Causeries du lundi/Tome II/Lettres de la duchesse de Bourgogne

Causeries du lundiGarnier frèresTome deuxième (p. 85-102).

Lundi 6 mai 1850.

LETTRES INÉDITES
DE
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE,
PRÉCÉDÉES D’UNE NOTICE SUR SA VIE
(1850.)

Ces Lettres et cette Notice, qui ont déjà depuis quelques jours une demi-publicité de salon, font partie du volume de Mélanges que la Société des Bibliophiles publie pour cette année, et qui paraît en ce moment. La Société des Bibliophiles, fondée en 1820 par MM. de Châteaugiron, de Pixerecourt, Walckenaer, et autres gens de lettres ou amateurs distingués, est une institution essentiellement aristocratique, qui suppose de l’argent, du loisir, le goût des belles choses, des choses rares, de ces curieuses inutilités qui tiennent ou qui mènent aux études sérieuses. Si vous ôtez le loisir, a dit Ovide, vous supprimez tout l’art de l’amour ; et moi j’ajoute : vous supprimez tous les amours délicats et les nobles goûts. La Société des Bibliophiles vit depuis trente ans, et elle n’est pas du tout en train de périr. Le goût des livres n’a fait que gagner dans ces derniers temps. Les amateurs qui suivent depuis deux ans les ventes publiques savent bien si, de ce côté, le cours a fléchi le moins du monde. Cette Bourse-là a tenu mieux que l’autre. Hier encore, malgré l’élection du 28 avril[1], tel petit livre du xvie siècle s’est vendu plus cher, plus follement cher qu’en pleine monarchie. Il n’est rien de tel que la passion pour trouver à tout prix de quoi se satisfaire, surtout quand il entre dans la passion un brin de manie.

Les poètes ont employé ce mot de manie avec honneur, et il est bien entendu que c’est dans ce sens que je l’emploie ici. La Société des Bibliophiles (je reviens à elle) a donc été instituée « pour entretenir et propager le goût des livres, pour publier ou reproduire les ouvrages inédits ou rares, surtout ceux qui peuvent intéresser l’histoire, la littérature ou la langue, et pour perpétuer dans ses publications les traditions de l’ancienne imprimerie française. » Elle n’a pas manqué jusqu’ici à son programme. Elle a publié, de 1820 à 1834, sept volumes de Mélanges, qui contiennent des pièces du moyen-âge, des lettres ou opuscules de personnages célèbres. Le seul inconvénient de ces premiers volumes de Mélanges, c’est d’être à peu près introuvables pour le vulgaire des lecteurs ; car ils n’ont été tirés qu’à un très-petit nombre d’exemplaires, et pour autant de têtes seulement qu’il y avait de membres. La Société a publié depuis lors (1844) un magnifique recueil de gravures représentant les Cartes à jouer de tous les pays du monde. Elle est entrée, à dater de ce moment, dans une voie de publication plus large, plus ouverte et à la portée de tous ; elle a eu raison. Il faut en ce siècle faire la part à l’utile, même dans le rare et dans le choisi ; il faut se faire pardonner chaque distinction par quelque titre auprès du grand nombre. Le Ménagier de Paris, publié il y a trois ans, au nom de la Société, par les soins de M. Jérôme Pichon, offre un curieux traité de morale, de civilité honnête et d’économie domestique, le tout dressé par un bon bourgeois de Paris du xive siècle, à l’usage de sa jeune femme. Ce livre nous introduit dans un riche ménage d’honnêtes gens d’alors, et l’on en sait chaque détail comme si l’on y avait vécu. Dans un tout autre genre, la Société va bientôt publier les Contes de la Reine de Navarre, revus sur les manuscrits. C’est M. Le Roux de Lincy qui est chargé de ce travail, et à qui l’on devra cette édition vraiment première et originale. Alors seulement on pourra juger du livre de la spirituelle reine, que tous les éditeurs, même les premiers éditeurs, m’assure-t-on, ont étrangement défiguré.

La Société des Bibliophiles se compose en tout de vingt-quatre membres. Si l’on parcourt la liste des membres actuels, imprimée en tête du volume de Mélanges que nous annonçons, on y remarque des noms d’amateurs qui sont, à bon droit, connus pour avoir su réunir des collections uniques en leur genre ; M. Cigongne, par exemple, qui possède le plus complet et le plus beau cabinet en fait d’ancienne poésie française. Au milieu de tous ces noms, dont quelques-uns des plus doctes et appartenant à l’Académie des inscriptions, mais dont aucuns ne sont des noms en us, on rencontre avec plaisir deux femmes, l’une que le génie de l’art a douée en naissant, et qui, entre mille grâces naturelles, a celle du crayon et du pinceau ; l’autre qui vient de montrer qu’elle n’a qu’à vouloir, pour mettre une plume nette et fine au service de l’esprit le plus délicat. Comme tout cela est imprimé et publié, je ne vois pas pourquoi j’en ferais mystère, car il n’y a pas deux manières de publier. Ces deux noms de femmes, qui honorent la liste de la Société des Bibliophiles, sont ceux de Mme  Gabriel Delessert et de Mme  la vicomtesse de Noailles ; et, pour être indiscret jusqu’au bout, j’ajouterai que ce n’est point la première qui est l’auteur de la Notice sur la duchesse de Bourgogne, Notice qui est à la fois d’un membre de la Société et d’une femme. Devinez maintenant, si vous l’osez.

Marie-Adélaïde de Savoie, duchesse de Bourgogne, qui fut mariée au petit-lils de Louis XIV, et qui fut la mère de Louis XV, a laissé un bien gracieux souvenir après elle. Elle a passé dans le monde comme une de ces vives et rapides apparitions que l’imagination des contemporains se plaît à embellir. Née en 1685, fille du duc de Savoie, qui lui transmit de son habileté et peut-être de sa ruse, petite-fille par sa mère de cette aimable Henriette d’Angleterre dont Bossuet a immortalisé la mort, et dont elle semblait ressusciter le charme, elle vint en France à l’âge de onze ans, pour y épouser le duc de Bourgogne qui en avait treize (1696). Le mariage se fit l’année suivante, mais pour la forme seulement, et pendant quelques années on ne s’occupa que de l’éducation de la jeune princesse. Mme  de Maintenon s’y appliqua avec tout le soin et toute la suite dont elle était si capable. Il ne tint pas à elle que la duchesse de Bourgogne ne devînt la plus exemplaire des élèves de Saint-Cyr. La vivacité et les saillies de la princesse dérangeaient bien un peu parfois des conseils si bien concertés par la prudence, et elle sortait à tout moment du cadre qu’on voulait lui faire. Pourtant elle profitait à travers tout ; le sérieux se glissait jusque dans les plaisirs. Ce fut pour elle qu’on représenta dans l’appartement de Mme  de Maintenon des pièces saintes, quelques-unes de Duché, mais surtout Athaiie. La duchesse de Bourgogne y jouait un rôle :


« Cet amusement, dit l’auteur de la Notice, se renouvela souvent et avec succès… La vie de la duchesse de Bourgogne, jusqu’en 1705, fut donc une suite non interrompue de plaisirs choisis et d’instructions exquises. Jamais princesse n’en sut mieux profiter. Du jour de son arrivée jusqu’à celui qui l’enleva à la France, elle ne fit, pour ainsi dire, que marcher de succès en succès. Après avoir été une enfant délicieuse, elle grandit sans cesser d’être charmante ; son esprit se développa avec sa taille, et son jugement, chaque jour plus avancé, promettait une maturité précoce. On peut suivre ses progrès dans les lettres de Mme de Maintenon, dont la tendresse la surveille avec tant de sollicitude. Saint-Simon, si amer quand il blâme, trouve, pour la louer, des grâces qui semblent inspirées par elle ; Dangeau la fait aimer par le simple récit de ses moindres actions. »


Voilà le beau côté, le côté apparent et tout gracieux ; mais, à ne voir que celui-là, on prendrait peut-être du moral de la jeune princesse une idée trop flattée, l’idée de quelque chose de trop accompli, et on ne sentirait pas assez non plus à quel point devait être grand en elle le charme, puisqu’il avait à triompher de certains défauts et de certaines ombres, dont il sera à propos de parler. Voyons donc un peu de plus près, et laissons-nous guider par l’auteur même de la Notice, sauf à être plus hardi ou plus indiscret en quelques points.

La princesse qui arrivait en France à l’âge de onze ans, avait déjà reçu en Savoie une certaine éducation, surtout celle qui était nécessaire aux princes, et que la nature toute seule donne aux femmes, l’envie et le soin de plaire. Elle arriva à Montargis le dimanche 4 novembre 1696. Louis XIV était parti de Fontainebleau après son dîner, et se trouvait à Montargis avec son fils ; son frère et les principaux de sa Cour, pour la recevoir. Pour se faire une juste idée de ce qu’était alors la représentation, et de l’importance qu’on attachait à toutes ces choses, remplacées depuis par d’autres que nous croyons beaucoup plus sensées et qui le deviendront peut-être, il faut lire le récit de cette première entrevue, chez Dangeau :


« La princesse, dit l’historiographe fidèle, arriva sur les six heures. Le roi descendit de son appartement, et la reçut au bas de son carrosse, et me dit : Pour aujourd’hui, vous voulez bien que je fasse votre charge. Il embrassa la princesse dans le carrosse, et lui donna la main pour la descendre ; il la conduisit dans son appartement à elle ; il lui présenta en chemin Monseigneur, Monsieur et M. de Chartres ; la princesse lui baisa plusieurs fois la main en montant le degré. La foule était si grande et les chambres si petites, que le roi, après y avoir demeuré quelque temps, fit sortir tout le monde, et puis rentra chez lui, où il nous dit qu’il allait commencer à écrire à Mme de Maintenon ce qu’il pensait de la princesse, et qu’il achèverait de lui écrire après souper, quand il l’aurait encore mieux vue. »


Nous allons voir tout à l’heure cette lettre que Louis XIV est si pressé d’écrire. On trouvera qu’il était bien prompt à se former une pensée et une impression ; mais cette première impression, en effet, était capitale dans une Cour et sur une scène où il s’agissait avant tout de réussir en entrant, et de représenter toujours. « Je pris, ajoute Dangeau, la liberté de lui demander, comme il rentrait dans sa chambre, s’il était content de la princesse ; il me répondit qu’il l’était trop, et qu’il avait peine à contenir sa joie. » Un quart d’heure après, le roi revient la voir : « Il la fit causer, regarda sa taille, sa gorge, ses mains, et puis ajouta : Je ne voudrais pas la changer en quoi que ce soit au monde pour sa personne. Il la fit jouer aux jonchets avec les dames devant lui, il admira son adresse. » Il l’examine, ni plus ni moins, comme un joli animal, comme on ferait une gazelle. On vient avertir que la viande est portée ; on soupe ; ce ne sont qu’éloges de la part du roi sur l’air noble de la petite princesse, sur la façon dont elle mangeait. « Pendant qu’il fut dans son cabinet avant souper, il fut toujours sur un petit siège et la fit tenir dans un fauteuil, lui disant : Madame, voilà comme il faut que nous soyons ensemble, et que nous soyons en toute liberté. » Voilà, en effet, qui sent davantage le grand-papa et le bonhomme, mais ne vous y fiez pas ; ce n’est que le vieillard qui veut se prêter à être distrait et amusé ; on serait bien dupe d’en aller tirer de trop grandes conséquences pour la tendresse. Avant de se coucher, le roi achève cette importante lettre à Mme  de Maintenon, par laquelle il lui rend compte dans le plus grand détail de la personne et des moindres mouvements de la princesse ; c’était l’affaire d’État du moment. L’original de cette lettre de Louis XIV existe à la bibliothèque du Louvre, et l’auteur de la présente Notice la donne textuellement. Lisons donc du pur Louis XIV, ou mieux écoutons le grand roi causer et raconter : langue excellente, tour net, exact et parfait, termes propres, bon goût suprême pour tout ce qui est extérieur et de montre, pour tout ce qui tient à la représentation royale. Quant au fond moral, il est mince et médiocre, il faut l’avouer, ou plutôt il est absent. Mais lisons d’abord :


« Je suis arrivé ici (à Montargis) avant cinq heures, écrit Louis XIV à Mme de Maintenon. La princesse n’est venue qu’à près de six. Je l’ai été recevoir au carrosse ; elle m’a laissé parler le premier, et après elle m’a fort bien répondu, mais avec un petit embarras qui vous aurait plu. Je l’ai menée dans sa chambre au travers de la foule, la faisant voir de temps en temps en approchant les flambeaux de son visage. Elle a soutenu cette marche et ces lumières avec grâce et modestie. Nous sommes enfin arrivés dans sa chambre, où il y avait une foule et une chaleur qui faisaient crever. Je l’ai montrée de temps en temps à ceux qui s’approchaient, et je l’ai considérée de toutes manières pour vous mander ce qu’il m’en semble. Elle a la meilleure grâce et la plus belle taille que j’aie jamais vue, habillée à peindre et coiffée de même ; des yeux très-vifs et très-beaux, des paupières noires et admirables, le teint fort uni, blanc et rouge, comme on peut le désirer ; les plus beaux cheveux blonds que l’on puisse voir, et en grande quantité. Elle est maigre, comme il convient à son âge ; sa bouche fort vermeille, les lèvres grosses, les dents blanches, longues et mal rangées ; les mains bien faites, mais de la couleur de son âge. Elle parle peu, au moins à ce que j’ai vu, n’est point embarrassée qu’on la regarde, comme une personne qui a vu du monde. Elle fait mal la révérence et d’un air un peu italien. Elle a quelque chose d’une Italienne dans le visage, mais elle plaît, et je l’ai vu dans les yeux de tout le monde. Pour moi, j’en suis tout à fait content. Elle ressemble à son premier portrait, et point à l’autre. Pour vous parler comme je fais toujours, je la trouve à souhait, et serais fâché qu’elle fût plus belle.

« Je le dirai encore : tout plaît, hormis la révérence ; je vous en dirai davantage après souper, car je remarquerai bien des choses que je n’ai pas pu voir encore. J’oubliais de vous dire qu’elle est plus petite que grande pour son âge. Jusqu’à cette heure j’ai fait merveille : j’espère que je soutiendrai un certain air aisé que j’ai pris, jusqu’à Fontainebleau, où j’ai grande envie de me retrouver. »


À dix heures du soir, avant de se coucher, le roi ajoutait en post-scriptum :


« Plus je vois la princesse, plus je suis satisfait. Nous avons été dans une conversation publique où elle n’a rien dit ; c’est tout dire. Elle a la taille très-belle, on peut dire parfaite, et une modestie qui vous plaira. Nous avons soupé ; elle n’a manqué à rien et est d’une politesse charmante à toutes choses ; mais, à moi et à mon fils, elle n’a manqué à rien et s’est conduite comme vous pourriez faire. Elle a été bien regardée et observée, et tout le monde parait satisfait de bonne foi. L’air est noble, et les manières polies et agréables ; j’ai plaisir à vous en dire du bien, car je trouve que, sans préoccupation et sans flatterie, je le peux faire, et que tout m’y oblige. »


Maintenant oserai-je exprimer ma pensée ? Il est bien question de la modestie en un ou deux endroits de cette lettre ; mais c’est de l’air modeste et du bon effet qu’il produit, et de la grâce qui en dépend. Pour tout le reste, il est impossible de voir dans ces pages autre chose qu’une charmante description physique, extérieure, mondaine, sans la moindre préoccupation des qualités intérieures et morales. Évidemment on s’en soucie, dans ce cas, aussi peu qu’on s’inquiète fortement du dehors. Que la princesse réussisse et plaise, qu’elle charme et amuse, qu’elle embellisse la Cour et l’égaie, qu’elle ait ensuite un bon confesseur, un confesseur jésuite et sûr, et que pour le reste elle soit et fasse comme il lui plaira, le roi son grand-père ne lui demande rien autre : c’est là l’impression qui résulte pour moi de cette lettre.

Mais il serait par trop bourgeois à nous d’aller demander au grand roi un genre de sollicitude qui serait celle d’un père de famille ordinaire. La moralité à tirer de cette première lettre ne me semblerait pas complète toutefois, si l’on ne mettait en regard une page des plus mémorables de Saint-Simon. Un jour, douze ans après, la jeune princesse était devenue l’ornement et l’âme de la Cour, l’unique joie de cet intérieur du roi et de Mme  de Maintenon, de ces vieillesses moroses. Elle était enceinte. Le roi voulait aller à Fontainebleau ; en attendant il voulait ses voyages de Marly. En un mot, il ne souffrait d’être gêné en rien dans ses habitudes, et, comme sa petite-fille l’amusait et qu’il ne pouvait se passer d’elle, il fallait qu’elle fût de toutes ses parties coûte que coûte et au risque d’accident. Elle avait donc suivi son grand-père à Marly, et le roi se promenait après la messe auprès du bassin des Carpes, quand arriva une dame de la duchesse, tout empressée, et qui annonça au roi que, par suite du voyage, la jeune femme était en danger d’une fausse couche. Je traduis tout cela en prose bourgeoise et à la moderne. Le roi, plein de dépit, annonça la nouvelle d’un seul mot aux courtisans qui l’entouraient : « La duchesse de Bourgogne est blessée. » Là-dessus, tous de se récrier et de dire que c’était un grand malheur et qui pourrait compromettre ses couches à l’avenir.


« Eh ! quand cela serait ? interrompit le roi tout d’un coup avec colère, qui jusque-là n’avait dit mot ; qu’est-ce que cela me ferait ? Est-ce qu’elle n’a pas déjà un fils ? et quand il mourrait, est-ce que le duc de Berry n’est pas en âge de se marier et d’en avoir ? et que m’importe qui me succède des uns ou des autres ? ne sont-ce pas également mes petits-fils ? — Et tout de suite avec impétuosité : Dieu merci ! elle est blessée, puisqu’elle avait à l’être, et je ne serai plus contrarié dans mes voyages et dans tout ce que j’ai envie de faire, par les représentations des médecins et les raisonnements des matrones. J’irai et reviendrai à ma fantaisie, et on me laissera en repos. — Un silence à entendre une fourmi marcher succéda à cette espèce de sortie. On baissait les yeux ; à peine osait-on respirer. Chacun demeura stupéfait ; jusqu’aux gens des bâtiments et aux jardiniers demeurèrent immobiles. Ce silence dura plus d’un quart d’heure. »


Je renvoie, pour l’entier détail et pour les accessoires de l’admirable scène, à Saint-Simon, qui, en cet endroit, est notre Tacite, le Tacite d’un roi non cruel, mais qui le fut ce jour-là à force d’égoïsme et de personnalité.

S’il s’était glissé dans la lettre écrite de Montargis un éclair de préoccupation morale au milieu de toutes les grâces extérieures et de toutes les parfaites convenances qu’on y décrit, Louis XIV n’aurait pas été, après douze ans d’une intimité de toutes les heures, le grand-père odieux et dur qu’on vient de voir, pour la mère de son héritier. Cette première lettre si élégante, si riante de surface et d’apparence, ne renfermait au fond que vanité, égoïsme de maître, pur souci de la révérence et du décorum : la scène du bassin des Carpes est au bout. Je ne reproduirai pas ici les divers portraits de la duchesse de Bourgogne, qu’il faudrait transcrire de maint endroit et surtout copier chez Saint-Simon ; on les retrouve heureusement encadrés et entourés de traits fins dans la Notice de Mme  de Noailles (oh ! mon Dieu ! voilà le nom qui m’est échappé). La duchesse de Bourgogne n’était ni belle ni jolie, elle était mieux que cela. Chaque partie du visage, à la prendre isolément, pouvait paraître défectueuse ou même laide, et de toutes ces laideurs, de tous ces défauts et de ces irrégularités, ajustées, attachées par la main des Grâces, il résultait je ne sais quelle harmonie de la personne, un ensemble délicieux dont le mouvement et le tourbillon vous ravissaient le regard et l’âme. Au moral c’était de même, et je me permettrai d’être ici moins circonspect que l’auteur de la Notice. Il semble trop, d’après ce gracieux et discret auteur, que la duchesse de Bourgogne fut une personne accomplie et parfaite, et que cette éducation de Saint-Cyr l’eût réellement atteinte au fond. Gardez-vous bien de le croire. Elle jouait, il est vrai, un rôle dans Athalie, mais pourquoi ne saurions-nous pas aussi ce qu’elle pensait d’Athalie, en enfant capricieuse qu’elle était ? C’est à propos de ces représentations de Saint-Cyr que Mme  de Maintenon écrivait : « Voilà donc Athalie encore tombée ! Le malheur poursuit tout ce que je protège et que j’aime. Mme  la duchesse de Bourgogne m’a dit qu’elle ne réussirait pas, que c’était une pièce fort froide, que Racine s’en était repenti, que j’étais la seule qui l’estimait, et mille autres choses qui m’ont fait pénétrer, par la connaissance que j’ai de cette Cour-là, que son personnage lui déplaît. Elle veut jouer Josabeth, qu’elle ne jouera pas comme la comtesse d’Ayen. » Et dès qu’on lui a accordé ce rôle qu’elle désire, tout change, le point de vue a tourné en un instant ; ce sont là les coulisses de Saint-Cyr. « Elle est ravie, continue Mme  de Maintenon, et trouve Athalie merveilleuse. Jouons-la, puisque nous y sommes engagés ; mais, en vérité, il n’est point agréable de se mêler des plaisirs des grands. » La duchesse de Bourgogne était de cette race des grands dont l’espèce va se perdant de jour en jour, et qui sera bientôt une race disparue. Elle mérite d’en rester de loin comme une des représentations les plus légères et les plus séduisantes dans sa course fugitive.

Les Lettres qu’on publie d’elle aujourd’hui ne sont que des billets qui n’ajouteront pas beaucoup à l’idée qu’on a de son esprit ; une partie de ces billets est adressée à Mme  de Maintenon. On y voit la jeune princesse se repentir du malheureux goût qu’elle avait pour le jeu et qu’elle partageait avec toute la Cour. La Fare, dans ses Mémoires écrits vers 1699, a très-bien remarqué que depuis la mort de Madame Henriette, duchesse d’Orléans (1670), le goût des choses de l’esprit avait fort baissé dans cette Cour brillante de Louis XIV : « Il est certain, dit-il, qu’en perdant cette princesse, la Cour perdait la seule personne de son rang qui était capable d’aimer et de distinguer le mérite ; et ce n’a été, depuis sa mort, que jeu, confusion et impolitesse. » Voltaire, qui voit le siècle de Louis XIV à travers le prisme de son enfance, se récrie contre une telle assertion. En admettant que le trait de La Fare soit un peu forcé, la remarque garde encore de sa justesse. Vers la fin du règne de Louis XIV, le goût de l’esprit et même du bel-esprit reparut sans doute et trouva faveur dans les petites Cours de Saint-Maur et de Sceaux ; mais le gros de la Cour pendant ce temps-là était en proie à la bassette, au lansquenet et à d’autres excès, parmi lesquels celui du vin avait sa bonne part. La duchesse de Berry, fille du futur Régent, n’était pas la seule jeune femme d’alors à qui il arrivât de s’enivrer. La duchesse de Bourgogne elle-même, en entrant dans un tel monde, eut peine à ne pas donner quelquefois dans ces vices du temps, dans ces travers dont le lansquenet était le plus affiché et le plus ruineux. Plus d’une fois le roi ou Mme  de Maintenon durent payer ses dettes.



« Je suis au désespoir, ma chère tante, écrivait-elle à Mme  de Maintenon (mai 1700), de faire toujours des sottises, et de vous donner lieu de vous plaindre de moi. Je suis bien résolue de me corriger et de ne plus Jouer à ce malheureux jeu qui ne sert qu’à nuire à ma réputation et à diminuer votre amitié, ce qui m’est plus précieux que tout. Je vous prie, ma chère tante, de n’en point parler, en cas que je tienne la résolution que j’ai prise. Si j’y manque une seule fois, je serai ravie que le roi me le défende, et d’éprouver ce qu’une telle impression peut faire contre moi sur son esprit. Je ne me consolerai jamais d’être la cause de vos maux, et je ne pardonnerai point à ce maudit lansquenet. Pardonnez-moi donc, ma chère tante, mes fautes passées… Tout ce que je souhaiterais au monde, ce serait d’être une princesse estimable par ma conduite, ce que je tâcherai de mériter à l’avenir. Je me flatte que mon âge n’est pas encore trop avancé, ni ma réputation assez ternie, pour qu’avec le temps je n’y puisse parvenir. »


Elle demandait son pardon avec tant de bonne grâce et de soumission par lettre, avec tant de gentillesse et de folâtrerie de vive voix, qu’elle était bien sûre de l’obtenir.

Ceux qui l’ont jugée avec le plus de sévérité conviennent d’ailleurs qu’elle se corrigea avec l’âge, et que sa volonté, son rare esprit, le sentiment du rang qu’elle allait tenir, triomphèrent, sur la fin, de ses impétuosités premières et de ses pétulances : « Trois ans avant sa mort (écrit la duchesse d’Orléans, mère du Régent, honnête et terrible femme qui dit crûment toute chose), la Dauphine s’était entièrement changée à son avantage ; elle ne faisait plus d’escapade, et ne buvait plus à l’excès. Au lieu de se comporter comme un être indomptable, elle était devenue raisonnable et polie, se tenait selon son rang, et ne souffrait plus que les jeunes dames se familiarisassent avec elle, en trempant les mains dans le plat… » Voilà d’incommodes éloges et dont on se passerait bien. Mais on peut tout entendre sans scrupule à cette distance, et, en faisant la part d’hommage à la personne qui eut en don le charme, il faut oser voir les mœurs d’alors comme elles étaient. Il faut, quoi qu’il en coûte, se décider à sortir de la chambre de Mme  de Maintenon et de ce demi-jour de sanctuaire. On avait fait peindre la duchesse de Bourgogne en habit de dame de Saint-Cyr. Ce n’est pas sous cet habit-là qu’elle est, selon moi, le plus au naturel et le plus vraie.

Une question délicate se présente, plus délicate que celle du lansquenet : la duchesse de Bourgogne eut-elle des faiblesses de cœur ? Adorée de son jeune époux, et sachant prendre en main ses intérêts en toute rencontre, il ne paraît pas qu’elle eût pour sa personne un goût bien vif et bien tendre. Dès lors on ne voit pas ce qui l’aurait garantie de quelque autre penchant. Le spirituel auteur de la Notice, essayant sur ce point de contredire Saint-Simon et tous les contemporains, nous dit : « Pourquoi cette charmante princesse n’aurait-elle pas eu des amis, des admirateurs, et point d’amants ? » Et moi je me permets de poser la question précisément contraire : Pourquoi donc n’aurait-elle pas eu ce que presque toute princesse, toute grande dame se permettait d’avoir alors, et ce qu’elle passe aussi pour s’être légèrement accordé ? Saint-Simon, qui n’est nullement malveillant pour la duchesse de Bourgogne, nous raconte dans le plus grand détail, et comme le tenant des confidentes les mieux informées, les légers faibles de la princesse pour M. de Nangis, pour M. de Maulevrier, pour l’abbé de Polignac. Cet abbé. depuis cardinal de Polignac, est celui qui se faisait le défenseur de la Providence outragée et de la morale contre le poëte Lucrèce. Il conférait sur ces graves sujets avec le duc de Bourgogne, vers le même temps qu’il cherchait à faire son chemin auprès de la duchesse. Au départ de l’abbé pour Rome (1706), on remarqua beaucoup « que Mme  la duchesse de Bourgogne lui souhaita un heureux voyage d’une tout autre façon qu’elle n’avait coutume de congédier ceux qui prenaient congé d’elle. » Elle s’enferma le reste du jour chez Mme  de Maintenon, les fenêtres closes, et eut une migraine à laquelle on crut peu, et qui ne finit que par beaucoup de larmes. Peu de jours après, Madame (mère du Régent), se promenant dans les jardins de Versailles, trouva sur quelque balustrade un papier contenant un distique satirique qu’elle n’eut pas la charité de supprimer. Mais on aimait tant la duchesse de Bourgogne à la Cour, que c’était comme un parti pris pour tout le monde de lui garder le secret, et de n’épargner qu’elle seule dans la médisance universelle. On étouffa les deux méchants vers, qui pour toute autre auraient trouvé mille échos. Enfin, cette véridique et terrible Madame que j’ai déjà citée sur l’article du vin, celle même qui avait trouvé les deux vers dans le jardin de Versailles, venant ici à l’appui du propos de Saint-Simon, nous dit sans plus de façon dans ses Mémoires : « A Marly, la Dauphine courait la nuit avec tous les jeunes gens dans le jardin jusqu’à trois ou quatre heures du matin. Le roi n’a rien su de ces courses nocturnes. » Voilà les raisons qui, sans que j’y tienne beaucoup, m’ont fait hasarder un doute contraire au vœu du spirituel auteur de la Notice, et élever pour ainsi dire question contre question. Après cela, je ne demande pas mieux que de conclure avec Mme  de Caylus, qui, en admettant le goût de la princesse pour M. de Nangis, se hâte d’ajouter : « La seule chose dont je doute, c’est que cette affaire soit allée aussi loin qu’on le croit, et je suis convaincue que cette intrigue s’est passée en regards, et en quelques lettres tout au plus. »

Madame Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans et grand’mère de la duchesse de Bourgogne, disait, au moment de mourir, à Monsieur, à qui elle était suspecte : « Hélas ! Monsieur, vous ne m’aimez plus, il y a longtemps ; mais cela est injuste ; je ne vous ai jamais manqué. » La duchesse de Bourgogne mourante eût-elle pu dire de même au duc de Bourgogne, si celui-ci s’était avisé d’être soupçonneux autant qu’il était confiant ? Question, encore une fois, bien chatouilleuse et délicate ! Chaque lecteur, et surtout chaque lectrice, n’a qu’à y rêver.

Une chose ne laissa pas de donner beaucoup à penser. À l’article de la mort, ayant à faire sa confession générale, la duchesse de Bourgogne refusa tout net le Père de La Rue, son confesseur ordinaire, et en désira un autre. S’il est permis d’appliquer l’examen à de telles matières, on en peut seulement conclure qu’elle n’avait pas tout dit chaque fois bien en détail au Père de La Rue, et qu’il lui coûtait trop d’avoir à réparer avec lui ces omissions légères dans une confession générale, telle que la commande à la conscience des mourants l’approche du moment suprême. Et puis elle ne se confiait peut-être pas assez à sa fidélité de confesseur et à sa discrétion du côté du roi pour lui tout dire.

Ce que Saint-Simon ne dit pas et qui n’est que piquant, c’est que le duc de Fronsac, depuis maréchal de Richelieu, qui mourut en 1788, et qui fut présenté à la Cour en 1710 (il n’avait alors que quatorze ans), avait eu aussi l’honneur de faire parler de lui à l’occasion de la duchesse de Bourgogne. Ce fut l’aventure de début de ce fat illustre. Admis dans l’intimité de la princesse et de Mme  de Maintenon, traité sur le pied d’un bel enfant espiègle et spirituel, il ne tarda pas à prendre les licences que prend cet effronté de Chérubin près de sa marraine, et s’émancipa si bien qu’il ne fallut rien moins que la Bastille pour le remettre à la raison et satisfaire la colère du roi. La duchesse était déjà morte quand il en sortit.

Au milieu de toutes ces légèretés et de ces enfances, la duchesse de Bourgogne avait des qualités sérieuses, et qui le devenaient de plus en plus avec l’âge. Elle disait agréablement un jour à Mme  de Maintenon : « Ma tante, je vous ai des obligations infinies, vous avez eu la patience d’attendre ma raison. » Elle eût sans doute été capable d’affaires et de politique. La manière dont elle sut défendre le prince son époux contre la cabale du duc de Vendôme, l’éclatante revanche qu’elle prit contre celui-ci en plein Marly, et le coup de revers par lequel elle l’évinça, font entrevoir ce qu’elle aurait pu, ce qu’elle pouvait de suivi et d’habile quand les choses lui tenaient à cœur. Les quelques lettres qu’on publie d’elle au duc de Noailles, et où elle dit qu’elle n’entend rien à la politique, prouveraient plutôt que, si elle pouvait causer plus librement que par écrit, elle aimerait très-bien à s’en mêler. Il y a même quelque chose de plus grave, et que je ne vois aucune raison de dissimuler : selon Duclos, cette enfant si séduisante, et si chère au roi, n’en trahissait pas moins l’État, en instruisant son père le duc de Savoie, redevenu alors notre ennemi, de tous les projets militaires qu’elle trouvait moyen de lire : et avec sa familiarité folâtre, avec ses entrées à toute heure et partout, elle était à la source pour cela. Le roi, ajoute l’historien, eut la preuve de cette perfidie par les lettres qu’il trouva dans la cassette de la princesse après sa mort : « La petite coquine, dit-il à Mme de Maintenon, nous trompait. »

Malgré tout, on se prend à regretter que cette princesse, enlevée à vingt-six ans, et dont la féerie naturelle avait enchanté les cœurs, n’ait pas régné à côté du vertueux élève de Fénelon. Le règne de leur fils, de ce Louis XV qui ne sut être qu’un joli enfant, et qui se montra le plus méprisable des rois, eût été heureusement ajourné. Mais à quoi bon refaire l’histoire et rétablir en idée ce qui aurait pu être ? Nous en devrions surtout être guéris de nos jours. À ce même Fontainebleau, où la jeune duchesse de Bourgogne arrivait à l’âge de onze ans, n’avons-nous pas vu arriver aussi (quand je dis nous, j’en puis d’autant mieux parler aujourd’hui que je n’en étais pas), — n’a-t-on pas vu arriver, il n’y a pas quinze ans, une jeune princesse, désirée à son tour et fêtée, également héritière du trône ? Celle-là, elle n’était pas une enfant de onze ans, elle n’avait pas seulement les grâces, elle avait l’élévation morale, le vrai mérite et les hautes vertus. À quoi tout cela a-t-il servi ? Il y a je ne sais quelle force cachée, a dit Lucrèce (ce que d’autres avec Bossuet nommeront Providence), qui semble se plaire à briser les choses humaines, à faire manquer d’un coup l’appareil établi de la puissance, et à déjouer la pièce, juste au moment où elle promettait de mieux aller.


  1. Quelque élection, déjà oubliée, et qui semblait ultra-démocratique.