Catéchisme d’économie politique/1881/26

Texte établi par Charles Comte, Joseph GarnierGuillaumin (p. 148-156).
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CHAPITRE XXVI.

Des consommations privées.


Quelle différence faites-vous entre le mot Dépense et le mot Consommation ?

La dépense est l’achat qu’on fait d’une chose pour la consommer ; et comme la consommation est la suite de cet achat, les mots dépense et consommation sont souvent pris l’un pour l’autre.

Il convient cependant de remarquer que lorsqu’on achète un produit, on reçoit valeur pour valeur : celle d’une livre de bougie, par exemple, pour celle d’un écu, et qu’on est encore aussi riche après que l’achat est fait qu’auparavant ; seulement, on possède en bougie cette portion de richesse qu’on avait en écu. On commence à perdre cette richesse lorsqu’on commence à consommer la bougie ; et ce n’est que lorsque la consommation est achevée qu’on est plus pauvre d’un écu.

Ce n’est donc pas en achetant, c’est en consommant que l’on diminue son bien, comme c’est en produisant qu’on l’augmente. Voilà pourquoi, dans les familles, le caractère et les talents économiques de la femme qui dirige la plupart des consommations du ménage, servent beaucoup à la conservation des fortunes.

Qu’observez-vous en outre au sujet des dépenses ?

Que, dans les dépenses que nous faisons, ce n’est pas la valeur de l’argent qui est perdue ; l’argent est acquis par celui qui nous vend le produit, mais il n’est pas consommé ; c’est le produit acquis par nous qui est consommé, et c’est sa valeur qui est détruite. D’où il suit que la richesse des particuliers, et même la richesse du public, peuvent être dissipées, même quand la somme des monnaies reste la même ; et que c’est une illusion que de s’imaginer qu’en conservant dans une ville, dans une province, dans un pays, toujours la même somme de numéraire, on y conserve toujours la même richesse. C’est ainsi qu’un négociant serait dans l’erreur s’il se croyait toujours aussi riche, uniquement parce que, tandis qu’il dissipe son bien, il conserve dans sa caisse toujours à peu près la même somme d’argent.

Que doit-on entendre par l’économie dans les dépenses ou dans les consommations ?

On économise, soit en consacrant à une dépense reproductive une portion de son revenu que l’on pouvait consacrer à une dépense improductive (c’est ainsi que nous avons vu que l’on forme les capitaux), soit en résistant à l’attrait d’une consommation présente, pour employer cette portion de revenu à une consommation future mieux entendue ; c’est particulièrement de cette dernière économie que nous nous occupons en ce moment.

Qu’appelez-vous des consommations bien entendues ?

Ce sont celles qui procurent le plus de satisfaction en proportion du sacrifice de valeurs qu’elles occasionnent. Telles sont les consommations qui satisfont des besoins réels plutôt que des besoins factices. À égalité de valeur, des aliments sains, des vêtements propres, des logements commodes, sont des consommations mieux entendues que des aliments recherchés, des vêtements et des habitations fastueux. Il résulte plus de vraie satisfaction des premières que des autres.

Que regardez-vous encore comme des consommations bien entendues ?

La consommation des produits de la meilleure qualité en tout genre, dussent-ils coûter plus cher.

Par quelle raison les regardez-vous comme des consommations bien entendues ?

Parce que le travail qui a été employé pour fabriquer une mauvaise matière sera plus vite consommé que celui qui se sera exercé sur une bonne. Quand une paire de souliers est faite avec de mauvais cuir, la façon du cordonnier, qui est usée en même temps que les souliers, ne coûte pas moins, et elle est consommée en quinze jours, au lieu de l’être en deux ou trois mois, si le cuir eût été bon. Le transport d’une mauvaise marchandise coûte autant que celui d’une bonne, et fait beaucoup moins de profit. Les nations pauvres ont, en conséquence, outre le désavantage de consommer des produits moins parfaits, celui de les payer proportionnellement plus cher.

Quelles consommations méritent encore d’être préférées ?

La consommation des objets qui s’usent lentement procure des jouissances moins vives, mais plus durables, et l’espèce de bien-être qu’on en retire contribue davantage au bonheur. Qui oserait comparer la satisfaction que procure la vue d’un feu d’artifice, avec celle que l’on peut retirer de quelques livres choisis, exactement du même prix, et dont on jouira pendant toute la durée de sa vie, qu’on laissera même à ses enfants ?

N’y a-t-il pas un choix à faire entre les produits durables ?

Ceux qu’il convient de préférer sont ceux dont l’usage est fréquent, usuel. Il vaut mieux faire de la dépense pour rendre son logement commode, propre, agréable, que pour se procurer des bijoux, des parures dont la vanité pourra bien être fort satisfaite, mais seulement dans quelques rares occasions.

Quelle est la plus rapide de toutes les consommations ?

C’est celle que l’on fait des services personnels. Un inutile laquais, si vous évaluez à douze cents francs la dépense annuelle qu’il vous coûte autant que le service que vous rendrait un mobilier de vingt-quatre francs.

Les consommations faites en commun ne sont-elles pas fort économiques ?

Oui ; et c’est pour cela qu’elles conviennent aux personnes qui ont peu de fortune. Un seul cuisinier prépare le dîner de dix personnes comme celui d’une seule ; le même foyer devant lequel rôtit une pièce de viande, pourrait en rôtir quatre. Avec les mêmes frais, on peut donc être mieux traité si l’on vit avec d’autres hommes, que vivant isolé.

Quelles sont les consommations que vous regardez comme les plus mal entendues ?

Ce sont celles qui procurent du chagrin ou des malheurs au lieu de satisfaction. Tels sont les excès de l’intempérance ; telles sont les dépenses qui provoquent le mépris ou les vengeances.

Pourquoi a-t-on fait de l’économie une vertu ?

Parce qu’il faut avoir un certain empire sur soi-même pour résister à l’attrait d’une consommation présente, en faveur d’une consommation future dont les avantages, quoique plus grands en réalité, sont éloignés, sont vagues, et ne frappent pas les sens.

Quelle est la qualité morale qui se manifeste le plus dans l’économie ?

C’est le jugement. Il est indispensable pour apprécier l’importance des diverses consommations, et surtout de celles que pourront réclamer les besoins futurs, toujours plus ou moins incertains.

Quelle est la faute où l’on tombe quand on attribue trop d’importance à des besoins futurs et incertains ?

Dans l’avarice ; et lorsqu’on ne leur attribue pas assez d’importance, on tombe dans la prodigalité.

Lequel fait le plus de tort à la société de l’avare ou du prodigue ?

C’est le prodigue ; parce qu’après avoir dépensé tout son revenu, il ne peut vivre que sur son capital, et qu’un capital ne saurait être dépensé improductivement sans ôter un revenu à celui qui en était possesseur, de même qu’aux industrieux dont il mettait le travail en activité.

La consommation n’est-elle pas cependant favorable à la richesse des nations, en provoquant la production ?

La consommation ne saurait augmenter les richesses d’une nation, à moins de provoquer la production d’une valeur plus grande que la valeur consommée ; car ce ne peut être en détruisant de la richesse que l’on augmente la quantité des richesses. Mais comme la consommation est accompagnée d’un dédommagement, et que si l’on y perd une valeur on y gagne une satisfaction, toutes les consommations bien entendues, qui provoquent la création d’un nouveau produit, sont favorables, en ce qu’elles multiplient les satisfactions éprouvées dans la société. Un peuple qui consomme beaucoup et qui reproduit de même a plus de vie, il jouit d’une existence plus développée et d’une civilisation plus complète.

Sous ce rapport, l’épargne n’est-elle pas un mal ?

L’épargne, lorsqu’elle n’est qu’une consommation différée, ne retarde que de bien peu l’activité de la consommation ; et quant à l’épargne qui a pour objet l’augmentation des capitaux reproductifs, elle entraîne une consommation, puisqu’un capital ne peut être employé reproductivement qu’à des achats de matériaux ou de travail pour les consommer.

N’y a-t-il pas un autre avantage dans cette dernière épargne, outre qu’elle-même est une consommation ?

Oui, car ce n’est pas une consommation faite une fois pour toutes ; c’est une consommation qui se répète aussi souvent que le capital est remboursé par l’effet de la production.

Éclaircissez cela par un exemple.

Si, pour illuminer des fêtes, j’achète pour mille francs d’huile sur mon revenu de cette année, je ne retrouverai plus ces mille francs et, par conséquent, je ne pourrai pas les dépenser une seconde fois ; mais si j’emploie cette somme à éclairer des ateliers, elle sera dépensé tout de même, elle aura de même provoqué une nouvelle production d’huile, et je pourrai dépenser une seconde fois la même somme, car elle me sera remboursée par le produit qui sortira des ateliers.

La consommation reproductive n’a-t-elle pas un autre avantage ?

Elle en a un très grand, celui de mettre des producteurs en état de tirer parti de leurs services productifs. Dans le cas où mille francs d’huile auront servi à éclairer des ateliers, outre que cette valeur sera reproduite, elle le sera avec profit. Je gagnerai à cette reproduction l’intérêt de mon capital, et les travailleurs y gagneront le salaire de leurs peines.