Carmosine
CarmosineCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset, tome V. Comédies, iii (p. 347-384).
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ACTE DEUXIÈME


Au palais du roi. — Une salle. — Une galerie au fond.



Scène première.


PERILLO, UN OFFICIER DU PALAIS.
Perillo.

Je puis attendre ici ?

L’officier.

Oui, monsieur. En rentrant au palais, le roi va s’arrêter dans cette galerie, et toutes les personnes qui s’y trouvent peuvent approcher de Sa Majesté.

Perillo, seul.

[On ne m’avait point trompé ; Pierre conserve ici cette noble coutume que pratiquait naguère en France le saint roi Louis, de ne point celer la majesté royale, et de la montrer accessible à tous.] Je vais donc lui parler, et un mot de sa bouche peut tout changer dans mon existence. N’aurais-je pas hésité hier, n’aurais-je pas été bien troublé, bien gêné dans la cour de ce roi conquérant, qui se fait craindre autant qu’on l’aime ? Tout m’est indifférent aujourd’hui : ce palais, où habite la puissance, où règnent toutes les passions, toutes les vanités et toutes les haines, est plus vide pour moi qu’un désert. Que pourrais-je redouter auprès de ce que j’ai souffert ? Le désespoir ne vit que d’une pensée, et anéantit tout le reste.



Scène II


PERILLO, MINUCCIO.
Minuccio, marchant à grands pas.

Va dire, Amour, ce qui cause ma peine,
S’il ne me vient…

Ce n’est pas cela, — j’avais débuté autrement.

Perillo, à part.

Voici un homme bien préoccupé ; il n’a pas l’air de m’apercevoir.

Minuccio, continuant.

S’il ne me vient ou me veut secourir,
Craignant, hélas !…

Voilà qui est plaisant. — En achevant mes derniers vers, j’ai oublié net les premiers. Faudra-t-il donc refaire mon commencement ? J’oublierai à son tour ma fin pendant ce temps-là, et il ne tient qu’à moi d’aller ainsi de suite jusqu’à l’éternité, versant les eaux de Castalie dans la tonne des Danaïdes ! Et point de crayon ! point d’écritoire ! Voyons un peu ce que chantait ce pédant… Eh bien ! où diable l’ai-je fourré ?

Il fouille dans ses poches et en tire un papier.
Perillo, à part.

Ce personnage ne m’est point inconnu : est-ce l’absence ou le chagrin qui me trouble ainsi la mémoire ? Il me semble l’avoir vu quand j’étais enfant ; en vérité, cela est étrange ! j’ai oublié le nom de cet homme, et je me souviens de l’avoir aimé.

Minuccio, à lui-même.

Rien de tout cela ne peut m’être utile ; pas un mot n’a le sens commun. Non, je ne crois pas qu’il y ait au monde une chose plus impatientante, plus plate, plus creuse, plus nauséabonde, plus inutilement boursoufflée, qu’un imbécile qui vous plante un mot à la place d’une pensée, qui écrit à côté de ce qu’il voudrait dire, et qui fait de Pégase un cheval de bois comme aux courses de bagues pour s’y essouffler l’âme à accrocher ses rimes ! Aussi où avais-je la tête, d’aller demander à ce Cipolla de me composer une chanson sur les idées d’une jeune fille amoureuse ? Mettre l’esprit d’un ange dans la cervelle d’un cuistre ! Et point de crayon, bon Dieu ! point de papier ! Ah ! voici un jeune homme qui porte une écritoire…

Il s’approche de Perillo.

Pardonnez-moi, monsieur, pourrais-je vous demander ?… Je voudrais écrire deux mots, et je ne sais comment…

Perillo, lui donnant l’écritoire qui est suspendue à sa ceinture.

Très volontiers, monsieur. Pourrais-je, à mon tour, vous adresser une question ? oserais-je vous demander qui vous êtes ?

Minuccio, tout en écrivant.

Je suis poète, monsieur, je fais des vers, et dans ce moment-ci je suis furieux.

Perillo.

Si je vous importune…

Minuccio.

Point du tout ; c’est une chanson que je suis obligé de refaire, parce qu’un charlatan me l’a manquée. D’ordinaire, je ne me charge que de la musique, car je suis joueur de viole, monsieur, et de guitare, à votre service ; vous semblez nouveau à la cour, et vous aurez besoin de moi. Mon métier, à vrai dire, est d’ouvrir les cœurs ; j’ai l’entreprise générale des bouquets et des sérénades, je tiens magasin de flammes et d’ardeurs, d’ivresses et de délires, de flèches et de dards, et autres locutions amoureuses, le tout sur des airs variés ; j’ai un grand fonds de soupirs languissants, de doux reproches, de tendres bouderies, selon les circonstances et le bon plaisir des dames ; j’ai un volume in-folio de brouilles (pour les raccommodements, ils se font sans moi) ; mais les promesses surtout sont innombrables, j’en possède une lieue de long sur parchemin vierge, les majuscules peintes et les oiseaux dorés ; bref, on ne s’aime guère ici que je n’y sois, et on se marie encore moins ; il n’est si mince et si leste écolier, si puissant ni si lourd seigneur qui ne s’appuie sur l’archet de ma viole ; et que l’amour monte au son des aubades les degrés de marbre d’un palais, ou qu’il escalade sur un brin de corde le grenier d’une toppatelle, ma petite muse est au bas de l’échelle.

Perillo.

Tu es Minuccio d’Arezzo ?

Minuccio.

Vous l’avez dit ; vous me connaissez donc ?

Perillo.

Et toi, tu ne me reconnais donc pas ? As-tu oublié aussi Perillo ?

Minuccio.

Antoine ! vive Dieu ! combien l’on a raison de dire qu’un poëte en travail ne sait plus le nom de son meilleur ami ! moi qui ne rimais que par occasion, je ne me suis pas souvenu du tien !

Il l’embrasse.

Et depuis quand dans cette ville ?

Perillo.

Depuis peu de temps… et pour peu de temps.

Minuccio.

Qu’est-ce à dire ? Je supposais que tu allais me répondre : Pour toujours ! Est-ce que tu n’arrives pas de Padoue ?

Perillo.

Laissons cela. — Tu viens donc à la cour ?

Minuccio, à part.

Sot que je suis ! j’oubliais la lettre que Carmosine nous a lue ! À quoi rêve donc mon esprit ? Décidément la raison m’abandonne ; je suis plus poëte que je ne croyais. [Pauvre garçon ! il doit être bien triste, et en conscience, je ne sais trop que lui dire…]

Haut.

Oui, mon ami, le roi me permet de venir ici de temps en temps, ce qui fait que j’ai l’air d’y être quelqu’un ; mais toute ma faveur consiste à me promener en long et en large. On me croit l’ami du roi, je ne suis qu’un de ses meubles, jusqu’à ce qu’il plaise à Sa Majesté de me dire en sortant de table : Chante-moi quelque chose, que je m’endorme. — Mais toi, qui t’amène en ce pays ?

Perillo.

Je viens tâcher d’obtenir du service dans l’armée qui marche sur Naples.

Minuccio.

Tu plaisantes ! toi, te faire soldat, au sortir de l’école de droit ?

Perillo.

Je t’assure, Minuccio, que je ne plaisante pas.

Minuccio, à part.

En vérité, son sang-froid me fait peur ; c’est celui du désespoir. Qu’y faire ? Il l’aime, et elle ne l’aime pas.

Haut.

Mais, mon ami, as-tu bien réfléchi à cette résolution que tu prends si vite ? Songes-tu aux études que tu viens de faire, à la carrière qui s’ouvre devant toi ? Songes-tu à l’avenir, Perillo ?

Perillo.

Oui, et je n’y vois de certain que la mort.

Minuccio.

Tu souffres d’un chagrin. — Je ne t’en demande pas la cause, — je ne cherche pas à la pénétrer, — mais je me trompe fort, ou, dans ce moment-ci, tu cèdes à un conseil de ton mauvais génie. — Crois-moi, avant de te décider, attends encore quelques jours.

Perillo.

Celui qui n’a plus rien à craindre ni à espérer n’attend pas.

[Minuccio.

Mais si je t’en priais, si je te demandais comme une grâce de ne point te hâter ?

Perillo.

Que t’importe ?

Minuccio.

Tu me fais injure. Il me semblait que tout à l’heure tu m’avais pris pour un de tes amis. Écoute-moi, — le temps presse, — le roi va arriver. Je ne puis t’expliquer clairement ni librement ce que je pense… Encore une fois, ne fais rien aujourd’hui. Est-ce donc si long d’attendre à demain ?

Perillo.

Aujourd’hui ou demain, ou un autre jour, ou dans dix ans, dans vingt ans, si tu veux, c’est la même chose pour moi ; j’ai cessé de compter les heures.

Minuccio.

Par Dieu ! tu me mettrais en colère ! Ainsi donc, moi qui t’ai bercé lorsque j’étais un grand enfant et que tu en étais un petit, il faut que je te laisse aller à ta perte sans essayer de t’en empêcher, maintenant que tu es un grand garçon et moi un homme ? Je ne puis rien obtenir ? Que vas-tu faire ?] Tu as quelque blessure au cœur ; qui n’a la sienne ? Je ne te dis pas de combattre à présent ta tristesse, mais de ne pas t’attacher à elle et t’y enchaîner sans retour, car il viendra un temps où elle finira. Tu ne peux pas le croire, n’est-ce pas ? Soit, mais retiens ce que je vais te dire : Souffre maintenant s’il le faut, pleure si tu veux, et ne rougis point de tes larmes ; montre-toi le plus malheureux et le plus désolé des hommes ; loin d’étouffer ce tourment qui t’oppresse, déchire ton sein pour lui ouvrir l’issue, laisse-le éclater en sanglots, en plaintes, en prières, en menaces ; mais, je te le répète, n’engage pas l’avenir ! Respecte ce temps que tu ne veux plus compter, mais qui en sait plus long que nous, et, pour une douleur qui doit être passagère, ne te prépare pas la plus durable de toutes, le regret, qui ravive la souffrance épuisée, et qui empoisonne le souvenir !

[Perillo.

Tu peux avoir raison. Dis-moi, vois-tu quelquefois maître Bernard ?

Minuccio.

Mais oui,… sans doute,… comme par le passé…

Perillo.

Quand tu le verras, Minuccio, tu lui diras…]



Scène III


Les Précédents, SER VESPASIANO.
Ser Vespasiano, en entrant.

J’attendrai ! c’est bon, j’attendrai ! Messeigneurs, je vous annonce le roi.

À Minuccio.

Ah ! c’est toi, bel oiseau de passage ! Je t’ai mené hier un peu rudement, à souper chez cette petite ; mais je ne veux pas que tu m’en veuilles. Que diable, aussi ! tu t’attaques à moi, sous les regards de la beauté !

Minuccio.

Je vous assure, seigneur, que je n’ai point de rancune, et que, si vous m’aviez fâché, vous vous en seriez douté tout de suite.

Ser Vespasiano.

Je l’entends ainsi ; il y a place pour tout. Si tu t’avisais, dans ce palais, de gouailler un homme de ma sorte, on ne laisserait point passer cela ; mais tu conçois que je déroge un peu quand je vais chez la Carmosine, et qu’on n’est plus là sur ses grands chevaux.

Minuccio.

Vous êtes trop bon de n’y pas monter. S’il ne s’agissait que de vous en faire descendre…

Ser Vespasiano.

Ne te fâche pas, je te pardonne. En vérité, je joue depuis hier, en toute chose, d’un merveilleux guignon. Il faut que je t’en fasse le récit.

Perillo, à part.

Quelle espèce d’homme est-ce là ? Il a parlé de Carmosine.

Ser Vespasiano.

Je t’ai dit combien j’aurais à cœur de posséder ces champs de Ceffalù et de Calatabellotte ; tu n’ignores pas où ils sont situés ?

Minuccio.

Pardonnez-moi, illustrissime.

Ser Vespasiano.

Ce sont des terres à fruits, près de mes pâturages.

Minuccio.

Mais vos pâturages, où sont-ils ?

Ser Vespasiano.

Hé, parbleu ! près de Ceffalù et de Calata…

Minuccio.

J’entends bien, mais quand j’y ai été, autant qu’il peut m’en souvenir, il n’y avait là que des pierres et des moustiques.

Ser Vespasiano.

Calatabellotte est un lieu fertile.

Minuccio.

Oui, mais autour de ce lieu fertile, je dis qu’il n’y a…

Ser Vespasiano.

Tu es un badin. Je souhaitais d’avoir ces terres, non pour le bien qu’elles rapportent, mais seulement pour m’arrondir ; cela m’encadrait singulièrement. [Le roi, à qui elles appartiennent, se refusait à me les céder, se réservant, à ce qu’il prétendait, de m’en faire don le jour de mes noces. L’intention était galante.] Hier, sur un avis que je reçus de cette bonne dame Pâque…

Perillo.

Se pourrait-il ?…

Ser Vespasiano.

Vous la connaissez ? Ce sont de petites gens, mais de bonnes gens, chez qui je vais le soir me débrider l’esprit, et me débotter l’imagination. La fille a de beaux yeux, c’est vous en dire assez ; car si ce n’était cela…

Minuccio.

Et la dot ?

Ser Vespasiano.

Eh bien ! oui, si tu veux, la dot. Ces gens de peu, cela amasse, mais ce n’est point ce dont je me soucie. Il suffit que l’enfant me plaise ; j’en avais touché un mot à la mère, et la bonne femme s’était prosternée. Hier donc, on m’invite à souper, et je m’attendais à une affaire conclue. Devines-tu, maintenant, beau trouvère ?

Minuccio.

Un peu moins qu’avant de vous entendre.

Ser Vespasiano.

Ce bouffon-là goguenarde toujours. Eh, mordieu ! au lieu d’un festin et d’une joyeuse fiancée, voilà des visages en pleurs, une créature à demi pâmée, et on me régale d’un écrit…

Minuccio, bas à Vespasiano.

Taisez-vous, pour l’amour de Dieu !

Ser Vespasiano.

Pourquoi donc en faire mystère, quand la fillette elle-même m’a dit qu’elle n’en fait point ! Quelle épître, bon Dieu ! quelle lettre ! quatre pages de lamentations…

Minuccio, bas.

Vous oubliez que j’étais là, et que j’en sais autant que vous.

Ser Vespasiano.

Mais non, pas du tout, c’est que tu ne sais rien, car tout le piquant de l’affaire, c’est que j’avais annoncé mon mariage au roi.

Minuccio.

Et vous comptiez sur Ceffalù ?

Ser Vespasiano.

Et Calatabellotte, cela va sans dire. À présent, que vais-je répondre, quand le roi, rentrant au palais, va me crier d’abord du haut de son destrier : Eh bien ! chevalier Vespasiano, où en êtes-vous de vos épousailles ? Cela est fort embarrassant. Tu me diras qu’en fin de compte la belle ne saurait m’échapper, je le sais bien ; mais pourquoi tant de façons ? Ces airs de caprice, quand je consens à tout, sont blessants et hors de propos.

Perillo, bas à Perillo.

Minuccio, que veut dire tout ceci ?

Minuccio, bas.

Ne vois-tu pas quel est le personnage ?

Ser Vespasiano.

Du reste, ce n’est pas précisément à la Carmosine que j’en veux, mais à ses sots parents ; car, pour ce qui la regarde, son intention était bien claire en me lisant cette lettre d’un rival dédaigné.

[Minuccio.

Son intention était claire, en effet ; elle vous a dit qu’elle voulait rester fille.

Ser Vespasiano.

Bon ! ce sont de ces petits détours, de ces coquetteries aimables où l’amour ne se trompe point. Quand une belle vous déclare qu’elle ne saurait s’accommoder de personne, cela signifie : Je ne veux que de vous.]

Perillo.

Qui avait écrit, s’il vous plaît, cette lettre dont vous parlez ?

Ser Vespasiano.

Je ne sais qui, un certain Antoine, un clerc, je crois, un homme de la basoche…

Perillo.

J’ai l’honneur d’en être un, monsieur, et je vous prie de parler autrement.

Ser Vespasiano.

Je suis gentilhomme et chevalier. — Parlez vous-même d’autre sorte.

Minuccio, à ser Vespasiano.

Et moi je vous conseille de ne pas parler du tout.

À Perillo.

Es-tu fou, Perillo, de provoquer un fou ?

Perillo, tandis que ser Vespasiano s’éloigne.

Ô Minuccio ! ma pauvre lettre ! mon pauvre adieu écrit avec mes larmes, le plus pur sanglot de mon cœur, la chose la plus sacrée du monde, le dernier serrement de main d’un ami qui nous quitte, elle a montré cela, elle l’a étalé aux regards de ce misérable ! Ô ingrate ! ingénéreuse fille ! elle a souillé le sceau de l’amitié, elle a prostitué ma douleur ! Ah, Dieu ! je te disais tout à l’heure que je ne pouvais plus souffrir ; je n’avais pas pensé à cela.

Minuccio.

Promets-moi du moins…

Perillo.

Ne crains rien. Je n’ai pas été maître d’un mouvement d’impatience ; mais tout est fini, je suis calme.

Regardant ser Vespasiano qui se promène sur la scène.

Pourquoi en voudrais-je à cet inconnu, à cet automate ridicule que Dieu fait passer sur ma route ? Celui-là ou tout autre, qu’importe ? Je ne vois en lui que la Destinée, dont il est l’aveugle instrument ; je crois même qu’il en devait être ainsi. Oui, c’est une chose très ordinaire. Quand un homme sincère et loyal est frappé dans ce qu’il a de plus cher, lorsqu’un malheur irréparable brise sa force et tue son espérance, lorsqu’il est maltraité, trahi, repoussé par tout ce qui l’entoure, presque toujours, remarque-le, presque toujours c’est un faquin qui lui donne le coup de grâce, et qui, par hasard, sans le savoir, rencontrant l’homme tombé à terre, marche sur le poignard qu’il a dans le cœur.

Minuccio.

Il faut que je te parle, viens avec moi ; il faut que tu renonces à ce projet que tu as…

Perillo.

Il est trop tard.



Scène IV


Les Précédents, L’OFFICIER DU PALAIS.
La salle se remplit de monde.


L’officier.

Faites place, retirez-vous.

Ser Vespasiano, à Minuccio.

Tu es donc lié particulièrement avec ce jeune homme ? Dis-moi donc, penses-tu que je ne doive pas me considérer comme offensé ?

Minuccio.

Vous, magnifique chevalier ?

Ser Vespasiano.

Oui, il m’a voulu imposer silence.

Minuccio.

Eh bien ! ne l’avez-vous pas gardé ?

Ser Vespasiano.

C’est juste. Voici Leurs Majestés. [Le roi paraît un peu courroucé ; il faut pourtant que je lui parle à tout prix ; car tu comprends que je n’attendrai pas qu’il me somme de m’expliquer.

Minuccio.

Et sur quoi ?

Ser Vespasiano.

Sur mon mariage.]



Scène V


Les Précédents, LE ROI, LA REINE.
Le Roi.

Que je n’entende jamais pareille chose ! Ce malheureux royaume est-il donc si maudit du ciel, si ennemi de son repos, qu’il ne puisse conserver la paix au dedans, tandis que je fais la guerre au dehors ! Quoi ! l’ennemi est à peine chassé, il se montre encore sur nos rivages, et lorsque je hasarde pour vous ma propre vie et celle de l’infant, je ne puis revenir un instant ici sans avoir à juger vos disputes !

La Reine.

Pardonnez-leur au nom de votre gloire et du nouveau succès de vos armes.

Le Roi.

Non, par le ciel ! car ce sont eux précisément qui me feraient perdre le fruit de ces combats, avec leurs discordes honteuses, avec leurs querelles de paysans ! Celui-là, c’est l’orgueil qui le pousse, et celui-ci c’est l’avarice. On se divise pour un privilège, pour une jalousie, pour une rancune ; pendant que la Sicile tout entière réclame nos épées, on tire les couteaux pour un champ de blé. Est-ce pour cela que le sang français coule encore depuis les Vêpres ? Quel fut alors votre cri de guerre ? La liberté, n’est-ce pas, et la patrie ! et tel est l’empire de ces deux grands mots, qu’ils ont sanctifié la vengeance. Mais de quel droit vous êtes-vous vengés, si vous déshonorez la victoire ? Pourquoi avez-vous renversé un roi, si vous ne savez pas être un peuple ?

La Reine.

Sire, ont-ils mérité cela ?

Le Roi.

Ils ont mérité pis encore, ceux qui troublent le repos de l’État, ceux qui ignorent ou feignent d’ignorer que, lorsqu’une nation s’est levée dans sa haine et dans sa colère, il faut qu’elle se rassoie, comme le lion, dans son calme et sa dignité.

[La Reine, à demi voix aux assistants.

Ne vous effrayez pas, bonnes gens. Vous savez combien il vous aime.

Le Roi.

Nous sommes tous solidaires, nous répondons tous des hécatombes du jour de Pâques. Il faut que nous soyons amis, sous peine d’avoir commis un crime. Je ne suis pas venu chez vous pour ramasser sous un échafaud la couronne de Conradin, mais pour léguer la mienne à une nouvelle Sicile.] Je vous le répète, soyez unis ; plus de dissentiments, de rivalité, chez les grands comme chez les petits ; sinon, si vous ne voulez pas ; si, au lieu de vous entr’aider, comme la loi divine l’ordonne, vous manquez au respect de vos propres lois, par la croix-Dieu ! je vous les rappellerai, et le premier de vous qui franchit la haie du voisin pour lui dérober un fétu, je lui fais trancher la tête sur la borne qui sert de limite à son champ. — Jérôme, ôte-moi cette épée.

La foule se retire.
La Reine.

Permettez-moi de vous aider.

Le Roi.

Vous, ma chère ! vous n’y pensez pas. Cette besogne est trop rude pour vos mains délicates.

La Reine.

Oh ! je suis forte, quand vous êtes vainqueur. Tenez, don Pèdre, votre épée est plus légère que mon fuseau. — Le prince de Salerne est donc votre prisonnier ?

Le Roi.

Oui, et monseigneur d’Anjou payera cher pour la rançon de ce vilain boiteux. — Pourquoi ces gens-là s’en vont-ils ?

Il s’assoit.
La Reine.

Mais, c’est que vous les avez grondés.

[Le Roi.

Oui, je suis bien barbare, bien tyran ! n’est-ce pas, ma chère Constance ?

La Reine.

Ils savent que non.

Le Roi.

Je le crois bien ; vous ne manquez pas de le leur dire, justement quand je suis fâché.

La Reine.

Aimez-vous mieux qu’ils vous haïssent ? Vous n’y réussirez pas facilement. Voyez pourtant, ils se sont tous enfuis ; votre colère doit être satisfaite.] Il ne reste plus dans la galerie qu’un jeune homme qui se promène là, d’un air bien triste et bien modeste. Il jette de temps en temps vers nous un regard qui semble vouloir dire : Si j’osais ! — Tenez, je gagerais qu’il a quelque chose de très-intéressant, de très-mystérieux à vous confier. Voyez cette contenance craintive et respectueuse en même temps ; je suis sûre que celui-là n’a pas de querelles avec ses voisins… Il s’en va. — Faut-il l’appeler ?

Le Roi.

Si cela vous plaît.

La reine fait un signe à l’officier du palais, qui va avertir Perillo ; celui-ci s’approche du roi et met un genou en terre. [La reine s’assoit à quelque distance.]

As-tu quelque chose à me dire ?

Perillo.

Sire, je crains qu’on ne m’ait trompé.

Le Roi.

En quoi trompé ?

Perillo.

On m’avait dit que le roi daignait permettre au plus humble de ses sujets d’approcher de sa personne sacrée, et de lui exposer…

Le Roi.

Que demandes-tu ?

Perillo.

Une place dans votre armée.

Le Roi.

Adresse-toi à mes officiers.

Perillo se lève et s’incline.

Pourquoi es-tu venu à moi ?

Perillo.

Sire, la demande que j’ose faire peut décider de toute ma vie. Nous ne voyons pas la Providence, mais la puissance des rois lui ressemble, et Dieu leur parle de plus près qu’à nous.

Le Roi.

Tu as bien fait, mais tu as un habit qui ne va guère avec une cuirasse.

Perillo.

J’ai étudié pour être avocat, mais aujourd’hui j’ai d’autres pensées.

Le Roi.

D’où vient cela ?

Perillo.

Je suis Sicilien, et Votre Majesté disait tout à l’heure…

Le Roi.

L’homme de loi sert son pays tout aussi bien que l’homme d’épée. Tu veux me flatter. — Ce n’est pas là ta raison.

Perillo.

Que Votre Majesté me pardonne…

Le Roi.

Allons, voyons ! parle franchement. Tu as perdu au jeu, ou ta maîtresse est morte.

Perillo.

Non, Sire, non, vous vous trompez.

Le Roi.

Je veux connaître le motif qui t’amène.

La Reine.

Mais, Sire, s’il ne veut pas le dire ?

Perillo.

Madame, si j’avais un secret, je voudrais qu’il fût à moi seul, et qu’il valût la peine de vous être dit.

La Reine.

S’il ne t’appartient pas, garde-le. — Ce n’est pas la moins rare espèce de courage.

Le Roi.

Fort bien. — Sais-tu monter à cheval ?

Perillo.

J’apprendrai, Sire.

Le Roi.

Tu t’imagines cela ? Voilà de mes cavaliers en herbe, qui s’embarqueraient pour la Palestine, et qu’un coup de lance jette à bas, comme ce pauvre Vespasiano !

La Reine.

Mais, Sire, est-ce donc si difficile ? Il me semble que moi, qui ne suis qu’une femme, j’ai appris en fort peu de temps, et je ne craindrais pas votre cheval de bataille.

Le Roi.

En vérité !

À Perillo.

Comment t’appelles-tu ?

Perillo.

Perillo, Sire.

Le Roi.

Eh bien ! Perillo, en venant ici, tu as trouvé ton étoile. Tu vois que la reine te protège. — Remercie-la et vends ton bonnet, afin de t’acheter un casque.

Perillo s’agenouille de nouveau devant la reine, qui lui donne sa main à baiser.
La Reine.

Perillo, [tu as raison de vouloir être soldat plutôt qu’avocat. Laisse d’autres que toi faire leur fortune en débitant de longs discours.] La première cause de la tienne aura été (souviens-toi de cela) la discrétion dont tu as fait preuve1. Fais ton profit de l’avis que je te donne, car je suis femme et curieuse, et je puis te dire, à bon escient, que la plus curieuse des femmes, si elle s’amuse de celui qui parle, n’estime que celui qui se tait.

Le Roi.

Je vous dis qu’il a un chagrin d’amour, et cela ne vaut rien à la guerre.

Perillo.

Pour quelle raison, Sire ?

Le Roi.

Parce que les amoureux se battent toujours trop ou trop peu, selon qu’un regard de leur belle leur fait éviter ou chercher la mort.

Perillo.

Celui qui cherche la mort peut aussi la donner.

Le Roi.

Commence par là ; c’est le plus sage.



Scène VI


LE ROI, LA REINE, MINUCCIO, SER VESPASIANO,
plusieurs Demoiselles, Pages, etc.
Perillo, en sortant, rencontre Minuccio et échange quelques mots avec lui.
Le Roi.

Qui vient là-bas ? N’est-ce pas Minuccio, avec ce troupeau de petites filles ?

La Reine.

C’est lui-même, et ce sont mes caméristes qui le tourmentent sans doute pour le faire chanter. Oh ! je vous en conjure, appelez-le ! je l’aime tant ! personne à la cour ne me plaît autant que lui ; il fait de si jolies chansons !

Le Roi.

Je l’aime aussi, mais avec moins d’ardeur. — Holà ! Minuccio, approche, approche, et qu’on apporte une coupe de vin de Chypre afin de le mettre en haleine. Il nous dira quelque chose de sa façon.

Minuccio, à Vespasiano.

Retirez-vous, le roi m’a appelé.

Ser Vespasiano.

Bon, bon, la reine m’a fait signe.

[Minuccio, à part.

Je ne m’en débarrasserai jamais. Il est cause que Perillo s’est échappé tantôt dans cette foule.]

Un valet apporte un flacon de vin ; l’officier remet en même temps un papier au roi, qui le lit à l’écart.
La Reine.

Eh bien ! petites indiscrètes, petites bavardes, vous voilà encore, selon votre habitude, importunant ce pauvre Minuccio !

Première demoiselle.

Nous voulons qu’il nous dise une romance.

Deuxième demoiselle.

Et des tensons.

Troisième demoiselle.

Et des jeux-partis.

La Reine, à Minuccio.

Sais-tu que j’ai à me plaindre de toi ? On te voit paraître quand le roi arrive, mais dès que je suis seule, tu ne te montres plus.

Ser Vespasiano, s’avançant.

Votre Majesté est dans une grande erreur. Il ne se passe point de jour qu’on ne me voie en ce palais.

La Reine.

Bonjour, Vespasiano, bonjour.

Minuccio, à part.

Que va-t-il devenir maintenant ? Il est soldat, il faut qu’il parte.

Le Roi, lisant d’un air distrait, et s’adressant à Minuccio.

Je suis bien aise de te voir. Tu vas me conter les nouvelles. Allons, bois un verre de vin.

Ser Vespasiano, buvant.

Votre Majesté a bien de la bonté. Mon mariage n’est point encore fait.

Le Roi.

C’est toi, Vespasiano ? Eh bien ! un autre jour.

Ser Vespasiano.

Certainement, Sire, certainement.

[À part.

Il ne parle point de Calatabellotte.]

Aux demoiselles.

Qu’avez-vous à rire, vous autres ?

Première demoiselle.

Ah ! vous autres !

Ser Vespasiano.

Oui, vous et les autres. Le roi m’interroge, et je réponds. Qu’y a-t-il là de si plaisant ?

Deuxième demoiselle.

Beau sire chevalier, comment se porte votre cheval, depuis que nous ne vous avons vu ?

Troisième demoiselle.

Nous avons eu grand’peur pour lui.

Première demoiselle.

Et votre casque ?

Deuxième demoiselle.

Et votre lance ?

Troisième demoiselle.

Les avez-vous fait rajuster ?

Ser Vespasiano.

Je ne fais point de cas des railleries des femmes.

Première demoiselle.

Nous vous interrogeons, répondez ; sinon, nous dirons que vous n’êtes pas plus habile à repartir un mot de courtoisie…

Ser Vespasiano.

Eh bien ?

Deuxième demoiselle.

Qu’à parer une lance courtoise.

Ser Vespasiano, à part.

Petites perruches mal apprises !

La Reine.

Minuccio est si préoccupé qu’il n’entend pas ce qu’on dit près de lui.

Minuccio.

Il est vrai, madame, et j’en demande très humblement pardon à Votre Majesté. Je ne saurais penser depuis hier qu’à cette pauvre fille,… je veux dire à ce pauvre garçon,… non, je me trompe, c’est une romance que je tâche de me rappeler.

La Reine.

Une romance ? Tu nous la diras tout à l’heure. Mes bonnes amies veulent des jeux-partis. Fais-leur quelques demandes pour les divertir. — Ser Vespasiano.

Ser Vespasiano.

Majesté.

La Reine.

Savez-vous trouver de bonnes réponses ?

Ser Vespasiano, à part.

Encore la même plaisanterie !

Haut.

Il n’y a pas de ma faute, madame, en vérité, il n’y en a pas.

La Reine.

De quoi parlez-vous ?

Ser Vespasiano.

De mon mariage. C’est bien malgré moi, je vous le jure, qu’il n’a pas été consommé.

La Reine.

Une autre fois, une autre fois.

Ser Vespasiano.

Votre Majesté sera satisfaite.

À part.

Un autre jour, a dit le roi ; une autre fois, a ajouté la reine, et quand j’ai salué, tous deux m’ont tutoyé ; en sorte que je suis au comble de la faveur, [en même temps que je suis soulagé d’un grand poids. Dès que je pourrai m’esquiver, je vais voler chez cette belle.]

Le Roi, lisant toujours.

Voilà qui est bien. [Charles le Boiteux crie d’un côté, et Charles d’Anjou de l’autre.] — Ne parliez-vous pas de jeux-partis ?

La Reine.

Oui, Sire, s’il vous plaît d’ordonner…

Le Roi.

Vous savez que je n’y entends rien ; mais il n’importe. Allons, Minuccio, fais jaser un peu ces jeunes filles.

Tout le monde s’assoit en cercle.
Minuccio.

Lequel vaut mieux, mesdemoiselles, ou posséder ou espérer ?

Ser Vespasiano.

Il vaut beaucoup mieux posséder.

Minuccio.

Pourquoi, magnifique seigneur ?

Ser Vespasiano.

Mais parce que… Cela saute aux yeux

Première demoiselle.

Et si ce qu’on possède est une bourse vide, un nez très long, ou un coup d’épée ?

Ser Vespasiano.

Alors, l’espérance serait préférable.

Deuxième demoiselle.

Et si ce qu’on espère est la main d’une jeune fille, qui ne veut pas de vous et qui s’en moque ?

Ser Vespasiano.

Ah ! diantre ! dans ce cas-là, je ne sais pas trop…

Première demoiselle.

Il faut posséder beaucoup de patience.

Deuxième demoiselle.

Et espérer peu de plaisir.

Minuccio, à la troisième demoiselle.

Et vous, ma mie, vous ne dites rien ?

Troisième demoiselle.

C’est que votre question n’en est pas une, puisqu’on nous dit que l’espérance est le seul vrai bien qu’on puisse posséder.

La Reine.

Ser Vespasiano est vaincu. Une autre demande, Minuccio.

Minuccio.

Lequel vaut mieux, ou l’amant qui meurt de douleur de ne plus voir sa maîtresse, ou l’amant qui meurt de plaisir de la revoir ?

Les demoiselles, ensemble.

Celui qui meurt ! celui qui meurt

Ser Vespasiano.

Mais puisqu’ils meurent tous les deux…

Les demoiselles.

Celui qui meurt ! celui qui meurt !

Ser Vespasiano.

Mais on vous dit,… on vous demande…

Première demoiselle.

Nous n’aimons que les amants qui meurent d’amour !

Ser Vespasiano.

Mais observez qu’il y a deux manières…

Deuxième demoiselle.

Il n’y a que ceux-là qui aiment véritablement.

Ser Vespasiano.

Cependant…

Troisième demoiselle.

Et nous n’en aurons jamais d’autres2.

Le Roi.

Lequel vaut mieux, ou de jeunes filles sages, réservées et silencieuses, ou de petites écervelées qui crient et qui m’empêchent de finir ma lecture ? Voyons, Minuccio, où est ta viole ?

Minuccio.

Permettez, Sire, que je ne m’en serve pas. La musique de ma romance nouvelle n’est pas encore composée ; j’en sais seulement les paroles.

Le Roi.

Eh bien ! soit. — Et vous, mesdemoiselles…

Première demoiselle.

Sire, nous ne dirons plus un mot.

Ser Vespasiano, à part.

Quant à moi, j’ai assez de tensons et de chansons comme cela. Leurs Majestés m’ont ordonné de presser le jour de mes noces… Qui me résisterait à présent ? Je m’esquive donc et vole chez cette belle.



Scène VII


Les Précédents, excepté SER VESPASIANO.
La Reine, à Minuccio.

Les paroles sont-elles de toi ?

Minuccio.

Non, madame.

La Reine.

Est-ce de Cipolla ?

Minuccio.

Encore moins.

Le Roi.

Commence toujours. [Après un combat, mieux encore qu’après un festin, j’aime à écouter une chanson, et plus la poésie en est douce, tranquille, plus elle repose agréablement l’oreille fatiguée ; car c’est un grand fracas qu’une bataille, et pour peu qu’un bon coup de masse sur la tête…

Les demoiselles poussent un cri.

Silence ! Récite d’abord ta chanson ; tu nous diras ensuite quel est l’auteur. On porte ainsi un meilleur jugement.

Minuccio.

Votre Majesté se rit des principes. Que deviendrait la justice littéraire si on lui mettait un bandeau comme à l’autre ?] L’auteur de ma romance est une jeune fille.

La Reine.

En vérité !

Minuccio.

Une jeune fille charmante, belle et sage, aimable et modeste ; et ma romance est une plainte amoureuse.

La Reine.

Tout aimable qu’elle est, elle n’est donc pas aimée ?

Minuccio.

Non, madame, [et elle aime jusqu’à en mourir. Le Ciel lui a donné tout ce qu’il faut pour plaire, et en même temps pour être heureuse ; son père, homme riche et savant, la chérit de toute son âme, ou plutôt l’idolâtre, et sacrifierait tout ce qu’il possède pour contenter le moindre des désirs de sa fille ; elle n’a qu’à dire un mot pour voir à ses pieds une foule d’adorateurs empressés, jeunes, beaux, brillants, gentilshommes même, bien qu’elle ne soit pas noble. Cependant], jusqu’à dix-huit ans, son cœur n’avait pas encore parlé. De tous ceux qu’attiraient ses charmes, un seul, fils d’un ancien ami, n’avait pas été repoussé. Dans l’espoir de faire fortune, et de voir agréer ses soins, il s’était exilé volontairement, et, durant de longues années, il avait étudié pour être avocat.

Le Roi.

Encore un avocat !

Minuccio.

Oui, Sire ; [et maintenant il est revenu plus heureux encore qu’il n’est fier d’avoir conquis son nouveau titre, comptant d’ailleurs sur la parole du père, et demandant pour toute récompense qu’il lui soit permis d’espérer ;] mais pendant qu’il était absent, l’indifférente et cruelle beauté a rencontré, pour son malheur, celui qui devait venger l’Amour. Un jour, étant à sa fenêtre avec quelques-unes de ses amies, elle vit passer un cavalier qui allait aux fêtes de la reine. Elle suivit ce cavalier ; elle le vit au tournoi où il fut vainqueur… Un regard décida de sa vie.

Le Roi.

Voilà un singulier roman.

Minuccio.

Depuis ce jour, elle est tombée dans une mélancolie profonde, car celui qu’elle aime ne peut lui appartenir. [Il est marié à une femme… la plus belle, la meilleure, la plus séduisante qui soit peut-être dans ce royaume, et il trouve une maîtresse dans une épouse fidèle.] La pauvre dédaignée ne s’abuse pas, elle sait que sa folle passion doit rester cachée dans son cœur ; [elle s’étudie incessamment à ce que personne n’en pénètre le secret ; elle évite toute occasion de revoir l’objet de son amour ; elle se défend même de prononcer son nom ;] mais l’infortunée a perdu le sommeil, sa raison s’affaiblit, une langueur mortelle la fait pâlir de jour en jour ; [elle ne veut pas parler de ce qu’elle aime, et elle ne peut penser à autre chose ; elle refuse toute consolation, toute distraction ; elle repousse les remèdes que lui offre un père désolé, elle se meurt, elle se consume, elle se fond comme la neige au soleil.] Enfin, sur le bord de la tombe, la douleur l’oblige à rompre le silence. Son amant ne la connaît pas, il ne lui a jamais adressé la parole, peut-être même ne l’a-t-il jamais vue ; elle ne veut pas mourir sans qu’il sache pourquoi, et elle se décide à lui écrire ainsi :

Il lit :

Va dire, Amour, ce qui cause ma peine,
À monseigneur, que je m’en vais mourir,

Et, par pitié, venant me secourir,
Qu’il m’eût rendu la mort moins inhumaine.

À deux genoux je demande merci.
Par grâce, Amour, va-t’en vers sa demeure.
Dis-lui comment je prie et pleure ici,
Tant et si bien qu’il faudra que je meure
Tout enflammée, et ne sachant point l’heure
Où finira mon adoré souci.
[La mort m’attend, et s’il ne me relève
De ce tombeau prêt à me recevoir,
J’y vais dormir, emportant mon doux rêve ;
Hélas ! Amour, fais-lui mon mal savoir.

Depuis le jour où, le voyant vainqueur,
D’être amoureuse, Amour, tu m’as forcée,
Fût-ce un instant, je n’ai pas eu le cœur
De lui montrer ma craintive pensée,
Dont je me sens à tel point oppressée,
Mourant ainsi, que la mort me fait peur.]
Qui sait pourtant, sur mon pâle visage,
Si ma douleur lui déplairait à voir ?
De l’avouer je n’ai pas le courage.
Hélas ! Amour, fais-lui mon mal savoir.

Puis donc, Amour, que tu n’as pas voulu
À ma tristesse accorder cette joie,
Que dans mon cœur mon doux seigneur ait lu,
Ni vu les pleurs où mon chagrin se noie,
Dis-lui, du moins, et tâche qu’il le croie,
Que je vivrais si je ne l’avais vu.
Dis-lui qu’un jour une Sicilienne
Le vit combattre et faire son devoir.
Dans son pays, dis-lui qu’il s’en souvienne,
Et que j’en meurs, faisant mon mal savoir.

La Reine.

Tu dis que cette romance est d’une jeune fille ?

Minuccio.

Oui, madame.

La Reine.

Si cela est vrai, tu lui diras qu’elle a une amie, et tu lui donneras cette bague.

Elle ôte une bague de son doigt.
Le Roi.

Mais pour qui cette chanson a-t-elle été faite ? Il semble, d’après les derniers mots, que ce doive être pour un étranger. Le connais-tu ? quel est son nom ?

Minuccio.

Je puis le dire à Votre Majesté, mais à elle seule.

Le Roi.

Bon ! quel mystère !

Minuccio.

Sire, j’ai engagé ma parole.

Le Roi.

Éloignez-vous donc, mesdemoiselles. Je suis curieux de savoir ce secret. Quant à la reine, tu sais que je suis seul quand il n’y a qu’elle près de moi.

Les demoiselles se retirent au fond du théâtre.
Minuccio.

Sire, je le sais, et je suis prêt…

La Reine.

Non, Minuccio. Je te remercie d’avoir assez bonne opinion de moi pour me confier ton honneur ; mais puisque tu l’as engagé, je ne suis plus ta reine en ce moment, je ne suis qu’une femme, qui ne veut pas être cause qu’un galant homme puisse se faire un reproche.

Elle sort.
Le Roi.

Eh bien ! à qui s’adressent ces vers ?

Minuccio.

Votre Majesté a-t-elle oublié qui fut vainqueur au dernier tournoi ?

Le Roi.

Hé, par la croix-Dieu ! c’est moi-même.

Minuccio.

C’est à vous-même aussi que ces vers sont adressés.

Le Roi.

À moi, dis-tu ?

Minuccio.

Oui, Sire. Dans ce que j’ai raconté, je n’ai rien dit qui ne fût véritable. Cette jeune fille que je vous ai dépeinte belle, jeune, charmante, et mourant d’amour, elle existe, elle demeure là, à deux pas de votre palais ; qu’un de vos officiers m’accompagne, et qu’il vous rende compte de ce qu’il aura vu. Cette pauvre enfant attend la mort, c’est à sa prière que je vous parle ; sa beauté, sa souffrance, sa résignation, sont aussi vraies que son amour. — Carmosine est son nom.

Le Roi.

Cela est étrange.

Minuccio.

Et ce jeune homme à qui son père l’avait promise, qui est allé étudier à Padoue, et qui comptait l’épouser au retour, Votre Majesté l’a vu ce matin même ; c’est lui qui est venu demander du service à l’armée de Naples ; celui-là mourra aussi, j’en réponds, et plus tôt qu’elle, car il se fera tuer.

Le Roi.

Je m’en suis douté. Cela ne doit pas être ; cela ne sera pas. Je veux voir cette jeune fille.

Minuccio.

L’extrême faiblesse où elle est…

Le Roi.

J’irai. Cela semble te surprendre ?

Minuccio.

Sire, je crains que votre présence…3

Le Roi.

Ne disais-tu pas, tout à l’heure, que tu aurais parlé devant la reine ?

Minuccio.

Oui, Sire.

Le Roi.

Viens chez elle avec moi.




ADDITIONS ET VARIANTES
EXÉCUTÉES
POUR LA REPRÉSENTATION.


1. La première cause de ta fortune aura été, etc.


2.

Troisième demoiselle.

Et nous n’en aurons jamais d’autres.

Toutes les demoiselles, ensemble.

Et nous n’en aurons jamais d’autres.


3. Je crains que votre présence.

Le Roi.

J’irai, te dis-je. Je la verrai, je lui parlerai. Je ne veux pas que cette jeune fille meure ; je ne le veux pas.

Minuccio.

Il ne sera pas facile de l’en empêcher, car elle l’a résolu, et la besogne est à moitié faite. Sire, prenez garde de l’achever en cherchant à la sauver.

Le Roi.

Ne disais-tu pas tout à l’heure, etc.