Causeries du lundi/Tome II/La Religieuse de Toulouse, par Jules Janin

Causeries du lundiGarnier frèresTome deuxième (p. 103-120).

Lundi 13 mai 1850.

LA RELIGIEUSE DE TOULOUSE,
PAR
M. JULES JANIN.
(2 vol. in-8.°)

M. Janin, en composant le roman qu’il vient de publier a eu l’excellente idée, et bien digne d’un véritable homme de Lettres, de se distraire depuis deux ans du spectacle des choses publiques, du spectacle de la rue, et de chercher dans un sujet emprunté au grand siècle un oubli des misères et des ennuis du présent. Avant même de considérer quel est le sujet de ce roman, qu’il me soit permis de féliciter l’auteur de cette pensée honorable, qui lui a fait demander tout d’abord au travail et à l’étude une consolation. M. Janin est homme de Lettres ; il l’est avant, pendant et après les révolutions Il n’avait jamais cherché ni faveur ni place, ce qu’on appelle position, sous le régime où ses amis étaient tout ; il ne s’est pas jeté dans l’agitation m dans les vagues poursuites, depuis qu’il y a eu naufrage. Il ne veut d’autre position encore que celle qu’il a depuis vingt ans dans la presse, et, en pensant ainsi, il s’honore, il fait preuve de bon sens ; il fait ce que bien de grands littérateurs qui se croient graves ne font pas, il reste lui-même.

Je dis qu’il y a vingt ans que M. Janin s’est fait un genre et une manière à part, et qu’il a créé un feuilleton qui porte son cachet. Ceux qui ont tâté de ce métier (et je suis de ceux-là depuis quelque temps), et qui savent quel effort périodique il exige, apprécieront le degré de facilité et de verve, la force de tempérament (c’est le mot) qu’il a fallu à M. Janin pour y suffire tant d’années sans fatigue, sans ennui, pour se retrouver aussi à l’aise et aussi en train le dernier jour que le premier. Le créateur du feuilleton au Journal des Débats, Geoffroy, répondit une fois avec raison et fierté à l’un de ses adversaires : « Ce n’est pas une petite affaire d’amuser le public trois ou quatre fois la semaine ; d’avoir de l’esprit à volonté, tous les jours, et sur toutes sortes de sujets ; de traiter les plus sérieux d’un ton badin, et de glisser toujours un peu de sérieux dans les plus frivoles, de renouveler sans cesse un fonds usé, de faire quelque chose de rien… Je suis loin de me flatter d’avoir rempli toutes ces conditions ; je vois ce qu’il eût fallu faire, sans avoir la consolation de penser que je l’ai fait ; mais enfin, comme tout cela est fort difficile, n’avais-je pas droit à quelque indulgence ? » On serait bien malheureux, en pareil cas, d’en être réduit à réclamer l’indulgence, car le public n’en a guère ; il veut avant tout son divertissement et son plaisir. M. Janin, en le lui donnant, a commencé par y prendre le sien propre ; il s’amuse évidemment de ce qu’il écrit : c’est le moyen le plus sur de réussir, de rester toujours en veine et en haleine. Il se met donc avec joie, avec légèreté, à ce qui ferait la tâche et la corvée de tout autre. Il est là, dans ce cabinet, que dis-je ? dans cette jolie mansarde, d’où il écrit, et qu’il a eu le bon goût de ne jamais quitter, comme oiseau dans sa volière. Embrassant dans sa juridiction universelle (ce qui, je crois, ne s’était pas encore vu jusqu’à lui) tous les théâtres, jusqu’aux plus petits théâtres, obligé de parler de mille choses qui le plus souvent n’en valent pas la peine, et qui n’offrent aucune prise sérieuse ni agréable, il s’est dit de bonne heure qu’il n’y avait qu’une manière de ne pas tomber dans le dégoût et l’insipidité : c’était de se jeter sur Castor et Pollux, et de parler le plus qu’il pourrait, à côté, au dessus, à l’entour de son sujet. Il a beaucoup demandé à la fantaisie, aux hasards de la rencontre, à tous les buissons du chemin : les buissons aussi lui ont beaucoup rendu. C’est un descriptif que M. Janin, qui vaut surtout par le bonheur et par les surprises du détail. Il s’est fait un style qui, dans ses bons jours et quand le soleil rit, est vif, gracieux, enlevé, fait de rien, comme ces étoffes de gaze, transparentes et légères, que les anciens appelaient de l’air tissé. Ou encore ce style prompt, piquant, pétillant, servi à la minute, fait l’effet d’un sorbet mousseux et frais qu’on prendrait en été sous la treille.

Les défauts, il y en a beaucoup ; qui le sait mieux que lui, lui qui aime les anciens, qui les lit et relit à plaisir, et sait les goûter pour eux-mêmes ? Mais, chez les anciens aussi, il a ses antécédents et presque ses modèles ; il va les chercher, à ses instants de loisir, chez Apulée, chez Pétrone, chez Martial, et il a parlé d’eux tous avec le sentiment de quelqu’un qui les entend mieux que par la lettre et par le texte, qui en ressaisit l’essence et l’esprit, et qui est, à quelque degré, de leur descendance. Parmi les modernes en français, je lui cherche des antécédents, des prédécesseurs, et j’ai peine à en trouver. Savez-vous que c’est quelque chose dans les Lettres que d’être soi, et de n’avoir pas de modèle avéré, dût-on mériter de ne pas avoir ensuite d’imitateurs ? En cherchant bien toutefois, voici ce qui me semble. Un jour, Garat, dans sa jeunesse, alla voir Diderot déjà vieux. Au sortir de là, il se mit à écrire le récit de cette visite où le philosophe, sans le connaître, sans l’avoir vu encore, n’eut pas même l’idée de lui demander son nom, lui parla d’abord de tout, comme à un vieil ami, s’ouvrit à lui de mille plans politiques, philosophiques et autres, faisant à la fois les questions et les réponses, et ne le quitta qu’après l’avoir serré avec effusion dans ses bras. Ce charmant récit de trois ou quatre pages, très-fin, très-gai, qui exagère la réalité, qui ne va pas tout à fait jusqu’à la caricature, qui a de l’ivresse et du montant, qui semble écrit après déjeuner, est peut-être le premier échantillon, dans notre littérature, de ce genre un peu chargé, mais d’une charge légère, où Janin s’est tant joué depuis. Garat sortant de chez Diderot, Charles Nodier encore, contant quelqu’un de ses jolis contes où le fond se dérobe et où la façon est tout, ce sont presque les seuls auteurs, en français, qui me donnent quelque idée à l’avance de cette manière unique de M. Janin, quand il fait bien.

Et ne croyez pas que le bon sens manque à travers ces airs habituels de courir les champs et de battre les buissons. Bien que la critique que M. Janin affectionne soit surtout celle de fantaisie et de broderie, elle lui a servi plus d’une fois à recouvrir l’autre, la vraie critique digne de ce nom. Quand il se mêle d’avoir du bon sens, il en a, et du meilleur, du plus franc. Il a de la gaieté, du naturel, il aime Molière : ce sont là des garanties. Je noterai tel feuilleton de lui (celui du jeudi 24 décembre 1846, par exemple, sur Agnès de Méranie), duquel, après l’avoir lu, j’écrivais pour moi seul cette note que je retrouve, et que je donne comme l’expression nette de ma pensée : « Excellent feuilleton. C’est plein de bon sens et de justesse, d’un bon style et nourri de mots fins et heureux. Janin, décidément, est un vrai critique, quand il s’en donne le soin et qu’il se sent libre, la bride sur le cou. Il a le goût sain au fond et naturel, quand il juge des choses du théâtre. Il est, d’esprit aussi, comme de toute sa personne, bien portant et réjoui, un peu comme ces personnages gaillards de Molière, ces Dorine et ces Marton qu’il aime à citer, et qui disent des vérités le poing sur la hanche. » Voilà mon impression toute crue sur un des bons et solides feuilletons de ce critique qui en a tant fait de vifs et de jolis. Mais, pour que M. Janin ait tout son bon sens, il faut (je lui en demande pardon) qu’il se sente libre, qu’il n’ait pas affaire à l’un de ces noms qui, bon gré, mal gré, ne se présentent jamais sous sa plume qu’avec un cortège obligé d’éloges. Un critique ne doit pas avoir trop d’amis, de relations de monde, de ces obligations commandées par les convenances. Sans être précisément des corsaires, comme on l’a dit, nous avons besoin de courir nos bordées au large ; il nous faut nos coudées franches. M. Janin disait un jour spirituellement à une femme qui, dans une soirée, le mettait en rapport avec une quantité de personnages : « Vous allez me faire tant d’amis que vous m’ôterez tout mon esprit. »

Même quand il a affaire à ces noms illustres dont je parle et auxquels il attache aussitôt toutes sortes d’épithètes, M. Janin a une manière de s’en tirer en homme d’esprit et de marquer jusqu’à un certain point sa contrainte : il les loue trop. Il s’en fait presque une malice. Il accumule tout d’abord tant d’éloges à leur sujet, qu’il est bien aisé de sentir que cette fois l’éloge ne tire point du tout à conséquence. Oh ! que je ne voudrais pas être ainsi loué par lui, et que j’aime mieux de sa part un jugement plus sobre, plus motivé, où ce n’est plus le Janin du rôle, mais le Janin de l’entr’acte qui parle, le Janin véridique et franc du collier ! Courage ! lui dirai-je, que ce soit ce dernier qui parle souvent !

Entre tous ces feuilletons qu’il écrit depuis tant d’années et qui lui assurent une physionomie originale dans l’histoire des journaux de ce temps-ci, on ferait un choix très-agréable, très-intéressant à relire et à consulter. Jamais on n’a mieux parlé que lui de ces choses fugitives et rapides, qui pourtant ont été l’événement d’un jour, d’une heure, et qui ont vécu. Sur un brouillard du soir, sur un violoniste qui passe, sur une danseuse qui s’en va, sur une bouquetière qui meurt, il a écrit des pages délicieuses qui méritent d’être conservées. Sur Scribe, sur Balzac, sur Eugène Sue, sur Théophile Gautier, sur Méry, il a écrit des jugements rapides, nuancés, trouvés à l’heure même, qu’on ne refera pas, et qu’il faudrait découper, isoler de ce qui les entoure. Ce choix que je désire dans les feuilletons de Janin, il serait bon peut-être que ce fût un autre que lui qui se chargeât de le faire. Martial a très-bien jugé ses propres épigrammes ; pourtant, s’il avait fallu faire un choix, un triage dans un si grand nombre de pièces, est-ce Martial qui en eût été le plus capable ? Vous voyez que je dis toute ma pensée.

Mais je m’oublie à parler de l’écrivain, et le roman est là qui me rappelle. M. Janin nous raconte dans sa préface qu’à travers ses occupations de chaque semaine et les feuilles qu’il jette au vent, il voulait, lui aussi, faire son volume et son livre, qu’il avait depuis dix ans sur le chantier son œuvre capitale, son canot de Robinson. Ce devait être un livre qui aurait eu pour sujet le règne de Louis XV, et pour titre la Fin du Monde. Quand éclata la Révolution de février 1848, M. Janin sentit aussitôt qu’il ne fallait pas porter l’eau, comme on dit, à la rivière, et faire concurrence par son livre avec la fin du monde qui semblait en train d’arriver tout de bon. Il changea alors courageusement de plan et de batterie, et se mit, pour plus de contraste, à chercher un sujet dans le siècle, non plus de Louis XV, mais de Louis XIV. De là le nouveau roman qu’il nous donne, et qui a pour héroïne la Supérieure et fondatrice d’un Institut de Toulouse, lequel fut détruit en 1686, comme affilié et un peu cousin-germain du monastère de Port-Royal.

Voilà un bien grave sujet, et on se demande de quel droit le roman y peut entrer. Je dirai, avant tout, qu’autant je trouverais inconvenant et irréfléchi qu’un romancier mît le pied dans Port-Royal, ce lieu de vérité et de sérieuse grandeur, autant il lui est permis peut-être de se glisser dans la maison de Toulouse qui s’intitulait la Congrégation des Filles de l’Enfance, et qui n’offre pas les mêmes caractères de vertu et d’austérité. On va en juger par la courte narration que j’essaierai de faire, et dans laquelle je résumerai ce qu’on sait de précis sur l’histoire de cette Congrégation. On sera mieux à même ensuite de voir quel parti M. Janin en a su tirer.

Mlle  Jeanne de Juliard, fille d’un Conseiller au Parlement de Toulouse, naquit en cette ville sous Louis XIII ; elle était belle, spirituelle, et fut très-recherchée de plusieurs partis. Parmi ceux qui se mirent sur les rangs, on citait M. de Ciron, fils d’un Président au même Parlement, et qui, malgré les convenances apparentes, fut évincé. Mlle  de Juliard épousa, le 13 décembre 1646, M. de Turle, seigneur de Mondonville, fils lui-même d’un conseiller au Parlement : nous sommes en pleine robe, et il n’y a de militaires que dans le roman. Le jeune M. de Ciron n’avait pas attendu ce jour du mariage pour rompre avec le monde : voyant la ruine de ses plus chères espérances, il s’était tourné du côté de Dieu, et, dans son premier accès de douleur, il avait voulu se faire chartreux ; puis, son peu de santé s’y opposant, il s’était voué simplement à la prêtrise. Il fut ordonné sous-diacre le 22 décembre 1646, c’est-à-dire neuf jours après le mariage de celle qu’il aimait. Il s’acquit l’estime publique et devint Chancelier de l’Église et de l’Université de Toulouse. Député à Paris à l’Assemblée du Clergé de 1656 (à cette heure décisive des Provinciales), il y contracta des liaisons avec les principaux chefs du parti janséniste. Le prince de Conti, gouverneur du Languedoc, s’était converti et obéissait aux influences jansénistes lui-même ; M. de Ciron fut chargé de le diriger. Cependant Mme  de Mondonville perdit son mari après quelques années de mariage, et ce fut l’abbé de Ciron qui, comme prêtre, assista cet ancien rival dans sa maladie et jusqu’à sa mort.

Mme  de Mondonville était, tout l’atteste, une personne de tête et de capacité, ferme, altière, séduisante, ayant l’instinct et le génie de la domination. Ces femmes-là, sur le trône, s’appellent Elisabeth, Catherine. M. de Talleyrand avait surnommé la princesse Élisa, sœur aînée de Bonaparte, la Sémiramis de Lucques. Mme  de Mondonville, libre et riche, sans enfants, pensa à se créer un petit empire et à être la Sémiramis d’un monde choisi où elle régnerait.

De concert avec l’abbé de Ciron, elle posa les bases de l’Institut nouveau qu’elle prétendait fonder ; elle dressa les Constitutions de la Congrégation dite de l’Enfance, ainsi nommée parce qu’il s’agissait d’y honorer particulièrement la divine enfance de Jésus-Christ. Ce que la fondatrice voulait établir, ce n’était pas un Ordre religieux ni un cloître austère ; c’était quelque chose d’intermédiaire entre la retraite et le monde, un asile en faveur des filles qui n’auraient point de vocation pour le mariage ni pour le couvent proprement dit, et qui voudraient concilier l’éloignement du siècle avec une vie exempte de clôture et affranchie de la solennité des vœux. «Les Filles de l’Enfance, telles que les vierges chrétiennes ou les diaconesses des premiers siècles, n’étaient point enfermées dans un cloître, pour être à même de vaquer avec plus de facilité à tous les emplois de la charité que les vierges chrétiennes peuvent pratiquer honnêtement dans le monde. Elles vivaient néanmoins en commun, mais sans autres pratiques extérieures que celles que doivent observer toutes les personnes de leur sexe qui renoncent au mariage, et qui veulent mener une vie modeste et chrétienne. Elles ne faisaient d’autre vœu que le vœu simple de stabilité, mais il renfermait les trois autres, de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. » Ce vœu de stabilité revenait assez aux vœux perpétuels, mais sous un air moins formidable. La distinction des rangs, et des conditions de naissance selon le siècle, n’était pas supprimée dans cette Congrégation d’une nouvelle espèce. Il y avait trois sortes de filles : les premières, qui devaient être damoiselles de noblesse d’épée ou de robe, pouvaient seules arriver aux hautes charges du gouvernement intérieur. Les secondes devaient être des filles de condition inférieure, mais honorable encore ; celles-ci ne pouvaient prétendre qu’aux charges moindres et secondaires, sauf le cas d’une dispense extraordinaire que se réservait d’octroyer la fondatrice. Enfin, il y avait des filles du troisième rang, simples femmes de chambre et servantes, frappées d’une incapacité absolue pour tous autres emplois. On voit que les trois ordres subsistaient là comme ailleurs. Mais la Supérieure s’était fait la large part dans ce gouvernement, et l’on peut dire que tout s’absorbait en elle. Elle aussi avait dit à sa manière, en prenant possession : L’État, c’est moi. « La Supérieure, disait un des articles des Constitutions, est l’âme de la maison et le chef de tous les membres qui la composent ; toute leur vertu dépend de son influence. » Elle devait être âgée de trente ans au moins ; elle était perpétuelle. Il y avait de la reine dans la manière dont Mme  de Mondonville établissait cette domination à son usage : « La Supérieure, disait-elle, donnera une fois le mois une audience à chacune des filles qui demandera de lui parler, les accueillera avec un visage serein, les écoutera paisiblement et charitablement, gardant un juste tempérament entre la familiarité et la pesanteur d’une trop tendue conversation… Enfin, elle se comportera de telle manière qu’elle ne les renvoie jamais mécontentes, s’il est possible. » C’était la punition la plus sensible que d’être privée de sa présence. Sur quoi les railleurs avaient fait des vers satiriques, une espèce de parodie des Commandements de Dieu à l’usage des Filles de l’Enfance :

Madame seule adoreras,
Et l’Institut parfaitement.

Son beau minois tu ne verras,
Si tu fais quelque manquement…


Les confesseurs n’avaient eux-mêmes qu’un rôle secondaire et subordonné à l’influence de la Supérieure, qui tenait en main la clef des consciences. Les habits étaient simples, mais non uniformes : « On pourra indifféremment choisir du noir, du gris, du blanc, du feuille-morte ou autre couleur obscure, pour le choix de laquelle on prendra l’avis de la Supérieure, qui réglera toutes ces choses, ayant égard à l’âge, à la condition des esprits, et à la qualité des personnes. » Et pour la forme tant du linge que des habits, il semblait que, sans être tout à fait des religieuses, les Filles de l’Enfance eussent déjà pour règle le code mignon de Gresset :

Il est aussi des modes pour le voile ;
Il est un art de donner d’heureux tours
À l’étamine, à la plus simple toile.

« Elles garderont, était-il dit, un juste tempérament, qui ne fasse pas rire les fous et qui ne contriste pas les sages, qui ne les fasse pas remarquer par la légèreté de la mode, ni par le ridicule d’un usage passé… Elles seront bien propres sans curiosité, nettes sans délicatesse, et bien mises sans afféterie. » Qu’on joigne à cela de bonnes œuvres, l’éducation gratuite des jeunes filles, l’instruction des Calvinistes nouvelles converties, le soin des pauvres, et l’on aura quelque idée de cet Institut habilement concerté, fait pour séduire, attrayant, et utile peut-être, mais empreint évidemment d’un reste d’orgueil humain, et même de coquetterie mondaine. L’abbé de Ciron pouvait être lié avec quelques amis et disciples de Saint-Cyran, l’Institut fondé par Mme  de Mondonville put être persécuté à ce titre, et finalement détruit, comme une succursale que les Jansénistes avaient dans le midi de la France : mais ce n’était pas là et ce ne fut jamais l’esprit pur du sévère et intègre Port-Royal. Cela saute aux yeux, et M. Janin l’a pu tout d’abord faire remarquer.

Ce qui ne faisait pas une moindre différence, et qui ne laisse pas de surprendre au premier coup d’œil, c’est cette espèce de commerce dévot, sans rien de sensuel, on veut le croire, mais trop propre à faire jaser et sourire, entre l’abbé de Ciron, ancien prétendant, et Mme  de Mondonville, jeune encore. Ce M. de Ciron, d’ailleurs, paraît avoir été un homme vertueux, d’une charité qui se prodigua durant une peste de Toulouse. Tout indique qu’il était doux, modéré, de bon conseil, plus fait pour mitiger et retenir celle qu’il dirigeait que pour la pousser aux extrêmes. Mais il était, de concert avec elle, le directeur de la maison de l’Enfance ; il logeait dans l’enceinte de cette maison, dans l’enclos du jardin, n’ayant qu’un pas à faire pour être chez sa pénitente. Après sa mort, et peut-être de son vivant, son portrait ornait la chambre de la fondatrice ; elle lisait et relisait ses billets dont elle faisait des recueils, et qu’elle gardait précieusement. On ne peut s’étonner, après cela, qu’il ait couru des propos et des chansons à ce sujet, et l’on assure que le saint évêque d’Aleth, Pavillon, blâma M. de Ciron d’y avoir prêté par les apparences[1].

Ce fut en 1662 que l’Institut se fonda régulièrement ; mais il eut, dès sa naissance, à surmonter bien des difficultés et des obstacles. Les religieux, et particulièrement les Jésuites, qui se voyaient exclus de la direction de cet établissement, et qui n’y avaient aucun accès, essayèrent de le ruiner à diverses reprises. Quatre fois ils revinrent à la charge : une première fois, dès l’origine, en 1663 ; une seconde, en 1666, aussitôt après la mort du prince de Conti, protecteur puissant. Mme  de Mondonville fit alors un voyage à Paris, et s’y concilia d’autres protecteurs, particulièrement M. Le Tellier, qui fut plus tard Chancelier de France, et qui la soutint tant qu’il vécut. En 1682 (M. de Ciron étant mort depuis deux ans), une Fille de l’Enfance, Mlle  de Prohenques, qui s’échappa de la maison par escalade, et qui se plaignit de mauvais traitements, suscita une affaire grave dont les ennemis s’empressèrent de profiter. Mais ce ne fut qu’en 1686 que la foudre, toujours conjurée, éclata : la maison fut détruite, et la Congrégation dispersée, avec des circonstances qui excitèrent alors l’intérêt universel.

Il existe une Histoire, en deux volumes, de la Congrégation de l’Enfance, écrite par un avocat d’Avignon, Reboulet : ces volumes, qui ne manquent pas d’intérêt, ni même de quelque agrément de narration, sont malheureusement très-peu sûrs, et on y a relevé tant d’inexactitudes et d’impossibilités, l’auteur dans sa Réponse s’est défendu si faiblement et s’est laissé voir, de son propre aveu, si léger, si peu scrupuleux en matière de critique historique, qu’on ne saurait guère les considérer que comme un roman, mais un roman théologique et dressé au profit des ennemis de l’Enfance. C’est là que M. Janin a pris la plupart des noms qui figurent dans son livre ; je dis les noms, car il a donné aux personnages un tout autre caractère, et les a complètement métamorphosés. À partir d’un certain moment, l’Institut de l’Enfance étant devenu suspect, la Cour donna ordre de le surveiller étroitement et d’y introduire des espions, ce qu’on appelait dès lors des mouches. C’est l’histoire de cet espionnage, ce sont les ruses et manèges des personnages réels ou supposés qu’on y emploie, qui font les frais de la Relation de Reboulet. En fait, on chargeait surtout la maison de Toulouse et la Supérieure de deux accusations graves : 1° d’avoir donné asile à deux ecclésiastiques, poursuivis pour avoir résisté aux ordres du roi dans l’affaire dite de la Régale ; 2° d’avoir une imprimerie clandestine, d’où sortaient, au moment voulu, des placards, et même de petits pamphlets théologiques, qui se répandaient dans tout le midi de la France. On supposait que les Filles mêmes de l’Enfance avaient été façonnées à ce travail d’imprimerie. Notez qu’aucun étranger n’était admis dans l’intérieur de la maison, que tout ce petit monde était absolument dans la main de la Supérieure, et que celle-ci, malgré la rigueur dont on l’accusait, s’était fait tellement aimer de ses filles, qu’elle semblait capable de leur imposer le plus exact secret. Un secret gardé par plus de deux cents filles ! ce devait être une habile femme que Mme  de Mondonville. Il fallut donc du temps et de l’artifice pour s’informer avant de frapper. Il ne paraît pas, néanmoins, qu’on soit jamais arrivé, touchant les faits mystérieux qu’on soupçonnait, à une conviction bien établie et bien authentique ; mais le soupçon suffisait déjà. Cette suppression entrait d’ailleurs dans les plans de Louis XIV, lequel, exposant ses maximes d’État pour l’instruction particulière de son fils, a écrit : « Je m’appliquai à détruire le Jansénisme et à dissiper les Communautés où se formait cet esprit de nouveauté, bien intentionnées peut-être, mais qui ignoraient ou voulaient ignorer les dangereuses suites qu’il pourrait avoir. » La destruction de l’Institut de l’Enfance, plus ou moins retardée, n’était qu’une des applications et des conséquences de cette politique fixe de Louis XIV.

Le 12 mai 1686, quand sortit l’Arrêt du Conseil qui décrétait cette destruction, l’Institut était en pleine prospérité : la maison de Toulouse avait des ramifications dans la province ; elle renfermait, je l’ai dit, plus de deux cents filles, tant maîtresse ? que postulantes et pensionnaires, et servantes. Parmi les premières, se trouvaient beaucoup de demoiselles de qualité, Mlles  Daguesseau, de Chaulnes, de Fieubet, de Catelan. Sur la nouvelle du danger, Mme  de Mondonville courut à Paris. Déjà deux de ses voyages lui avaient si bien réussi, qu’elle comptait encore sur l’etfet de sa présence. Mais, à peine arrivée, elle reçut l’ordre du roi de se rendre à Coutances, en basse Normandie. Là, détenue comme en prison au couvent des Religieuses Hospitalières, elle n’en sortit plus, et mourut seulement en 1703 ou 1704.

Privées de leur Supérieure, ses Filles, à Toulouse, se montrèrent dignes d’elle, et soutinrent le choc des puissances, comme elles auraient soutenu un siège et un assaut. On a une Relation de ces moments suprêmes, écrite par l’une d’elles, et où respire un vif sentiment de l’innocence opprimée par l’injustice. Un tel accent, qui ne se feint pas, est la meilleure réponse à bien des accusations des ennemis. La dispersion exigeait des formalités de procédure, d’inventaire. L’archevêque de Toulouse (M. de Montpezat), en rendant son Ordonnance conformément à l’Arrêt du Conseil, aurait voulu adoucir l’exécution dans la forme, surtout en ce qui concernait les demoiselles de qualité, Mlles  de Chaulnes, Daguesseau et autres ; il leur écrivait ou leur faisait faire des compliments de condoléance sur la nécessité rigoureuse où il était de les frapper ; mais elles eurent la générosité de se refuser à tout adoucissement, et tinrent à honneur d’être traitées comme la dernière de leurs compagnes. On vint régulièrement, et en toute cérémonie, profaner la chapelle, on enleva les hosties et les vases sacrés. Les Filles de la Congrégation ne continuèrent pas moins de s’y rassembler dans leurs exercices de piété. On envoya des maçons alors pour la détruire et n’en pas laisser pierre sur pierre : elles continuèrent de se rassembler pour prier sur les décombres. Quand on envoya des soldats pour enlever d’abord quarante filles, puis une trentaine qui restaient, ce fut dans les masures de la chapelle, comme dans un fort, qu’elles allèrent se réfugier, protestant jusqu’à la fin contre la violation de leurs vœux. On avait tout employé pour les disperser, jusqu’à défendre à l’économe de leur fournir de la nourriture, et à vouloir les réduire par la famine, comme des assiégées. Mais rien n’y fit ; elles ne se rendirent pas ; il fallut la violence et les dragons de M. de Bâville pour consommer l’œuvre du Père de La Chaise. L’émotion que causèrent ces dernières scènes fut vive dans le public, et il en est resté sur cet Institut de l’Enfance une impression du genre de celles qui s’attachent aux touchantes et tragiques infortunes. À la Cour, ce fut toujours une note fâcheuse contre M. Daguesseau d’avoir eu une de ses filles à l’Enfance, et on crut que, sans cette circonstance qui lui donnait une couleur aux yeux de certaines gens, il aurait été Chancelier, comme son fils le devint depuis.

Il est assez difficile aujourd’hui, d’après l’état incomplet des documents, de se faire une idée très-précise du caractère de Mme  de Mondonville ; mais tout ce qu’on sait prouve, encore une fois, que ce dut être une personne d’une haute distinction, d’un caractère ferme, élevé, née pour le commandement, et d’une grande habileté de domination. Si la conjecture pouvait s’exercer au delà, je croirais volontiers qu’elle est venue trop tôt, et qu’elle s’est trompée de protecteurs en s’adressant aux amis et aux adhérents de Port-Royal. Il semble qu’avec les idées qui percent dans sa conduite et dans quelques articles de ses Constitutions, elle eût pu bien mieux s’entendre avec Mme  de Maintenon, avec la fondatrice de Saint-Cyr, et que si, née plus tard, elle s’était appuyée de ce côté, elle aurait trouvé un ordre d’idées plus en accord avec ses inclinations, sans aller se heurter contre l’écueil où elle a péri. Elle n’aurait pas été languir et mourir dix-huit ans dans l’exil, comme tant de souverains dépossédés, elle qui avait passé ses belles années à se créer une petite principauté et un petit trône.

Maintenant, je n’entrerai pas dans le récit du roman de M. Janin ; tout le monde le voudra lire, et mon analyse serait superflue. Il a très-bien senti et mis en relief les principaux traits du caractère de Mme  de Mondonville ; mais il n’a pas d’ailleurs visé à restituer, d’après les faits historiques connus, les autres circonstances qui seraient plus ou moins vraisemblables. Il a pris ces noms et ce cadre de l’Institut de l’Enfance comme un simple prétexte et un canevas à ses vives études et à ses goûts du moment ; il a voulu tracer, comme il dit, « un capricieux tableau d’histoire. » J’ai tant de respect, je l’avoue, pour tout ce qu’on peut savoir de vérité historique, que j’aurais préféré un récit tout simple, tout nu, de ce qu’on sait sur cette Congrégation de l’Enfance, ou du moins un récit dans lequel les circonstances inventées n’eussent paru jurer en rien avec les faits d’autre part avérés et établis. Par exemple, pour ne citer qu’un trait, il m’est impossible d’admettre, avec le romancier, que M. Arnauld bénisse à Utrecht le mariage de Mlle  de Prohenques, cette Fille de l’Enfance qui s’était enfuie par escalade, quand je lis dans un Écrit d’Arnauld lui-même qu’il ne parle d’elle que comme d’une fille apostate, et de l’homme qu’elle épouse que comme d’un grand débauché : « On voit assez, dit le sévère Docteur, que Dieu, qui tire le bien du mal, n’a permis qu’elle soit tombée dans des désordres si scandaleux et dans des contradictions si manifestes, que pour découvrir de plus en plus l’innocence des Filles de l’Enfance, et la malice de leurs adversaires, qui se sont servis du témoignage de cette apostate pour surprendre la religion du roi. » Or, après cela, comment puis-je admettre que, dans la conclusion du roman, on dise : « Du Boulay se maria dans une église d’Utrecht avec Mlle  de Prohenques… M. Arnauld bénit cette union de deux honnêtes cœurs, de deux esprits sincères ; mais l’illustre capitaine des batailles dogmatiques, qui, de près ou de loin, avait conduit toutes ces guerres, ne s’en tint pas à cette bénédiction suprême. Un livre parut bientôt au milieu de la France indignée, qui fut à la fois le châtiment des vainqueurs et la consolation des vaincus. Ce livre s’appelait le Cri de l’Innocence opprimée. » Mais c’est dans ce livre d’Arnauld précisément qu’il est parlé de Mlle  de Prohenques, et de celui qu’elle épouse, dans les termes de mépris qu’on vient de lire. Au reste, tout cela importe assez peu à l’intérêt du livre, car bien peu de gens, je crois, ont lu Arnauld, et se soucient d’aller compulser de près les documents d’alors. Le roman de M. Janin n’est pas et n’a pas voulu être un tableau sévère ; c’est une fraîche et moderne peinture, décorée de noms d’autrefois, animée des couleurs d’aujourd’hui, une trame mobile où se croisent des fils brillants, où se détachent de jeunes figures, où s’est jouée en tout honneur une amoureuse fantaisie.


  1. L’évêque d’Aleth, M. Pavillon, avait également désapprouvé, dès le principe, l’idée de mettre en corps de communauté les filles destinées à l’éducation de l’enfance. C’est ce saint évêque qui avait d’abord établi dans son diocèse des filles régentes pour l’éducation des personnes du sexe, et M. de Ciron lui avait demanda d’en envoyer quelqu’une à Toulouse pour y former d’autres maîtresses et y faire école. Mme  de Mondonville, en embrassant la pensée d’une fondation plus ambitieuse, ne suivit point les conseils de M. Pavillon ; il s’y opposa autant qu’il le put, mais inutilement : « Les Communautés, disait-il, dégénèrent toujours et ne conservent pas longtemps l’esprit de leur Institut. » ( Vie de M. Pavillon, évêque d’Aleth, tome 1er , page 166.) — À bien regarder ce passage de la Vie de M. Pavillon, qui est écrite par une plume janséniste très-pure et aussi très-circonspecte, on y voit implicitement l’aveu qu’il y eut des abus dans cet Institut de l’Enfance.