Carnets de voyage, 1897/Lyon (1865)
LYON
J’ai passé toute la journée à flâner dans Lyon et à respirer l’air un peu froid, humide et doux. Quel contraste avec Marseille !
Visiblement, surtout quand il s’agit de plusieurs générations et d’habitudes qui deviennent héréditaires, toute la structure et le degré de réaction de la machine humaine doivent être transformés. En Provence, sur la côte, le soleil ardent qui vous grille comme une haleine de feu, la lourde chaleur étouffante pleine d’électricité qui vous pèse sur la poitrine, le mistral aigre, ou le vent vif de la mer qui irrite les nerfs, fait rentrer la peau, blesse les yeux ; le roc nu, sec et la plaine bleue miroitante, belle comme une violette ; les horizons nets, lilas ou incandescents : tout cela est permanent. À la longue, l’homme se met en équilibre, sa machine musculaire se durcit ; il devient plus résistant, plus habitué aux extrêmes ; partant, il peut prendre le goût de contrastes plus tranchés. — En même temps il est plus excitable, la détente en lui est plus prompte et plus âpre, l’accent plus bref, plus sonore, plus voisin du cor et du hautbois. — Enfin il devient plus extérieur, moins reployé, plus épanché vers le dehors, vers les formes, les sons, le luxe, les choses voyantes, les félicités sensibles et palpables. — Mettez le même homme dans un bain continu d’air moite, tempéré, paisible : vous allez l’atténuer, l’affiner, l’adoucir.
Toutes les variations du climat, du sol, des dehors, ont leur contre-coup proportionné dans le moral. Pour expliquer ce fait, il y a deux principes : 1° la loi de sélection de Darwin : ceux-là seuls subsistent à la longue, se reproduisent et réussissent, qui sont le mieux accommodés au pays ; — un Flamand au Maroc mourra plus aisément, sera plus triste, trouvera moins facilement femme qui lui plaise qu’un Marocain ; 2o la loi bien connue d’accommodation au milieu. À mon sens, elle rentre dans celle de Darwin. — Parmi ses gestes, ses attitudes, ses idées, ses actions, par suite parmi ses habitudes, par suite parmi ses instincts et aptitudes, l’homme choisit peu à peu et forcément ce qui est conforme au milieu, le reste étant peu à peu supprimé par la gêne et la souffrance, bref, par l’incompatibilité spéciale.
Physiologiquement, l’intestin, le poumon, la peau, tout organe et molécule, est lié au reste ; partant, cet organe varie d’état par les variations de l’action de l’animal ; partant, par la tendance du type à se conserver, c’est-à-dire à répéter l’état le plus fréquent, l’état physiologique approprié à tel système d’action tend à se reproduire, ce qui explique l’accommodation du tempérament dans l’individu. — Les bras du forgeron, où se fait l’appel du sang, sont plus nourris et deviennent plus musculeux.