Carnets de voyage, 1897/Orange (1865)

Librairie Hachette et Cie (p. 324-328).
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1865


ORANGE


Très vilaine petite ville, rues étroites, bossues, sales, un vieux trou de province. Et il y a une statue du comte Raimbaud II, le croisé, sentimentale et pieuse, donnée par le roi Louis-Philippe ! On sent bien ici la centralisation française et la disproportion ridicule.

Mais le théâtre est unique et il faut s’arrêter rien que pour le voir. — Évidemment il y a ici la marque d’une civilisation complète ; je ferais une étude sur Sophocle avec ce point de départ.

D’abord, voyez l’énormité de ce théâtre : quinze à seize mille personnes. Le bâtiment qui comprenait le foyer, la scène, etc., et faisait face aux spectateurs, a de trente-quatre à trente-six mètres de haut. C’est un prodigieux mur droit, rougeâtre, lézardé, formé de grands moellons gros comme le corps d’un homme. En face, adossés à la montagne, qui épargne les substructions et forme un amphithéâtre naturel, sont les gradins circulaires étagés, couverts de terre, sauf les cinq premiers rangs, mais de telle sorte que la forme des gradins est encore visible. — Trois rangées d’arcades superposées, et au-dessus un très haut mur avec les trous très nets où s’inséraient les poutres de la charpente qui faisaient le paradis, les septièmes loges.

Le gardien, qui a soixante-quinze ans, est là depuis l’âge de douze ans ; il l’a vu nettoyer sous Charles X par M. Caristie, purger de ses baraques et de ses trois cent quatre-vingts habitants ; d’en bas, lieu de la scène, il déclame des vers sur les Ruines, de Legouvé et de Chênedollé (qu’il croit vivant et de l’Institut) ; du plus haut des gradins, on les entend très distinctement, aussi nettement qu’au Théâtre-Français. Cela donne une idée bien juste de la prononciation du théâtre antique ; avec l’espèce de porte-voix retentissant qu’ils mettaient dans la bouche, les acteurs devaient être entendus très facilement. L’acoustique est parfaite, c’est l’énorme mur répercutant qui produit cette sonorité si nette.

On voit là l’œuvre naturelle d’une civilisation indigène, méridionale, appropriée au climat. La civilisation actuelle vient du Nord, appartient non à des citoyens, mais à des gens habillés, laborieux, voulant le théâtre tous les soirs, pour s’amuser, parce que dans la journée ils ont des affaires, et un spectacle réaliste, parce qu’ils sont positivistes et observateurs. — Ce théâtre, très bon à Paris, est déjà une disparate à Arles, Orange, etc. Le vrai théâtre du Midi, c’est celui-ci, en plein air, avec la magnifique lumière du ciel, fait pour des gens qui cherchent le frais dans les sombres vomitoires, qui flânent, qui dorment en plein jour sur les bancs de pierre ; qui, à cause de leur génie extérieur, décoratif, exagérateur, s’accommodent du ronflement des périodes et de la déclamation tragique.

Quelques figuiers verts, tachés de figues violettes, des grenadiers, de petits arbustes, croissent çà et là entre les débris. Une ligne de chapiteaux cassés, de fûts de colonnes, de marbres ébréchés, marque le rebord de la scène. Il semble que tout ait été pilé. Dans l’énorme mur de la façade, on distingue une colonnette d’ornementation engagée dans un creux ; de loin en loin, les points d’attache de quelque péristyle de marbre ; deux ou trois élégantes petites roses. Rien n’a subsisté que ce qui était engagé dans la serre indestructible du pesant moellon.

Du figuier au centre, vers l’Orient, on aperçoit, béant, le triple étage des voûtes croulantes, l’azur lumineux coupé et déchiré par leurs courbes ou leurs crevasses, une sorte d’échafaudage branlant, disjoint, panaché d’herbes pâles et de graminées séchées. Plus à droite, la haute muraille tournante de l’enceinte extérieure, seule et sans appui, contre le saphir ardent du ciel. Plus haut encore, la croupe de la montagne grise et fauve, et tout au sommet des débris informes, la ruine du château des comtes d’Orange. Ils avaient fait de ce cirque un des bastions de leur forteresse.

L’effet est magnifique, c’est une richesse et un amoncellement de vainqueur ; cela est aussi grand et aussi complet qu’aucune des plus belles ruines de l’Italie. Impossible d’exprimer l’effet de ces marches d’escalier réduites à un fragment informe, de ces moellons déchaussés à travers lesquels on voit le jour, de ces pierres énormes, grattées, trouées, ébréchées, écornées, pendantes, rongées au bord, plusieurs ayant perdu leur aplomb, élimées jusqu’à leurs derniers feuillets.