Carnets de voyage, 1897/De Rennes au Mans et à Tours (1863)

Librairie Hachette et Cie (p. 59-63).
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1863


DE RENNES
AU MANS ET À TOURS


Le pays change, la verdure vivante et sauvage disparaît. Plus de chênes ; l’humidité diminue, le Loir apparaît, puis la Loire.

Une grande plaine, une rivière sans lit qui déborde souvent et sèche à demi, parmi des îlots de gravier et de longs bancs de sable. Les sables foisonnent. Il y a de grandes landes plantées de petits pins.

Mais, depuis Tours surtout, rien de plus riant, qui sente mieux le bien-être et la vie facile. De belles prairies, de riches cultures, des arbres fruitiers, des peupliers en lignes ; çà et là, des maisons tranquilles. Le chanvre, le blé, les fruits abondent ; plus de sarrasin, comme en Bretagne. Ce qui achève la douceur et la gaieté du pays, c’est le ciel ; on commence à prévoir le ciel du Midi, velouté, d’un bleu rayonnant tout imprégné de lumière, semblable au plus précieux cristal. Cette belle couleur riante et caressante donne une apparence de bonheur aux arbres, aux longs espaces de champs fructueux ; le paysage entier a l’air d’un jardin, non pas exact, divisé, savamment utilisé comme l’Angleterre, mais cultivé un peu à l’aventure, avec des négligences, sans que cet heureux laisser-aller de l’homme diminue la prodigalité du sol. Quelques châteaux blancs, à jolies tourelles, bien posés comme des pigeons dans la verdure, élèvent leurs toits bleus, pointus, et des hauteurs regardent la plaine. On pense à l’heureuse vie des Valois, à Diane de Poitiers, à François Ier, à Rabelais, aux mœurs insouciantes et galantes, aux chasses, aux promenades en bateau sur les rivières éclatantes et nonchalantes. Que c’est bien ici l’endroit pour les beautés de Jean Goujon, de Germain Pilon, du Primatice, de Rosso, pour les fines têtes voluptueuses, les chignons retroussés et les élégantes jambes qui ont tant de plaisir à glisser hors de leurs jupes !

J’ai passé la nuit à Tours. Grande rue large, pleine de boutiques et de foule, toute semblable à Paris. La retraite, tambours, trompettes, passe bruyante, avec un déluge de fanfares joyeuses et vulgaires, accompagnée par tout un peuple. Nous remarquons le contraste, on est ici très loin de Rennes.

Le lendemain, nous nous sommes levés à cinq heures pour voir la cathédrale. Le portail est bien élégant, bien riche, bien ouvragé, avec deux tours qui finissent en pointe émoussée ; mais l’exagération du gothique y est trop visible. — Rien que des dentelles de pierre ; c’est du filigrane ; il n’y a pas de moulures plus fines et plus multipliées dans un joli meuble de salon. La conséquence est que rien ne tient. Quantité de jours, de fenêtres ont été bouchés pour empêcher l’écroulement ; sur la droite, de haut en bas, on a plaqué un énorme emplâtre de maçonnerie, cela est piteux. Il en est de même à Strasbourg, toute la charpente du clocher est en fer, la pierre n’est qu’un revêtement. Voilà de l’art outré, faussé. La civilisation du Moyen âge est toute pareille, brillante et creuse.

Rien de sain, les disparates foisonnent. Le chevet est une sorte de pigeonnier recouvert d’ardoises. Plusieurs contreforts enjambent la rue, comme une patte de crabe luxée, pour soutenir une saillie. — Le dedans est beau, haut et mystique. Ce que j’ai le mieux senti, ce sont les vitraux. Le soleil du matin donnait dans les grandes fenêtres du chevet comme l’aurore d’une résurrection rayonnante ; les trois rosaces commençaient à étinceler ; la queue d’un paon n’est pas plus magnifique ; mais l’effet est tout autre, douloureux, violent. Ces couleurs parlent ; elles sont toutes excessives, jaune intense, écarlate, surtout violet foncé, la plus tragique des couleurs, celle qu’on doit voir dans l’extase.

Je me souviens d’un beau groupe à Poitiers, dans la nef droite de la cathédrale et qui doit être du XVe siècle, à peu près contemporain des premières statues de Solesmes. C’est un Ensevelissement : le Christ, avec sa grande barbe, misérable ver de terre exténué par la douleur, desséché, privé de sa substance, rien que des os sous une peau flétrie et violacée de meurtrissures, les plaies collées ; — voilà Celui à qui l’on pensait quand on a fait ces rosaces.