Carnets de voyage, 1897/Amiens (1864)
AMIENS
Je me suis arrêté à Amiens pour voir la cathédrale. Les clôtures qui séparent les chapelles latérales du transept sont fort curieuses : c’est comme le hérissement et l’entrelacement d’une forêt, la même exagération que dans le Moyen âge de Gustave Doré, mais sans la verve.
Sur les parois du chœur est sculptée l’Histoire de saint Jean-Baptiste. Le bourreau est un superbe type de seigneur du XVIe siècle, admirable tête coupée du saint, les yeux clos ; quel profond sentiment de la mort ! L’abondance d’idées, l’expression de l’âme, la variété des vêtements, architectures, plantes, animaux, toute la riche acquisition de la Renaissance éclate tout d’un coup. Le bouton va s’épanouir. Tout cela était doré, colorié, resplendissant, ce devait être un éblouissement ! Rien n’y est ascétique ; le Christ nu, baptisé, a déjà un corps bien membré. C’est par le réalisme qu’on quitte le style hiératique. Il est curieux de voir finir ici le gothique, comme à Solesmes de voir recommencer le païen.
Sur le pourtour du nord, Vie de saint Firmin. Ces patronages sont beaux : chaque ville avait ainsi son petit dieu propre comme une cité grecque ; seulement le dieu grec victorieux est pour une ville de braves et de conquérants ; ici le saint souffrant est pour un troupeau de malheureux opprimés.
Mais ce qui est le plus frappant dans la cathédrale, ce sont les deux tombeaux en bronze des fondateurs : Évrard de Fouilloy (1223) et Geoffroy d’Eu (1226). Profonde et admirable immobilité de l’attitude et des traits, ils peuvent dormir ainsi toute l’éternité. Pas une idée dans ces têtes, rien de plus simple que cet esprit. — Voilà pourquoi on avait des convictions complètes ; l’homme était plus simple et partant plus fort.