n’a plus affaire qu’à elle seule. Elle trouva plus de secours et d’appui qu’elle n’avait espéré d’abord. Deux succès surtout la mirent, quelques années après, en évidence : les Lettres d’une Péruvienne, publiées en 1747, et le drame de Cénie, représenté en juin 1750. Les Lettres d’une Péruvienne ont aujourd’hui pour moi le mérite d’avoir inspiré à Turgot des réflexions pleines de force, de bon sens, de philosophie politique et pratique. Mme de Grafigny, en présentant une jeune Péruvienne, Zilia, brusquement transplantée en France, et en lui faisant faire, au milieu d’un cadre romanesque, la critique de nos mœurs et de nos institutions, comme cela a lieu dans les Lettres Persanes, avait trop oublié de tenir compte des raisons de ces mêmes institutions et des causes naturelles de ces inégalités sociales, qui semblent choquer si vivement sa jeune étrangère. C’est ce point de vue tout nouveau, non pas du tout la justification complète, mais les explications et les raisons de notre état social, que Turgot aborde et expose dans des considérations critiques de l’ordre le plus élevé, et qui dépassaient de beaucoup, on ne craint pas de le dire, l’horizon de Mme de Grafigny. Il voudrait « qu’on nous montrât Zilia française, après nous l’avoir fait voir péruvienne ; qu’on la montrât non plus jugeant selon ses préjugés, mais comparant les siens et les nôtres ; qu’on lui fit remarquer combien elle avait tort d’être d’abord étonnée de la plupart des choses ; qu’on lui fit suivre en détail les causes de ces mesures tirées de l’antique Constitution du gouvernement, et tenant à la distribution primitive ou graduelle des conditions, ainsi qu’aux progrès des connaissances. » Et là-dessus, au sujet de cette distribution des conditions dans la société, et en faveur d’une certaine inégalité nécessaire, qu’il oppose à je ne sais quelle égalité idéale et chimérique, Turgot dit des choses qui sembleraient en vérité s’adresser bien moins à Mme de Gratigny qu’à nos écrivains socialistes du jour : « Liberté ! je le dis en soupirant, les hommes ne sont peut-être pas dignes de toi ! — Égalité ! ils te désireraient, mais ils ne peuvent t’atteindre. »

En ce qui est du roman même, Turgot regrette que l’auteur ait mieux aimé faire une héroïne à la Marmontel, et qui renonce au mariage par un sentiment exagéré de délicatesse, que d’avoir conduit la passion à une conclusion plus légitime et plus naturelle : « Il y a longtemps que je pense, dit-il, que notre nation a besoin qu’on lui prêche le mariage et le bon mariage. » Il voudrait que l’auteur n’eût pas manqué ce sujet-là en terminant, et il lui conseille d’y revenir dans une suite dont il trace le plan lui-même. Toutes ces pages de Turgot sont excellentes, et je conseille de les lire, autant que je conseille peu de rouvrir les Lettres d’une Péruvienne.

Si l’on se souciait de savoir comment Turgot connaissait si intimement Mme de Grafigny, l’abbé Morellet nous apprend que Turgot, du temps qu’il était en Sorbonne et abbé, s’était fait présenter chez elle, car elle réunissait beaucoup de gens de lettres. Souvent même il quittait le cercle pour aller jouer au volant en soutane avec Minette, grande et belle fille de vingt-deux à vingt-trois ans, la petite-nièce de Mme de Grafigny, et qui devint Mme Helvétius.

Mme de Grafigny vivait donc à Paris, avec un certain état de maison, moyennant de petites pensions des Cours de Lorraine et de Vienne et d’assez grosses dettes, quand la chute de la Fille d’Aristide, comédie en cinq actes sur laquelle elle comptait fort, vint lui porter un coup fâcheux : « Elle me la lut, dit Voisenon ; je la trouvai mauvaise ; elle me trouva méchant. Elle fut jouée : le public mourut d’ennui, et l’auteur de chagrin. » Voilà bien de l’esprit hors de propos. Collé, qui passe pour caustique, parle mieux de Mme de Grafigny mourante : « Sa mort m’a été très-sensible, écrit-il dans son Journal ; elle était du petit nombre des personnes que je m’étais réservé de voir depuis que je ne vais plus dans le monde. » Il paraît que, dans le monde et dans les salons, Mme de Grafigny ne portait qu’un esprit assez ordinaire et même commun ; elle n’avait toute sa valeur et son mérite que dans l’intimité. Elle mourut donc le 12 décembre 1758, en partie victime de sa sensibilité d’auteur. Lorsqu’elle passait à Cirey vingt ans auparavant, elle ne se doutait pas, en jugeant l’excès de susceptibilité de Voltaire, qu’elle serait un jour elle-même auteur à ce point.