Catherine Tekakwitha/2/9

Imprimerie du Messager (p. 191-203).


CHAPITRE NEUVIÈME


Dernière maladie et mort de Catherine Tekakwitha.


Les derniers jours de la vie des saints ressemblent souvent aux derniers feux du jour, alors que le soleil s’inclinant sur l’horizon, embrase de ses flambées de pourpre et d’or le firmament qu’il va bientôt quitter.

Ce spectacle nous sera donné par Catherine Tekakwitha.

Nous devons d’abord exposer la cause de sa dernière maladie. Pour cela nous reprenons le récit du P. Cholenec, interrompu (au chapitre précédent) au moment où il dit que Catherine est morte sur la croix en abrégeant ses jours. Et voici comment :

« Cette généreuse fille, continue-t-il, environ deux ou trois mois avant sa mort, voulant s’attacher de plus en plus à la croix de son Sauveur et lui témoigner par quelque acte héroïque la passion si forte qu’elle avait de participer à ses souffrances, malgré ses maladies continuelles et comme si elle n’eût rien fait jusqu’alors ; Catherine, dis-je, s’avisa, à l’imitation du bienheureux Louis de Gonzague, dont je lui avais parlé par rencontre, d’aller amasser au bois un gros faisceau d’épines grosses et pointues, qu’elle apporta avec elle et qu’elle cacha dans la cabane.

« Le soir, tout le monde étant couché, elle parsema sa natte de ces épines ; elle se coucha dessus n’ayant que sa couverte sur le corps, et elle eut la force de se rouler toute la nuit sur ces épines. Elle en fit autant les trois nuits suivantes, avec des douleurs inimaginables, comme elle me l’avoua peu après.

« Aussi en resta-t-elle si défaite et si exténuée que son visage n’avait plus que la figure d’un mort. Nous attribuions ce changement à ses infirmités ordinaires, qui nous paraissaient augmenter visiblement de jour en jour, sans en connaître la véritable cause. Mais sa compagne (Marie-Thérèse), se doutant bien qu’il y avait quelque chose de caché là-dessous, la sut si bien tourner qu’elle lui confessa ce qu’il en était, et elle ajouta qu’elle avait la pensée de continuer jusqu’à la mort.

— Oui-dà, reprit sa compagne ; mais savez-vous bien que c’est offenser Dieu que de faire des sortes d’excès sans la permission de votre confesseur.

« Il ne fallut pas davantage à Catherine ; et l’ombre du péché fut capable de lui faire découvrir une si belle action, que, sans cette appréhension seule, elle aurait cachée toute sa vie. Elle vint donc aussitôt me trouver et elle m’aborda avec ces paroles :

— Ah ! mon Père, j’ai péché !

« Elle me raconta ensuite toute l’affaire. Quoique je l’admirasse dans mon cœur, je ne laissai pas de faire bien le fâché et de la blâmer de son imprudence ; et pour l’empêcher d’y retourner davantage, je lui ordonnai d’aller jeter ces épines au feu, ce qu’elle fit aussitôt avec une grande soumission. Car elle avait cette vertu dans un éminent degré, toujours prête à faire et à ne pas faire, également contente des deux côtés, sans aucune attache à son propre sens : marque infaillible de l’esprit de Dieu qui la gouvernait. »


On était au cœur de l’hiver de 1680. La faiblesse de Catherine allait croissant. Tant qu’elle le put elle se traîna à l’église, nous dit le P. Chauchetière ; elle y passait une partie de la journée, à genoux ou appuyée sur un banc. Incapable de s’y rendre, et demeurée seule dans sa cabane, comme il arrivait souvent aux malades, parce que leurs compagnons ou leurs compagnes étaient à la chasse ou aux champs à travailler — « elle s’entretenait avec Dieu, et c’était véritablement alors qu’elle ne le perdait jamais de vue, soit en méditant, soit en disant son chapelet », « et, ajoute le P. Cholenec, en remplaçant ses visites au saint Sacrement par des stations en esprit, unissant son immolation à celle du Sauveur ».

Un des Pères de la mission était chargé du soin des malades. Il les visitait chaque jour. Il ne pouvait assez admirer Catherine, qu’il trouvait toujours avec un visage souriant, malgré ses excessives souffrances. Il lui amenait parfois quelques enfants pour la divertir et lui procurer aussi l’agrément d’une petite instruction. Car il apportait en même temps des tableaux de l’Ancien et du Nouveau Testament qu’il expliquait fort bien.

Alors, continue le P. Chauchetière, « pour avoir plus de part à l’instruction, elle tâchait de se lever, quelque faible qu’elle fût, pour mieux voir les images. Les remerciements qu’elle lui faisait, les instances qu’elle faisait pour l’obliger à retourner bientôt, étaient les marques de la faim et de la soif qu’elle avait de la justice », ou, suivant la forte expression de saint Paul, d’« apprendre le Christ » et cela, jusque dans les derniers temps de sa vie, puisqu’elle n’avait plus que deux mois à vivre.

Le P. Cholenec raconte que, durant ces deux mois, « les souffrances de Catherine furent extraordinaires : elle était obligée de se tenir jour et nuit dans la même posture, et le moindre mouvement lui causait des douleurs aiguës. Quand ces douleurs se faisaient sentir avec le plus de vivacité, c’était alors qu’elle paraissait plus contente : s’estimant heureuse, comme elle le disait elle-même en souriant, de vivre et de mourir sur la croix, et unissant sans cesse ses souffrances à celles de son Sauveur ».

On entra bientôt dans les jours de la Semaine Sainte. Ce fut naturellement pour la malade l’occasion de demander à faire quelque pénitence spéciale, par exemple, de ne rien prendre durant tout le jour. On lui répondit que Dieu se contenterait de sa bonne volonté.

Les derniers moments de la mourante sont racontés un peu différemment par ses deux biographes, les PP. Cholenec et Chauchetière, qui furent en différents temps, comme nous l’avons dit, ses confesseurs, et tous deux les témoins oculaires de sa sainte mort. Leurs récits se complètent. Nous les fondrons ensemble.

Le Mardi saint au matin, Catherine parut faiblir beaucoup. On lui annonça qu’elle n’avait plus longtemps à vivre. Elle en montra une très grande joie. Mais lorsqu’on ajouta que le corps de Notre Seigneur allait lui être apporté en Viatique, son bonheur fut au comble.

Il existait alors à la mission une coutume bien étrange. On ne transportait jamais le Saint Sacrement à la cabane des malades. Au lieu de cela, on étendait le malade sur une écorce et, au risque de le voir mourir en chemin, on le portait à l’église, où il recevait la sainte communion.

Quand il fut question du Viatique pour Catherine, on hésita : elle était certainement trop faible pour être transportée à l’église. Alors, romprait-on avec la coutume, ou laisserait-on mourir la malade sans la suprême consolation du Viatique ? Les Pères décidèrent de passer outre à la coutume, et tout le village les approuva : l’exception était justifiée à l’égard d’une si sainte personne.

La malade ramassa tout ce qu’elle avait de forces pour recevoir dignement une dernière fois son Sauveur tant aimé. Un humble détail matériel l’inquiétait : elle confia à sa fidèle compagne que, dans sa pauvreté, elle n’avait rien pour se couvrir décemment. Aussitôt Marie-Thérèse lui apporta ce qu’il fallait.

Mais le bruit s’était répandu dans le village que le Saint Sacrement allait être porté à la cabane de Catherine Tekakwitha. Tout le monde voulut assister à cet événement extraordinaire. La foule accompagna le prêtre par respect pour Notre Seigneur et aussi, comme on se le disait les uns aux autres, pour voir mourir la sainte.

Après l’absolution générale, elle reçut dans les sentiments de la plus ardente dévotion le « Viatique du Corps de Notre Seigneur Jésus-Christ ». Son action de grâces fut pour ainsi dire une hymne de reconnaissance à Dieu, en repassant les principaux faits de sa vie, surtout depuis son baptême et sa venue à la mission.

Beaucoup de personnes voulaient se recommander à ses prières. Le P. Cholenec lui demanda de les recevoir et de leur dire quelques mots d’exhortation. Elle acquiesça aimablement. Et alors ce fut, tout le long du jour, un flux et un reflux continuel de monde auprès de sa natte. Elle entremêlait cet exercice de charité de fréquents actes d’amour de Dieu.

Le soir venu, on s’apprêta à veiller la mourante pendant la nuit. C’était, d’après la coutume, la tâche des membres de la Sainte Famille de veiller deux par deux, à tour de rôle, les malades en danger de mort. En cette occurrence ce fut à qui serait nommé.

Le missionnaire choisit deux des plus ferventes associées de la Sainte Famille. L’une d’elles était la plus jeune de la congrégation, très aimée de Catherine pour sa profonde piété. Après la prière du soir, elle demanda au Père la permission d’aller à l’entrée du bois faire quelque pénitence pour obtenir une bonne mort à celle qu’elle allait veiller. Elle y passa un quart d’heure à se mettre les épaules en sang par une rude discipline.

De sa natte la malade en eut connaissance à l’instant même. Se tournant vers l’autre veilleuse, elle la pria d’aller chercher sa compagne. Ce qu’elle fit aussitôt. Elles rentrèrent bientôt dans la cabane. Catherine se pencha à l’oreille de la plus jeune et lui dit de laisser reposer l’autre la première, parce qu’elle voulait lui dire quelque chose en secret. Elle l’encouragea alors et l’exhorta à persévérer dans le service de Dieu ; elle prierait pour elle quand elle serait au ciel ; elle finit par l’assurer qu’elle était fort agréable à Notre-Seigneur. Et comme cette personne, aussi humble que fervente, se récriait, disant qu’elle était une grande pécheresse, que Catherine ne la connaissait point. Alors, la malade la prenant par le bras, et le serrant, reprit :

— Je sais bien, ma sœur, ce que je dis ; je sais aussi le lieu d’où vous venez et ce que vous y avez fait ; allez, prenez courage, soyez sûre que vous êtes agréable aux yeux de Dieu et que je vous aiderai auprès de lui.

Le lendemain était le Mercredi Saint. C’était la veille des deux jours consacrés aux deux grands mystères de l’Eucharistie et de la Croix, les deux dévotions essentielles de la mourante.

Ce devait être son dernier jour. L’un des missionnaires en avait eu le pressentiment. Voici le témoignage explicite du P. Cholenec : « Certes je me souviens encore qu’à l’entrée de sa dernière maladie, plus de deux mois avant sa mort, un de nos Pères assura pour cette raison que Dieu la retirerait de ce monde ce jour-là même et qu’il n’en doutait nullement, pour aller célébrer au ciel ces deux grandes fêtes qui avaient fait sa principale dévotion sur la terre. »

Ce jour de sa mort, Catherine l’avait elle-même apparemment pressenti. La veille, après la réception du saint Viatique, on hâtait les préparatifs pour l’Extrême-Onction. Elle déclara au Père que rien ne pressait, qu’il pouvait attendre au lendemain. Il attendit. Le mercredi matin, elle reçut les suprêmes onctions avec une piété et une sérénité admirables.

L’heure même de sa mort paraît avoir été parfaitement connue de notre bienheureuse.

Il s’était formé, au sein même de la Sainte Famille, « une petite société de dévotion » avec Catherine, qu’on appelait encore, dix ans plus tard, les « Sœurs de Catherine ». En faisait partie la fervente Marie-Thérèse, qui avait eu, la veille, avec la malade, un long et précieux entretien.

Elles voulaient toutes être présentes à la mort de leur « Sœur ». Une difficulté s’élevait : d’un côté, la malade paraissait devoir mourir dans l’avant-midi ; de l’autre, ces personnes étaient obligées d’aller faire leur provision de bois pour les fêtes. Dans leur embarras, elles jugèrent que le mieux était de s’adresser à Catherine elle-même, qu’elle avait sans doute assez de crédit au ciel pour faire différer sa mort jusqu’à leur retour du bois. Le P. Cholenec lui en parla de leur part. Elle répondit aussitôt que ses sœurs pouvaient aller au bois, qu’elles en reviendraient à temps pour assister à sa mort.

Elle tint parole. Quand ces femmes revinrent à trois heures de l’après-midi, elle les attendait. Voici comment le P. Cholenec termine cet épisode :

« Elle attendit, raconte-t-il, qu’elles fussent entrées dans sa cabane, et la merveille que je vis moi-même de mes yeux, c’est que la dernière ne fut pas plutôt arrivée, que les ayant toutes autour d’elle à genoux, elle entra en agonie. Ainsi toutes eurent la consolation de la voir mourir, comme elles l’avaient souhaité et qu’elle le leur avait promis. »

Sur les trois heures donc, l’agonie commença, « agonie la plus douce du monde ». Peu de temps après elle perdit la parole en prononçant les noms de Jésus et de Marie. Elle entendait encore fort bien, remarquent ses deux biographes, et avait sa pleine connaissance. Aussi la voyait-on s’efforcer pour faire au moins de cœur les actes qu’on lui suggérait. Enfin, vers trois heures et demie, elle expira paisiblement, comme si elle fût entrée dans un doux sommeil.

C’était le Mercredi Saint, 17 avril 1680. Catherine Tekakwitha était dans la vingt-quatrième année de son âge. Le P. Olivaint, martyr de la Commune, aimait à répéter qu’« il faut moins de temps que de courage pour devenir un saint ».


Un quart d’heure après la mort de Catherine, un changement se produisit en elle qui jeta dans l’admiration les missionnaires et tout le village.

Le P. Cholenec va nous raconter lui-même ce fait extraordinaire.

« Dès l’âge de quatre ans, dit-il, Catherine avait eu le visage marqué de la petite vérole ; ses infirmités et ses mortifications avaient encore contribué à la défigurer. Mais ce visage si défait et si fort basané, changea tout d’un coup, environ un quart d’heure après sa mort. Et il devint en un moment si beau et si blanc, que m’en étant aperçu aussitôt (car j’étais en prière auprès d’elle), je fis un grand cri, tant je fus saisi d’étonnement ; et je fis appeler le Père qui travaillait au reposoir pour le Jeudi matin. Il y accourut et avec lui tous les sauvages, au bruit de ce prodige, que nous eûmes le loisir de contempler jusqu’à sa sépulture. »

Ce Père était le P. Chauchetière. Il ne fut pas moins émerveillé que son compagnon. « C’était, dit-il, un argument nouveau de crédibilité, dont Dieu favorisait les sauvages pour leur faire goûter la foi. »

Le P. Cholenec ajoute que le Jeudi matin, deux Français domiciliés à la Prairie de la Magdeleine, vinrent au Sault pour assister au service. Ils passèrent devant la cabane entr’ouverte de la défunte. La voyant étendue sur sa natte, avec un visage si beau et tout souriant, ils se dirent l’un à l’autre :

— Voilà une jeune femme qui dort bien paisiblement.

Mais ayant appris, un moment après, que c’était Catherine elle-même, décédée la veille, ils retournèrent à la cabane, se mirent à genoux et se recommandèrent à ses prières. Ils étaient tellement touchés de ce spectacle, qu’ils voulurent faire eux-mêmes, et sur le champ, le cercueil qui devait recueillir une si précieuse relique.

Le P. Cholenec termine à bon droit son récit par cette réflexion : « J’avoue franchement que la première pensée qui me vint alors, fut que Catherine pouvait bien être entrée en ce moment dans le ciel, et qu’elle faisait par avance rejaillir sur son corps virginal, un petit rayon de la gloire dont son âme venait de prendre possession dans la gloire. »

Qui n’entrerait dans ce sentiment, au souvenir des vertus de notre sainte ?

Le lis très pur s’était incliné un instant, sous le souffle de la mort. L’instant d’après, sous le souffle de l’Esprit divin, il se relevait dans toute sa beauté ; plus beau même, plus parfumé que jamais : indice de la magnificence que le ciel lui prodiguait déjà dans ses parvis éternels.