Caractères et récits/01
Miss Jane était une terrible créature ; c’était en même temps Corinne et Manon. Je l’ai vue pour la dernière fois, il y a quatre ans, un soir où elle jouait Desdemona au théâtre de Covent-Garden. Ce soir-là tout le monde disait qu’elle était à l’apogée de sa beauté aussi bien que de son talent. Miss Jane avait été créée pour prouver que tous les yeux bleus n’ont pas la pureté, la tendresse, l’honnête et calme douceur d’un ciel printanier. Il n’est pas d’yeux noirs que je n’eusse défiés de l’emporter sur les siens en ardens et inquiétans mystère. De même ses cheveux blonds n’étaient pas de ceux qui se marient à la blancheur du lin, dont l’éclat a je ne sais quoi de frais et de virginal ; c’étaient des cheveux pleins de chaude lumière, comme ceux que fait tomber Giorgion sur les chairs vivantes de ses femmes. Moi, j’ai toujours pensé que Desdemona méritait un peu d’être étranglée par Othello. Évidemment, il y avait dans son ame et dans son corps ce brûlant secret de volupté perfide, que toutes les vraies filles d’Ève possèdent pour notre joie et notre tourment. On sentait dans la Desdemona de Covent-Garden tout ce qui explique l’amour et la fureur du Maure. Ce qui a inspiré à Shakspeare sa plus magnifique expression, ce mystérieux et dangereux attrait des femmes et de l’onde, triomphait dans chacun de ses regards, de ses sourires, de ses mouvemens. Les femmes la regardaient avec un intérêt curieux et jaloux. Je n’ai pas besoin de dire comment la regardaient les hommes.
J’en remarquai un dont je vois encore l’œil fixé sur la scène, avec une expression étrange de tristesse et d’ardeur : c’était le marquis William de Colbridge. À côté de lord Colbridge était sa femme, miss Mary Claforth, la plus noble, la plus honnête et la plus jolie fille de l’Ecosse. Lady Colbridge avait toute la pureté des lacs et des neiges ; mais elle avait aussi, il faut bien le dire, quelque chose de leur froideur. La pureté a souvent le malheur de s’unir avec le froid. On sentait qu’aucune passion n’avait traversé le regard limpide qui éclairait le teint reposé et uni de la marquise. Cependant lady Colbridge, ce soir-là regardait son mari avec une sorte d’inquiétude. Elle trouvait qu’il sortait au spectacle un intérêt bien vif pour un intérêt littéraire. Il va sans dire que Mary Claforth ne savait point la vie qu’avait menée William avant de l’épouser ; si elle l’avait sue !… On prétend que l’été dernier, lord B…, qui suit encore assez lestement le chemin des bonnes fortunes, quoique fort près de ses quarante ans, la lui a raconté. Nous allons la dire, nous, telle que nous la savons déjà depuis long-temps.
Lord Colbridge, à l’époque où il vit miss Jane pour la première fois, s’appelait sir William Simpton. Il ne pensait guère avoir la fortune et le titre dont il est maintenant possesseur. Son père, le colonel Simpton, était un cadet de famille qui avait fait toutes les folies classiques, y compris le mariage d’amour. Il avait laissé une femme et trois enfans à peu près sans autre héritage que son nom, c’est-à-dire le nom d’un des hommes les plus braves, mais les plus écervelés de la Grande-Bretagne. William et ses deux sœurs avaient un oncle fort riche, Henry Simpton, marquis de Colbridge, mais cet oncle était l’ennemi de leur mère, et n’avait jamais été l’ami de leur père. De plus, il avait deux fils : c’était là un oncle dont on ne parlait même pas. Il se trouva que William Simpton avait un talent. Le talent est une aumône que le ciel met quelquefois dans la besace des pauvres gens. William Simpton était sculpteur. Il y a eu des artistes gentilshommes, témoin le chevalier Van Dyck. Silr William fit en bronze et en marbre des figures qui avaient une grande élégance. On les lui payait un assez bon prix touchait d’un cœur humilié, mais fort résigné cependant.
Le fait est qu’à vingt-cinq ans William n’était pas trop malheureux ; il ne songeait guère à se brûler la cervelle que deux ou trois fois par semaine, ce qui indiquait, il y a encore quelques années, une situation d’esprit assez satisfaisante chez des jeunes gens nourris du désespoir de Werther, du vaste ennui de René et des tristesses de Child-Harold. Il avait le bonheur d’avoir une condition qui, sans être bien originale, ne ressemblait pas toutefois à celle de tout le monde : les gens qui se livrent à l’art, sans être ni ces amateurs ridicules, ni ces artistes proprement dits, qui, par leurs prétentions et leur niaiserie, les autres par leur vie bohémienne, leurs instincts de pie voleuse et leur caractère de Pantalon, appellent la déconsidération sur eux ; — ceps gens-là se rencontrent, Dieu merci, mais ne se rencontrent pas à chaque instant.
William Simpton était un galant homme, ne se souvenant hors de son atelier qu’il était artiste qu’à la façon particulière dont l’affectaient soudain certaines formes du monde extérieur et certains mouvemens du monde caché. Il était avec les hommes franc, ouvert, plutôt bienveillant que malveillant ; toutefois il n’eût as fallu dans une discussion le contredire beaucoup plus long-temps que son père, feu le colonel Simpton. Vis-à-vis des femmes, il était d’une grande douceur, d’une grande sûreté et malheureusement pour lui d’une grande tendresse. Il avait une nature amoureuse. Il pensait sérieusement tout ce que d’autres disent par habitude et façon de parler. Ainsi il croyait que l’amour peut vraiment brûler le cœur d’une vraie flamme, il était convaincu qu’avec tout le sang de ses veines on ne paie pas assez chèrement la mystérieuse, l’idéale et pourtant la si réelle conquêtes de ces jolies fleurs vivantes auxquelles tant d’enchantemens sont attachés. Enfin, il était un jeu romanesque ; mais, s’il n’y avait pas de roman dans la vie, que ferions-nous de maintes choses charmantes, des vieux châteaux, par exemple, des chants d’oiseaux, du clair de lune et du printemps ?
C’est par un clair de lune et au mois de mai que commença le roman de William. On sait que le mois de mai est à Londres le mois mondain. Du reste, mois de mai, clair de lune et charme du monde ne se faisaient guère sentir dans l’endroit où sir William se trouvait le soir dont il est question. Cet endroit était une de ces tavernes chères au prince Henri quand il traînait encore la débauche après lui sous la forme ventrue de Falstaff. William, assis à l’écart, fumait sa pipe et buvait de la bière. Il goûtait d’abord ce plaisir compliqué que, les artistes trouvent dans les tavernes, les lieux où, grace à la pipe et au vin, il y a le plus de fumée et de rêverie, plus un autre plaisir encore qui me fait préférer le sort de ce bandit pour qui l’homme inventa la potence et la providence les vautours, à celui de cette jolie miss pour qui ont été créés la famille, le sourire, les tartines de pain et de beurre et les tasses de thé. William Simpton jouissait du plaisir d’être là où nul ne vous sait, nul ne vous cherche, où vous êtes allé sans savoir pourquoi. Il n’y avait qu’un instant il avait quitté sa famille ; il avait laissé ses deux sœurs et sa mère dans la clarté de la lampe, et il avait respiré cet air libre de la rue qui nous a fait pousser à tous, à certaines heures, en sortant de certaines réunions convenables, dîners d’appart, soirées domestiques, des hurrahs si triomphans. Il s’était trouvé à la porte d’une taverne, il avait regardé à la vitre, l’aspect des buveurs l’avait séduit, et il était entré.
Un homme s’approcha de lui au moment où il s’asseyait devant un pot de bière. William reconnut dans cet homme M. Peler Croogh, le propriétaire de la maison qu’il habitait. Peter Croogh était une de ces créatures humaines qui ont de grandes chances pour parvenir à quatre-vingts ans, parce qu’elles n’ont aucune raison pour exister. Il avait près de cinquante ans alors ; il avait eu ce qu’on nomme une figure agréable ; mais aucune expression généreuse ou élevée ne se peinait sur ses traits, d’où tout charme s’était retiré. Peter Croogh avait mené une vie de plaisir, mais de plaisir sans audace et sans grandeur. Jamais la fortune, qu’il avait toujours poursuivie sans hardiesse, ne lui avait donné assez d’or pour figurer dans les fêtes royales de la volupté. Il avait gagné à diriger tour à tour des théâtres et des journaux qui faisaient faillite quelque argent vite et sottement dépensé. Maintenant il ne lui restait plus rien que la maison où demeurait William, vieille maison sise en un quartier désert, une santé ruinée et un cœur plus ruiné encore. Dans ce cœur, cependant, fleurissait le sentiment jeune et vivace par excellence : Peter Croogh était amoureux. Il y avait de cela quatre ans, une pauvre famille était venue loger sous le toit de sa maison, dans une chambre où avaient peine à tenir une paillasse et un fourneau. Cette famille se composait d’un homme qui avait été boxeur, plus contrebandier, et qui enfin s’était fait vendeur de contre-marques à la porte de Covent-Garden, d’une de ces horribles et douloureuses créatures perdues de souffrances et de misère que nous appelons des femmes, et qui pourtant n’ont plus de sexe, enfin d’une jeune fille de quatorze ans, belle sous ses haillons comme la filleule d’une fée. Peter Croogh regardait cette jeune fille avec plaisir, quand il la rencontrait dans l’escalier. Un jour, il lui parla, et f ut frappé du son harmonieux et doux de sa voix. Il se demanda, en s’établissant dans son fauteuil à l’heure où il fumait sa pipe, ce qu’on pourrait faire de cette enfant-là, et, comme il avait été directeur de théâtre, il pensa tout naturellement qu’on pourrait en faire une actrice. Au bout de quelques jours, il avait mis la petite en pension chez un vieux comédien de ses amis, M. Nipp. Quelle vie avait menée la protégée de Peter Croogh avant son entrée chez M. Nipp, c’est un de ces mystères que pourraient nous expliquer ceux-là qui se sont faits récemment les Colomb de ce monde formidable, si long-temps oublié, de l’indigence et du vice. Le fait est que l’élève de M. Nipp semblait n’avoir jamais connu ce séjour que nous avons tous fait plus ou moins long dans le jardin de l’innocence. Chose effrayante, aucun sentiment ne l’étonnait, même la candeur. Quand elle prenait le regard dOphélie, elle vous faisait respirer des fleurs d’oranger, elle rendait virginale l’ame de ce pauvre Peter Croogh ; puis, un instant après, le dard du serpent sortait de ses yeux bleus à reflets d’or. Eh bien ! ils étaient là deux vieux fous à aimer cette mystérieuse et malicieuse créature, le comédien Nipp et Peler Croogh.
Saules et buissons, cachez-nous les mains blanches, lorsqu’elles s’unissent aux pattes de bouc ! On prétend que ce vieux Nipp… j’en serais indigné, mais je n’en sais rien ; ce que je sais, c’est que Peter Croogh, étant encore beaucoup plus amoureux que le comédien, fut, à coup sûr, beaucoup plus maltraité. Le brave homme, au lieu d’un joli chat dont la délicate fourrure et les caresses mignardes auraient réjoui ses vieilles années, avait nourri un tigre qui lui dévorait le cœur. Si elle avait eu le moindre besoin d’enflammer Peter Croogh, cette mauvaise beauté, elle se fût jetée à son cou ; que lui importait ? De qui recueillait ses caresses, elle ne se souciait guère plus que le prodigue de qui recueille son or ; mais Peter Croogh était bien assez enflammé. En lui refusant toute faveur, elle ne le détachait point d’elle, et elle le faisait souffrir. La cruauté a toujours été le goût dominant de ce tyran aux cheveux d’or, comme Néron qu’on appelle, miss Jane ; car on a certainement deviné que je parle de miss Jane.
Quoi qu’il en soit, Croogh était plus épris que jamais de sa protégée, et plus que jamais il était loin d’elle. Depuis que la belle avait eu cet immense succès dont le bruit franchit la Tamise, depuis qu’elle était entrée dans les pays lumineux de la fortune et de la gloire, c’était à peine si elle reconnaissait son vieil amoureux. Elle avait par excellence la nature ingrate et oublieuse, et puis le fait est que ce malheureux Croogh était d’un aspect chaque jour plus fâcheux. La mélancolie est si importune et si triste dans des yeux éraillés ! L’affection silencieuse et plaintive du bonhomme, au lieu de toucher miss Jane, l’ennuyait, et cette affection-là pourtant était encore, après tout, le seul titre du pauvre diable à être reçu chez la comédienne ; car, dans ce monde étincelant que voient se créer autour d’eux le talent et la beauté, au milieu des hommes jeunes, bien faits, spirituels, nobles, riches, que pouvait apporter Peter Croogh, si ce n’est son amour, et qui n’était pas amoureux de miss Jane ?
Enfin, Croogh était cependant toléré quelquefois. Quand il allait voir l’actrice en sa loge après quelques grands succès, à ces heures où, avec une munificence royale, les souveraines de théâtre accordent à tout le monde la vue de leur visage triomphant, Peter était admis avec la foule. Il attendait humblement son tour dans le baisemain, et il lui arrivait de temps en temps, en effleurant de ses lèvres des doigts qui se retiraient précipitamment, d’obtenir un regard ou un mot. Deux jours avant celui où il aborda William Simpton, Peter avait échangé plusieurs phrases avec sa divinité. Au moment où il approchait de sa bouche la main de la comédienne en s’écriant : — Quel philtre amoureux, vous nous avez fait boire à tous ce soir dans votre rôle d’Ophélia ! — miss Jane disait à un jeune lord : — Je voudrai avoir ma statuette faite par William Simpton. – Voulez-vous, miss, s’empressa de dire Peter, que je vous amène sir Villiam Simpton ? C’est un jeune homme un peu sauvage, mais fort aimable, qui demeure dans ma maison. Jane avait répondu : — Volontiers, — de ce ton indolent que prennent les femmes faites comme elle, quand elles voient la possibilité d’accomplir sur-le-champ le désir qu’elles viennent de former. Et maintenant on comprendra pourquoi M. Croogh dit à William en l’abordant : — Je bénis le hasard qui a porté vos pas ici, monsieur William. Hier le logis que vous avez le moins hanté, n’est-ce pas, c’est le vôtre. J’ai vainement heurté à la porte de votre chambre et à celle de votre atelier. J’avais à vous parler, monsieur William, d’une belle dame, d’une femme célèbre…
— De miss Jane, interrompit William, qui savait combien était restreint le nombre des belles dames et des femmes célèbres que connaissait Peter Croogh.
— Oui, de miss Jane. Elle a envie de voir ses traits divins reproduits par votre ciseau. Si vous le voulez, je vous conduirai ce soir à sa loge.
C’était une bonne fortune que Simpton n’avait aucune raison de refuser. Il n’appartenait pas à cette race exécrable d’artistes qui vont s’installer dans le monde devant les beautés à la mode avec des regards extatiques ou enflammés voulant dire : — Que j’aurais de plaisir à rendre tous ces charmes pour une bonne somme de guinées ! — mais l’idée d’avoir à faire une jolie statuette bien payée ne lui paraissait une idée triste. — Allons, soit, dit-il à Peter, conduisez-moi à miss Jane. — Et la fatalité, sous la forme de Peter Croogh, mena William Simpton chez celle qui devait brûler sa vie.
Il y avait réunion nombreuse dans la loge de miss Jane quand Peter Croogh et William Simpton y pénétrèrent. L’illustre actrice venait de jouer pour la seconde fois dans Hamlet le rôle d’Ophélie, et son succès, à cette seconde épreuve, avait encore dépassé celui qu’elle avait obtenu à la première. Des monceaux de bouquets odorans s’élevaient dans tous les coins de sa loge. C’était à peine si l’on pouvait remuer dans cette petite pièce où s’agitait une foule de courtisans empressés rappelant les foules de Versailles ou de Windsor.
Miss Jane était assise sur un petit sofa en velours cramoisi qui faisait ressortir l’éclatante blancheur de sa toilette. Elle était encore en son costume d’Ophélie, mais de ce personnage virginal elle n’avait gardé que la parure. Une expression hardie, impérieuse, triomphante, avait remplacé dans ses yeux cette expression de candeur profonde et de jeune songerie qui tout à l’heure éveillait au fond de toutes les ames l’essaim des rêves printaniers. Il n’y avait qu’un instant, une secrète et merveilleuse harmonie existait et entre l’innocente mélancolie de son visage et la couronne de fleurs blanches qui entourait son front. Maintenant il n’y avait plus rien de commun entre l’expression ardente de ses traits et cette pâle guirlande. Je crois vraiment qu’à cette transformation miss Jane avait gagné, bien loin de perdre, en irrésistible attrait.
C’était ce que pensaient, à coup sûr, tous ceux qui l’entouraient ; c’était même ce que lui disait le beau que Lionel de Norforth d’une façon qui semblait la charmer et qui n’avait rien de piquant cependant, car l’esprit n’était certes pas l’apanage de ce brillant seigneur ; mais il était jeune et de haute naissance, il avait un grand nom et toutes ses dents, que laissait voir à chaque instant un vaste sourire amené par une vaste sottise. Il était de ces hommes qui poussent certains auteurs élégiaques à dire toutes sortes de choses désagréables au ciel sur la répartition injuste de ses faveurs, et qui égaient ou ennuient tout simplement les honnêtes gens suivant que ceux-ci sont disposés à prendre le ridicule de bonne ou de mauvaise humeur. Ces hommes-là sont toujours fort bien accueillis par une espèce de femmes très charmantes et très nombreuses, j’entends par ces créatures de plaisir qui excitent l’attendrissement des poètes râpés et malades, et qui, elles, ne s’attendrissent guère sur eux.
— Sur l’honneur, s’écriait Lionel, je vous préfère, vous, miss Jane, à toutes les femmes qu’a créées William Shakspeare. Je suis enchanté quand vous sortez de leurs corps pour rentrer dans le vôtre.
— Certes, dit alors d’un ton à la fois grave et fleuri un personnage qui était assis à côté de la comédienne avec une physionomie maritale, un air de béatitude et d’autorité ; certes, miss Jane est ravissante, je le trouve plus que personne, quand elle est elle-même, mais évidemment elle nous fait éprouver des jouissances d’un ordre plus élevé quand, confondant sa pensée avec celle des grands maîtres, elle mêle à sa vie l’existence idéale de leurs créations. Ainsi, dans ce personnage d’Ophélie, si chaste, si rêveur, si…
— Ah ! c’est vous, Peter, fit miss Jane au milieu de cette tirade qu’elle semblait heureuse d’interrompre ; est-ce par hasard M. Simpton qui se tient derrière vous ?
— Oui, miss, répondit Croogh, je vais vous le présenter officiellement. — Et, prenant William par la main : — J’ai l’honneur de vous présenter, miss Jane, mon jeune ami sir William Simpton. Aussi distingué par son talent que par sa naissance, sir William…
— Monsieur Simpton, interrompit miss Jane en tendant la main à l’artiste avec un laisser-aller où se mêlaient deux puissans attraits : l’étourderie capricieuse d’une jolie femme et la grace expansive d’une actrice ; monsieur Simpton, vous me connaissez, je l’espère, et je vous connais aussi. Sautons la préface de Peter Croogh, et commençons tout de suite le livre d’amitié. Tenez, pour que je voie d’abord votre façon de me juger, dites-moi à qui vous donnez raison de ces messieurs ? Il s’agit de savoir si je vaux mieux quand je suis moi-même ou quand je suis un personnage de Shakspeare. Le duc de Norforth, que j’ai soupçonné toujours d’être très illettré, m’aime mieux quand je suis miss Jane. Je plais plus à lord Damville, dont vous connaissez bien certainement le goût pour les lettres, quand je suis Juliette ou Ophélie.
— Eh ! miss, dit Simpton, sur la scène ou hors de la scène, faisant tourner des milliers de têtes ou n’en faisant tourner que deux ou trois, vous êtes toujours vous-même. Ce n’est pas Shakspeare qui vous anime, c’est vous qui animez Shakspeare. La rêverie candide d’Ophélie, la mélancolique tendresse de Juliette, vous les avez, comme vous avez cet entrain plein de charme que je ne connaissais pas, mais que je vais me mettre à adorer.
— Ah ! sir William, nous autres, reines de théâtre, nous sommes donc aussi malheureuses que les véritables reines. Ce n’est pas un ami, c’est un flatteur que vous m’avez amené, Peter Croogh.
Puis, quittant les notes tendrement boudeuses que sa voix venait de prendre, elle ajouta d’un ton de fantasque et hardi enjouement : — Eh bien ! je l’avouerai, quand ils flattent bien, j’aime les flatteurs. Voilà qui est convenu ; je me crois fort au-dessus de Shakspeare.
— Et vous avez raison, miss Jane, repartit Simpton du même ton ; ce qui est bien certain, c’est que j’ai beaucoup plus de plaisir à me trouver avec vous que je n’en aurais eu à me rencontrer avec ce garçon boucher.
Évidemment, Simpton réussissait auprès de miss Jane. Aux façons intelligentes, capricieuses, quand il le fallait enthousiastes d’un véritable artiste, il joignait une désinvolture native de grand seigneur à faire envie au beau Lionel. Du reste William n’avait pas grand’peine à briller entre le duc de Norforth et lord Damville. Lord Damville s’aimait beaucoup et il n’avait pas complètement tort, car il était plein de bonnes qualités. Il était d’un caractère doux, d’une humeur obligeante ; il pensait sur les autres comme sur lui-même une infinité de choses agréables qu’il n’éprouvait aucun embarras à dire. Voilà, avec une fortune assez considérable, de la naissance et de l’élégance, ce qui lui faisait trouver presque partout sa bienvenue ; mais, au demeurant, comme on dit dans la langue d’Amyot, c’était un esprit faible, borné et ambitieux ; oui, ambitieux, voilà le grand malheur. Lord Damville avait à la fois une ame molle et ambitieuse. Son ambition avait des buts de toute sorte. Il avait eu envie d’abord d’être un écrivain politique ; mais comme, d’une part, il n’avait aucune idée sur les faits ni sur les principes, comme, de l’autre, il craignait, par excès de bonté, d’être désagréable aux personnes, ce qu’il avait écrit n’avait pas un caractère très piquant. Il avait songé ensuite à se faire écrivain mondain, et il avait composé un roman de high life ; ce roman était curieux en ce qu’il établissait d’une façon incontestable une vérité fort consolante pour les écrivains qui vivent hors du monde : c’est que mener la vie élégante est ce qu’il y a de moins nécessaire pour la bien décrire. Le mauvais succès de son roman n’avait point découragé Damville. Il se dit très sérieusement qu’il était victime de ses ennemis politiques, et il conserva ses espérances littéraires. Cependant il résolut de faire quelques instans trêve à ses tentatives. Il voulut laisser aux dieux qu’irritent toujours les audaces de Prométhée le temps de s’apaiser. Ce fut dans un moment où son esprit goûtait un repos mélancolique que commencèrent les agitations de son cœur. Il rencontra Jane ; ce fut d’abord sa vanité qui s’éveilla. Il pensa qu’une liaison avec une femme célèbre serait fort convenable pour un homme comme lui ; puis, comme il avait une ame facile aux tendresses, ce pauvre Damville quand il fut l’amant de miss Jane, il devint très épris d’elle. Grace aux caprices de la malicieuse créature, il éprouvait toutes les souffrances d’un amoureux ; par sa nature, c’était un mari, le plus honnête, le plus dévoué, le plus infatigable et le plus fatigant des maris. Il rendait à miss Jane toutes sortes de menus services : visites chez les journalistes, discussions avec les directeurs de théâtre, il se chargeait de tout ; mais aussi quelle part il réclamait dans une vie faite pour la liberté des bohèmes ! Dans sa maison, dans sa voiture, dans sa loge, miss Jane l’avait toujours auprès d’elle. C’était une ombre, et une ombre qui n’était pas muette, que la malheureuse actrice tramait toujours sur ses pas. Damville prétendait diriger l’illustre artiste dans sa carrière dramatique. Il lui donnait des conseils continuels sur les rôles qu’elle devait prendre et sur la manière dont elle devait les jouer. Quand elle avait eu quelque grand succès, il éprouvait de profondes jouissances d’amour-propre ; ceux qui venaient féliciter miss Jane après une première représentation le trouvaient assis à côté d’elle, portant sur le front l’expression triomphante d’un homme à qui sa femme vient de donner une paternité souhaitée ardemment. Chaque création nouvelle de miss Jane, comme il disait en empruntant aux journalistes leur langage, lui donnait une semaine d’ivresse, un mois d’orgueil. Comment diable, me dira-t-on, miss Jane le supportait-elle ? Les vrais bohémiens ont des heures où ils sont las de la vie bohême. Dans toute vie bien franchement déréglée, le caprice pour une vie régulière a sa place. Notre actrice avait eu tout à coup la fantaisie d’être comme mariée, puis à ce désir s’en était joint un autre, fort concevable chez une artiste, surtout chez une artiste britannique, un désir de vanité. Miss Jane avait désiré faire la grande dame, avoir un salon où viendraient les hommes les plus considérables des deux chambres, et ce qu’on nomme des littérateurs éminens. Rien ne l’amusait plus, elle, la fille ardente, indomptée, sauvage, du plaisir et de la liberté, que de jouer à la personne convenable. Elle voulait entendre ceux qui avaient admiré son regard enflammé, son impétueuse parole, son caractère de poésie brûlante et désordonnée, s’extasier sur sa manière de traiter la question des céréales, murmurer à son oreille : — Qu’elle est étonnante ! c’est la distinction même ; lady *** n’a pas une meilleure tenue ; elle peut tout ce qu’elle veut. — Par ses velléités politiques et ses habitudes fashionables, lord Damville s’était trouvé en mesure de donner à miss Jane le salon qu’elle avait rêvé. Il avait réuni autour d’elle la fleur des hommes graves et des hommes frivoles, ces beaux oisifs qui ont tant d’affaires, et ces hommes d’affaires qui sont si singulièrement oisifs. Tous les goûts, toutes les opinions étaient représentés chez miss Jane ; on y rencontrait et les soutiens de l’aristocratie et ces élégans défenseurs du radicalisme, qui, en attendant le jour où leurs doctrines détruiront la vie mondaine, se font mondains avec délices. Enfin miss Jane avait une maison ouverte, et une maison où l’on allait en sortant d’un dîner d’ambassadeur ou d’une soirée de ministre. Elle supportait donc lord Damville, mais il y avait des momens où elle en était bien lasse.
Le soir ou Peter Croogh lui présenta William Simpton, elle était dans un de ces momens-là. Damville l’avait toute la soirée irritée d’une façon particulière par ses dissertations sans fin sur la littérature dramatique. L’honnête lord, avait parlé comme un professeur d’athénée, sans s’apercevoir du mal de nerfs qu’il donnait à l’objet de sa tendresse. Il s’écoutait et se charmait, cela lui suffisait. Miss Jane avait essayé de se distraire en causant avec le beau Lionel ; elle n’y avait pas réussi. Lord Norforth avait la prétention de rappeler Hamilton, comme lord Damville avait la prétention de rappeler Fakland. Le genre de sottise vers lequel se tournait Jane était tout aussi fatigant que celui qu’elle quittait. Simpton, avec son regard intelligent, sa parole neuve et franche, lui plut beaucoup. C’était un air vif et frais qu’il faisait pénétrer pour elle au milieu d’une fade et pesante atmosphère ; elle lui demanda de commencer sa statuette dès le lendemain.
Simpton, en revenant chez lui le soir avec Peter Crooh, n’était certainement pas amoureux de la comédienne. D’abord, quoique fort jeune et fort romanesque, il n’était plus cependant ni assez romanesque, ni assez jeune, pour partir, sur un regard, dans les pays de la tendresse comme un prince de contes de fées ; puis il s’était fait contre les liaisons avec les actrices tous les raisonnemens que peut se faire à ce sujet un homme qui a peu d’argent et beaucoup de dignité. Toutefois les yeux, le sourire et la voix de miss Jane étaient bien présens à son esprit, et il écoutait sans fatigue Peter Croogh lui raconter avec l’expansion d’un écolier à son premier amour maints détails sur cette ingrate beauté. Tous les deux, William et Peter, marchaient le long de la Tamise où se réfléchissait alors la plus romantique des lunes. — Oui, je suis convaincu, dit Peter, en levant tout à coup ses yeux vers ce monde si mystérieusement cher aux amans et aux poètes, qu’il y a eu de nuits où cet astre a pris pitié de moi. — Simpton réfléchit sur cette effrayante puissance de miss Jane qui donnait à Peter Croogh l’idée de songer à la lune.
Au jour et à l’heure qu’elle avait indiqués, miss Jane se rendit chez Simpton ; malheureusement, lord Damville l’accompagnait. Toutefois le sculpteur trouva rapide le temps de sa première séance. D’abord, il prenait un plaisir infini à contempler le visage qu’il reproduisait ; puis l’esprit de la comédienne le charmait. Ce n’était cependant ni un esprit élevé, ni un esprit profond que celui de miss Jane. On était même étonné de ne pas rencontrer dans la conversation de la grande actrice un sentiment plus original et plus vif de l’art qu’elle pratiquait si merveilleusement mais ce qui occupait et séduisait en elle, c’était une mobilité incroyable d’intelligence. Elle entendait tout d’une façon amusante ; il était une chose qu’elle entendait d’une façon sublime, c’était la coquetterie. Combien Célimène manquait de grandeur auprès d’elle ! Célimène auprès de miss Jane, que sais-je ? c’était le premier mari venu près d’Othello. On sentait qu’elle faisait la chasse aux cœurs, comme les Indiens font la chasse aux tigres. Elle les poursuivait avec une ardeur passionnée, les forçait et ne les quittait que haletans d’abord, plus mortellement frappés. Simpton tenait bon contre les plus meurtriers des regards ; cependant il sentait en son ame d’inquiétans symptômes.
Quand miss Jane fut partie après cette première séance, Peter Croogh, qui avait obtenu de venir voir poser son idole, aperçut un mouchoir sur le fauteuil que l’actrice venait de quitter, un de ces mouchoirs de femme, parfumés et garnis de dentelle, qui semblent faits uniquement pour essuyer des pleurs romanesques ou des larmes de volupté. L’ancien directeur de théâtre se précipita sur ce précieux objet, et le couvrit de baisers ; plus il se mit en devoir de le cacher dans son sein, c’est-à-dire entre un vaste gilet de drap marron et un gilet de flanelle. William arracha vivement à Croogh ce mouchoir si tendrement choyé, en lui disant : — Mon cher monsieur Croogh, je veux demain rendre à miss Jane son mouchoir. Moi, qui ai le bonheur de ne pas être, comme vous, entre les griffes de l’amour, je ne veux pas avoir l’air d’un amoureux, surtout d’un de ces amoureux qu’une fleur ou un petit morceau de toile jette dans des extases. — Puis ; lorsque Peter Croogh se fut retiré, abandonnant, le pauvre homme, sa chère relique, William, à son tour, prit entre ses mains ce mouchoir qu’il avait posé sur un chevalet. Il se mit à le regarder attentivement, et à y chercher une émanation de la charmante créature qui le jetait tout à l’heure dans une si chaude atmosphère. Enfin, insensiblement, il l’approcha de ses lèvres, et, par un brusque mouvement, il y plongea toute sa bouche. Alors, avec un véritable élan de colère, il lança le mouchoir sur le fauteuil où Peter Croogh l’avait pris, et s’en alla dans le jardin fumer un cigare. Le beau moyen, à vingt-cinq ans, quand on se sent près de devenir amoureux, que de s’en aller fumer un cigare dans un jardin !
Le lendemain, était-ce inspiration de son humeur ou calcul de coquetterie ? miss Jane fut moins agaçante ; elle laissa Damville faire des dissertations sans fin sur l’art dramatique. Toutefois, de temps en temps, pendant que le pauvre lord discourait gravement, elle avait de petits bâillement qu’une rapide et brûlante œillade rendait pleins de grace et d’espérances pour Simpton.
Le surlendemain, elle amena avec elle le beau duc de Norforth, puis un homme politique qui avait la prétention d’être homme à bonnes fortunes, et elle fut franchement coquette de l’ordinaire coquetterie. Elle eut pour tous des regards pleins de promesses et des paroles caressantes. Il y eût un jour (c’était la dernière séance qu’elle avait à donner à William) où elle vint seule.
Quand on se trouve seul avec une femme pour laquelle on se sent un vif attrait et qu’on n’a pu voir qu’avec contrainte, le premier sentiment qu’on éprouve, c’est un sentiment des plus violens de joie et d’espoir. On est seul, on va pouvoir parler enfin ; on n’a plus de poids sur le cerveau, ni sur la poitrine. Rien ne vous empêche de prendre votre vol. En ce moment-là, souvent les mauvais destins inspirent à celle vers qui vous vous élancez l’idée de vous casser les ailes. William Simpton, oubliant toutes ses résolutions de retenue, de réserve, de dignité vis-à-vis des actrices, ne voyant plus qu’une femme jeune, belle, séduisante, seule avec lui dans son atelier, venait de s’écrier d’une voix émue, avec un regard enflammé :
— Quel bonheur de vous voir enfin, miss, seule sans lord Damville !
— J’ai vivement regretté, fit miss Jane d’une voix glaciale, que lord Damville ne pût point m’accompagner aujourd’hui ; mais il était obligé de donner sa matinée au travail.
— Ah ! lord Damville travaille, reprit Simpton d’un ton blessé et ironique ; s’occuperait-il, par hasard, de quelque composition littéraire ? Beaucoup de gens en seraient ravis, miss, car lord Damville a des ennemis, malgré son parti pris de bienveillance universelle.
— Oui, monsieur, des ennemis qui sont parvenus à fausser le jugement du public sur la valeur fort incontestable, suivant moi, de son esprit et de ses œuvres. J’aime et j’estime beaucoup lord Damville, monsieur Simpton ; je lui trouve autant de hauteur dans l’intelligence qu’il a de bonté dans le cœur.
— Ma foi, miss, reprit Simpton en homme décidé à jouer gros jeu, parce qu’il se sent une partie unique à perdre ou à gagner, s’il a de la bonté, vous n’en avez guère, car en ce moment, sans but aucun, ou plutôt dans une intention damnable, celle de me faire souffrir, de m’exaspérer, vous me dites sur lord. Damville ce que vous ne pensez pas, ce que vous n’avez jamais pensé. Ce peut être un homme fort honnête, d’un commerce très sûr ; mais vous savez parfaitement que c’est un sot. J’ai dit le mot et je le maintiens. Ce que j’exprime en franches paroles aujourd’hui, vous saviez fort bien l’exprimer l’autre jour en expressifs regards et en significatifs bâillemens, pendant que lord Damville faisait un cours sur Shakspeare. Dites-moi, miss Jane, que vous n’avez jamais aimé et ne voulez jamais aimer aucun homme, mais cherchez pas à me faire croire que vous aimez lord Damville.
— Vous avez raison, fit miss Jane, changeant tout à coup de voix et de visage ; je n’ai jamais aimé et n’aimerai jamais personne, monsieur Simpton. Je juge fort bien lord, Damville : il m’ennuierait comme il a toujours ennuyé tous ses amis et toutes ses maîtresses, si celui-ci m’ennuyait plus que celui-là, si cette chose m’ennuyait plus que cette autre ; mais je suis à peu près insensible, mon pauvre monsieur Simpton, en dépit de ces airs passionnés par lesquels je vois bien que vous vous laissez tromper vous-même, malgré votre esprit éclairé. Dans ma tête, il y a eu trop de flamme ; maintenant il n’y a plus que de la cendre. Dans mon cœur, je n’ai jamais eu que le néant. Je bâille par habitude à ce que je sais être ennuyeux, comme je ris par habitude à ce que je sais être amusant. Ennui, amusement, ces mots-là ne me représentent rien, du moins ils ne m’irritent pas. J’en sais d’autres qui n’ont pas pour moi plus de sens et qui me causent d’incroyables impatiences ; ce sont ceux qu’on me répète sans cesse, d’amour, de tendresse, de passion. Je suis sûre d’avoir aimé très ardemment l’art, je crois avoir aimé un peu le public ; mais un homme, monsieur Simpton (et miss Jane prit le sourire d’un Méphistophélès en jupons), un de ces hommes comme j’en ai vu tant, qui croient niaisement, en se mettant à vos genoux, vous ouvrir les portes d’un monde nouveau et enchanté, je suis sûre que je n’en ai pas aimé et que je n’en aimerai pas. C’est si vieux et si peu mystérieux, l’amour !
Miss Jane trouvait plaisir, en cet instant, à jouer ce rôle d’ame implacablement aride, amère et désabusée, qui a flatté tant d’esprits depuis l’inauguration de la raillerie et de la mélancolie infernales avec Goethe et Byron. Probablement elle allait encore changer de personnage, quand lord Damville entra. Lord Damville avait cet air posé et content de lui qui ne le quittait pas un instant. Il baisa avec une grace onctueuse la main de miss Jane, fit le plus convenable salut à William Simpton, s’assit et se mit à parler du ton d’un homme qui se veut et se croit aimable. Miss Jane fut sombre et Simpton fut rêveur. À la fin de cette séance, la statuette était terminée.
— Demain, monsieur Simpton, dit miss Jane en prenant congé de l’artiste, j’exposerai votre œuvre dans mon salon ; après-demain, j’espère que vous viendrez me voir dans ma loge. Excusez-moi aujourd’hui si je ne vous témoigne pas plus de reconnaissance et d’admiration ; je suis fatiguée, je souffre.
— Vous avez fait, monsieur Simpton, une fort belle chose, dit lord Damville avec l’accent solennel d’un mari qui prend la parole au nom de la communauté ; soyez bien sûr que miss Jane apprécie comme moi votre talent, mais, en sa qualité de femme et d’artiste, miss Jane a le droit d’être impressionnable, mobile, même capricieuse : c’est une véritable sensitive.
Sur cette comparaison poétique d’une si étincelante nouveauté, lord Damville s’arrêta avec un sourire satisfait.
— Tout artiste, dit William Simpton en jetant un regard ardent et triste sur miss Jane, éprouve un véritable chagrin à se séparer de l’œuvre qu’il finit. Moi surtout, j’ai le droit d’être affligé, car ce n’est pas de mon œuvre seulement que je me sépare.
— Ah ! monsieur Simpton, dit encore lord Damville avec bonté, nous ne romprons pas, je l’espère, les charmantes relations qui se sont établies entre nous depuis quelque temps.
Et il fit un signe à miss Jane pour qu’elle dît quelque chose d’agréable au sculpteur.
La mystérieuse créature baissait la tête. C’était à présent son humeur et son plaisir de garder le silence. Ce silence, du reste elle le savait bien, avait, par son étrangeté, quelque chose de plus propre à émouvoir Simpton que toutes les louanges du monde. Au moment où elle se retirait, comme par un mouvement involontaire, elle tendit la main à l’artiste, toujours sans lui parler.
— Quelle ame perversement coquette ! se dit William quand il fut seul, savamment et cruellement capricieuse ! Comment peut-on aimer une pareille femme !
Puis, en regardant la statuette qu’il venait de finir, et en s’arrêtant dans cette pensée qu’il avait exprimée tout à l’heure de sa séparation avec le plus charmant ou le plus occupant des modèles, il sentit, chose incroyable, comme des larmes qui montaient à ses yeux. Il pensa qu’il s’était couché trop tard la veille, qu’il avait travaillé avec trop d’ardeur dans cette séance, enfin qu’il avait les nerfs malades.
William ne manqua pas d’aller à Covent-Garden le jour où miss Jane lui avait dit d’aller la voir dans sa loge. Il se rendit au théâtre de bonne heure, et assista aux cinq actes d’Hamlet ; Jamais Ophélia ne lui avait paru plus touchante que ce soir-là. Simpton était debout près de la rampe ; il lui sembla tout d’un coup que le regard de miss Jane venait de rencontrer le sien. Tous ceux, qui ont aimé des actrices savent quel incroyable effet produisent ces regards, qui, au milieu d’une scène, devant tout un public, du sein de l’éclat d’un théâtre, tombent tout à coup sur vous, furtifs et brûlans. William se sentit remué jusqu’au fond de l’ame.
La pièce finie, il traversa d’un pas rapide les corridors du théâtre, et se rendit à la loge de miss Jane. Il se trouva au milieu d’une foule de visiteurs. Lord Damville n’était pas là Miss Jane lui donna la main et l’accueillit avec un sourire aimable, mais banal. À peine fut-il assis, qu’elle sembla l’oublier complètement. Elle parlait courses avec lord Norforth. En ce moment, le rôle qu’elle paraissait avoir adopté était celui de l’élégante la plus ingratement, la plus désespérément futile qui ait jamais traversé les allées d’Hyde-Park. La conversation du beau Lionel semblait répondre à tous les besoins de son ame. Elle avait l’air de manger avec plaisir et appétit le même foin que lui dans le même râtelier. Cette soirée-là n’était pas donnée aux hommes politiques, mais à la jeunesse dorée, aux muguets, aux raffinés. Quand la conversation sur les courses fut épuisée, on s’entretint longuement d’un duel qui avait eu lieu le matin. Tous ceux qui étaient là parlèrent de leur courage à mots couverts, avec un sourire de discrétion vantarde, des airs fanfarons de modestie qui irritaient singulièrement l’ame honnêtement et simplement brave de Simpton. William était tombé dans un de ces silences, d’où l’on ne peut plus sortir sans embarras, parce qu’ils vous ont mis tout-à-fait en dehors de ce qui se dit autour de vous. Il avait grande envie de se retirer, et cette puissance mystérieuse qui vous enchaîne dans les situations pénibles ou fausses le clouait sur son siége ; puis, je le crois bien, il était retenu aussi par le ne sais quel vague espoir, quel secret instinct. Miss Jane ne lui avait pas adressé une parole flatteuse sur sa statuette, qui avait dû être la veille, chez elle, l’objet de tous les propos. Il lui semblait qu’il y avait là une conduite arrêtée, dont il voulait avoir le secret. Enfin, pour maintes raisons, et pour celle-là surtout que miss Jane, dans sa frivolité, était aussi charmante que dans sa gravité ou dans son enthousiasme, il restait.
Le beau Lionel et ses amis avaient, ce soir-là, un souper chez un petit prince allemand détrôné, qui se consolait de sa destinée en buvant du vin de Champagne, et se vengeait de l’humanité en faisant des dettes. Ils se retirèrent d’assez bonne heure William resta seul avec miss Jane.
Quand il n’y eut plus que William auprès d’elle, quand le silence eut succédé au bruit qui remplissait sa loge, la comédienne inclina a tête sur sa poitrine dans une attitude de songerie profonde, montrant aux regards enflammés de Simpton, dans le mouvement le plus attrayant, dans la plus gracieuse des lignes courbes, un cou blanc sur lequel se jouaient, dans une chaude lumière, quelques cheveux échappés au peigne ; puis tout à coup elle releva le front, fixa sur William un regard éblouissant et d’une expression toute nouvelle, non plus le regard d’une femme mondaine et coquette, mais celui de la muse de Shakspeare, telle que l’aurait peinte Raphaël. Elle se leva, et, se dirigeant vers Simpton :
— Vous ayez du génie, lui dit-elle ; votre statue est un chef-d’œuvre ! Hier, toute la journée, je l’ai regardée, et j’ai admiré. Je ne sais pas comment tous ces sots qui étaient là tout à l’heure peuvent m’aimer, car ils ne me connaissent pas. Vous seul vous m’avez vue telle que je suis, telle que je veux être. Laissez-moi vous remercier.
Et, par un mouvement inattendu du plus souverain, du plus irrésistible des charmes, elle mit sur le front de William un baiser. Simpton saisit les deux mains de la comédienne, les appuya sur sa bouche, et, pendant un instant, ne sentit que flammes et parfums en son cerveau.
Puis, quand il put parler :
— Mais vous me trompiez donc avant-hier, dit-il ; vous n’êtes donc pas morte à tous les sentimens ardens et généreux, vous vivez donc ?
— Je vis pour vous ce soir, dit-elle.
— Oui, ce soir, repartit impétueusement William ; mais demain, demain, vivrez-vous pour moi encore ?
En ce moment, on entendit une porte s’ouvrir et un pas dans la petite pièce qui précédait celle où cette scène se passait.
— Voici lord Damville, dit miss Jane à voix basse ; demain, à midi, venez chez moi, je serai seule.
Lord Damville s’était cru obligé, pour ne pas rompre avec son passé politique, d’assister à un dîner ministériel et d’aller se montrer à un bal d’ambassadeur. Il revenait haut cravaté et ganté exactement, dans toute la sévérité, toute la raideur d’une tenue officielle. William lui trouva cet air indéfinissable, portant à la pitié et au sourire, que les amans trouvent aux maris quand ils les voient rentrer au gîte conjugal à la fin de certaines soirées. Damville n’était cependant pas le mari, et William surtout était encore bien loin d’être l’amant de miss Jane.
Le lendemain, William Simpton, au moment où il quittait son logis pour se rendre chez miss Jane reçut le billet, que voici : « Ne venez point à midi, cher monsieur, je suis obligée de sortir dans la matin avec lord Damville ; mais soyez assez aimable pour venir à six heures me demander à dîner. Vous vous trouverez avec quelques hommes distingués, qui me sauront un gré infini de les avoir réunis à vous. »
Il n’est pas un mot de cette lettre qui ne mît William en fureur. À l’instant où il se croyait emporté avec miss Jane dans le monde excentrique et passionné de l’amour le voilà qui retombait dans les plus glaciales et les plus banales régions de la politesse. À la place d’un entretien ardent et solitaire, on lui offrait une réunion avec des hommes distingués ! Ces derniers mots surtout lui causaient des transports de rage. — Non, se dit-il, je n’irai pas à son exécrable dîner !
À six heures moins un quart, il se dirigeait vers la demeure de l’actrice. Il allait la voir au moins, et lire peut-être sur ses traits l’explication de son étrange conduite. Enfin il vivrait, car, à l’âge qu’avait alors William, on a beau être guerrier ou artiste, ambitionner une grande place parmi les hommes, c’est par les femmes surtout que l’on vit. Dans l’élégant salon où fut introduit William, lord Damville et le duc de Norforth étaient installés déjà : c’étaient deux de ces convives distingués que miss Jane avait promis à Simpton. La maîtresse du lieu avait pris ses airs les plus convenables : elle parlait d’un ton mesuré et ne se permettait que des demi-sourires. Sous tous ces airs réservés, sa beauté avait quelque chose de brûlant. Elle était vêtue à l’espagnole avec un voile noir sur ses cheveux blonds, une rose rouge, couleur des amours sanglantes, jetée dans ses lumineuses boucles. Ses épaules, au milieu des garnitures de dentelle, étaient plus attrayantes et chargées d’ivresse que le vin de Chypre dans une coupe romaine. Elle répandait autour d’elle la chaleur et le frisson.
Après Simpton arrivèrent encore deux convives. L’un était un ambassadeur autrichien, le prince de Nipperg. Le père du prince avait été l’un des grands seigneurs les plus spirituels du siècle dernier. Malheureusement trop prodigue de son esprit, il n’en avait rien laissé à son fils. L’autre était le duc de Penarez, grand d’Espagne de première classe, possesseur d’une immense fortune et plongé dans un auguste abrutissement. Quand l’Autrichien et l’Espagnol furent arrivés, on se mit à table.
Encore si le vieux prince de Nipperg s’était borné à manger tout le fond d’esprit qui aurait pu revenir à son fils ; mais il lui avait laissé par son nom une écrasante dette. Le prince actuel de Nipperg, par sentimens de famille, par pitié filiale, voulait absolument faire, vis-à-vis des artistes et des gens du monde, les frais qu’aurait faits son père. Toujours il se trouvait à court ; c’est une justice à lui rendre : Il supportait parfaitement sa pauvreté ; on pouvait croire qu’il ne la soupçonnait pas. Lorsqu’il sut que William Simpton était sculpteur, il voulut parler statuaire. Il s’extasia sur les narines de l’Apollon du Belvédère. Ce qu’il dit, lord Damville allait le dire. Lord Damville et le prince de Nipperg étaient faits pour s’entendre merveilleusement. Toutefois le prince de Nipperg avait quelque chose de plus léger dans ses prétentions, cela va sans dire. Représentant de la cour de Vienne (Vienne avait une cour alors ; la civilisation n’y avait pas encore élevé des barricades), il avait un tour moins constitutionnel dans le discours et dans les idées. Le beau Lionel, qui, lui, s’était fait le représentant de la cour de Charles II, était d’une légèreté étourdissante. Il jetait au milieu de toute conversation sérieuse le rire dont les marquis, autrefois assis sur la scène, le dos tourné au parterre, interrompaient les tirades de tragédie. Le duc de Penarez mangeait avec application et buvait avec solennité. La tristesse envahissait William Simpton.
Par son nom, il n’avait aucune infériorité ; par son esprit, il avait même une supériorité incontestable vis-à-vis de tous ceux qui étaient là ; mais il n’était pas de leur monde, car William Simpton n’était d’aucun monde, à bien dire. S’il avait eu de vrais châteaux, comme ceux de son oncle le marquis de Colbrige, peut-être Simpton aurait-il beaucoup moins habité les châteaux d’Oberon et de Titania. Faute des magnificences de la vie réelle, il s’était jeté dans les splendeurs de la vie imaginaire. De là lui venaient cette fierté rêveuse, ces dédains mélancoliques avec lesquels les hôtes des pays enchantés traversent cette vie. De là lui venaient aussi parfois un ennui très précis, une très positive amertume. On est condamné à errer seul dans les palais de la fantaisie avec les fées et les génies ; on n’y reçoit pas ceux qu’on aime. William Simpton aimait fort cet Espagnol, — c’était le comte de Villa-Médina, — qui brûla sa maison pour embrasser sa dame ; mais il lui manquait une maison à brûler. Il s’apercevait en ce moment que miss Jane sentait au moins aussi vivement que lui combien cela lui manquait. Cette femme, qui semblait hier si abandonnée aux charmes de l’art, de la poésie, était aujourd’hui tout entière à la magie du luxe, de la fortune, de toutes les grandeurs sociales. Elle caressait Norforth par un petit sourire grondeur dans ses prétentions à l’étourderie ; elle caressa le prince de Nipperg par un sourire de fine approbation dans ses prétentions à la spirituelle amabilité ; enfin elle encourageait, par un regard d’intérêt onctueux, la manière dont buvait et mangeait le duc de Penarez. Il y avait deux hommes seules pour qui elle ne faisait point de frais, lord Damville, qu’elle traitait en mari, et notre ami William Simpton, qu’elle semblait n’avoir jamais traité ni ne vouloir traiter jamais en amant.
Après le plus ennuyeux des dîners commença pour William la plus ennuyeuse des soirées. Le salon de miss Jane était amusant ce jour-là comme un salon ministériel. Toutes sortes d’illustres personnages y arrivaient pour lesquels la comédienne se mettait en frais de graves façons. Lord Damville triomphait ; William résolut de s’en aller. Il se trouva dans la rue par une nuit d’été éblouissante. Ce soir-là, il y avait au-dessus de Londres un ciel italien. – Comment ! se dit-il, deux yeux où il n’y a même eu d’amour pour moi m’empêcheraient de sentir tout ce libre espace de ciel, cet air pur et ces étoiles ! Ensevelissons dans notre cœur miss Jane sous une couche de pensées tendres et mélancoliques comme des fleurs de cimetière, et n’y pensons plus. – Il est une chose qu’on doit soupçonner, c’est que William Simpton, qui avait vingt-cinq ans et qui était bien tourné, avait dans sa vie un attachement plus positif que son amour pour miss Jane. Il n’en est point de la vie réelle comme du roman où une tendre inquiétude, un sentiment idéal, suffisent pour remplir une ame. En ce monde, tandis que vous vous préoccupez d’une femme qui ne vous appartient pas, il en est d’habitude une qui vous appartient dont vous ne vous préoccupez pas.
Simpton songea tout à coup qu’il ferait bien de se mettre à aimer sérieusement une femme qu’il voyait tous les jours, et auprès de laquelle il avait réussi depuis plusieurs mois. Lady Blington, c’était la maîtresse de William, était une femme suffisamment aimable et suffisamment jolie, qui avait aimé les arts toujours et de temps en temps un artiste. Elle n’était point précisément sotte, et elle avait des yeux bleus avec des cils noirs que William aurait bien adorés ; mais elle avait la plus fâcheuse des prétentions, elle voulait être une Béatrix. Elle déposait sur le front du jeune sculpteur un baiser de la poésie la plus affectée. Elle lui parlait de l’inspiration, elle lui faisait jurer qu’elle était sa muse. Pour un esprit comme celui de William Simpton, épris de l’art d’une façon naturelle et sérieuse, ces afféteries étaient intolérables, il y avait des jours ou lady Blington le mettait dans l’état où le piano met les chiens de chasse, c’est-à-dire lui donnait de longues et violentes attaques de nerfs. Eh bien ! pourtant il résolut d’aller braver ce soir-là les paroles inspirées et le baiser sur le front.
Il trouva lady Blington seule, tenant à la main un volume de Lamartine qu’elle lisait en français, car elle était essentiellement lettrée. Quand elle aperçut William, elle lui tendit la main en laissant son regard fixé sur le livre comme s’il y eût été retenu par un charme ; ses lèvres prirent un sourire contemplatif et harmonieux.
Et l’amante et l’amant, sur l’aile du génie,
Montent d’un vol égal à l’immortalité,
déclama-t-elle à mi-voix comme entraînée par le besoin de faire partager une émotion trop vive.
— William, fit-elle après un moment de silence pendant lequel elle avait fermé lentement le livre et s’était mise à regarder son amant d’un air enthousiaste et recueilli, n’est-ce pas que ces vers-là sont beaux et qu’ils rendent vos secrets désirs ? Quelle grande et charmante image que ce couple amoureux qui monte à l’immortalité sur l’aile du génie ! Ces vers pourraient vous inspirer un groupe, William : sur une figure ailée, sur un ange au front étoilé qui représenterait le génie, vous pourriez jeter deux êtres, un poète et sa maîtresse. Je voudrais que le poète eût votre noble front ; peut-être donneriez-vous à sa compagne quelque chose de mes traits. Tous deux s’enlaceraient, et…
Ici l’impatience de Simpton éclata. – Ce serait, dit-il, une chose bizarre que ces deux êtres assis sur un ange. Je ne suis pas fou des vers de Lamartine ; je trouve qu’ils renferment, comme beaucoup de vers malheureusement, une image que ni pinceau ni ciseau ne saurait exécuter. Du reste, peut-être suis-je en disposition mauvaise et brutale ; mais j’avoue que de l’immortalité ni du génie je ne me soucie guère ce soir. Je voudrais prendre la vie tout simplement, jouir de ce que je ne suis pas immortel encore ; car, lorsque je serai immortel, chère lady, je ne sentirai pas sur mes lèvres la peau transparente et fraîche de cette jolie main.
Et par un mouvement assez tendre, car ce soir-là vraiment lady Blington était jolie, il prit la main de sa maîtresse. Il sentait sa mauvaise humeur se dissiper ; mais lady BIington le repoussa vivement.
— Ah ! William, s’écria-t-elle, vous ne m’aimez pas comme je veux être aimée ; vous ne me comprenez pas, vous ne m’avez jamais comprise.
— Le fait est, milady, repartit William exaspéré, que nous ne nous comprenons pas ce soir. Peut-être que cette nuit je verrai en songe les anges de M. de Lamartine, et qu’alors, demain matin, vous me trouverez moins grossier. En ce moment, permettez-moi de vous quitter.
Et, sans écouter les reproches dont l’accablait lady Blington, il sortit d’un pas rapide.
— Ah ! miss Jane ! s’écria-t-il quand il se retrouva dehors en plein air, vous êtes capricieuse, vous êtes perverse, vous déchirez, vous brûlez, mais vous n’agacez pas les nerfs. Vous ne faites pas connaître ce misérable ennui, ces dépits mesquins qui sont ce qu’il y a de plus détestable au monde. Auprès de vous, on est heureux ou l’on souffre ; mais on sent les vraies, les grandes puissances de la vie.
William alla passer un mois au bord de la mer. Il y a des gens qui, dans l’air des plaines, des prairies et des grèves, boivent l’eau du Léthé ; Simpton s’aperçut qu’il n’était pas de ces gens-là. L’image de miss Jane l’assiégeait comme certains fantômes assiègent les solitaires. Après de grandes courses sur les côtés, quand il se couchait le soir, espérant voir le ciel et les flots dans son sommeil, c’était le regard de miss Jane qui se fixait sous son front. Les songes paraient pour lui cette créature, dont le souvenir n’était déjà que trop attrayant en son ame, de ce charme aux longues et puissantes ivresses qu’ils répandent dans leurs scènes de volupté. Il lui fallait toute une matinée passé au grand air, sur le rivage, pour secouer les dangereux parfums de ses rêves. Lorsque, assis dans le creux d’un rocher, il regardait l’inquiétante étendue de l’océan, il se disait : Que me font tous ces espaces ? Deux baiser qui fermeraient mes yeux me donneraient plus de plaisir que ces lumineuses et frémissantes plaines. – Il était vraiment amoureux.
Un matin, il prit le chemin de fer, et grace à cette fantastique invention du génie moderne, qui met dans la vie comme dans l’ame les espaces solitaires auprès des lieux pleins de mouvement et de bruit, il se trouva à sept heures du soir devant le théâtre de Covent-Garden. Miss Jane jouait. William se mit dans un coin obscur de la salle. Il ne voulait être vu ni des spectateurs ni de l’actrice. Il était résolu à rompre avec le monde ; le spectacle de ce soir-là était une fantaisie qu’il se passait ; le lendemain, il comptait retourner dans la solitude Quand la pièce fut finie, une envie démesurée le prit d’aller voir l’actrice dans sa loge. Il se demanda, ce que se demandent parfois tout d’un coup ces gens aux idées bizarres ; violentes et malheureuses, qu’on nomme les songeurs, — pourquoi il augmenterait volontairement lui-même le nombre de ses souffrances. Rien ne l’empêchait d’entendre la voix de Jane lui adresser des paroles, de voir ses yeux le regarder ; à quoi bon s’enlever ce bonheur ? Quelques minutes après ces réflexions, il était dans la loge de l’actrice. Ce soir-là, comme d’ordinaire il y avait beaucoup de monde chez miss Jane, comme d’ordinaire aussi il y avait cohue dorée ; mais, dès que l’actrice aperçut William, elle interrompit sa conversation avec le prince de Nipperg, se leva, courut à lui, et l’embrassa presque
— Monsieur Simpton, s’écria-t-elle, qu’êtes-vous devenu ? Comment peut-on disparaître ainsi sans donner de ses nouvelles à ses amis ? Qui vous a enlevé ? Est-ce l’amour ? est-ce l’amour ? est-ce une créature de chair ou une créature de marbre ? N’importe pour quel objet vous nous ayez quittés, vous avez mal agi. Vraiment, ajouta-t-elle d’une voix basse qui fit parcourir un long frisson dans tout le corps de William, j’était désolée. – Puis elle fit asseoir Simpton à côté d’elle, et comme au bout d’une demi-heure, voyant que la foule ne désemplissait pas sa loge, il voulait s’en aller : — Ne vous découragez point, lui dit-elle à l’oreille ; restez, je veux que nous soyons seuls.
William se dit qu’il était sans doute couché au bord de la mer, qu’il faisait un bon rêve, et il resta. En effet, tous les adorateurs de miss Jane, voyant que ce soir-là il n’y avait rien à espérer pour eux, se retirèrent les uns après les autres, et William resta seul avec la comédienne. Alors miss Jane garda le silence.
— Qu’avez-vous à me dire ? lui dit William.
— Moi ? rien ! répondit miss Jane d’un ton triste et comme perdue en un songe.
— Mais, Dieu me pardonne, miss je crois voir une larme sur votre joue ?
— Non, je ne pleure pas.
— Si, vous pleurez ; Jane, vous pleurez !
— William, fit-elle d’une voix ardente, sa joue contre celle de Simpton, c’est que je vous aime !
William poussa un cri et lissa tomber sa tête sur les genoux de la comédienne, fondant en larmes à son tour, en vraies larmes.
Le lendemain matin, à dix heures, il regagnait son logis, où la veille il n’était pas rentré, après une de ces nuits couronnées de roses brûlantes qui valent pour les ames amoureuses ce que valent les journées aux couronnes de lauriers pour les ames de conquérans. Il s’était laissé tomber sur un sofa dans un coin de son atelier, et depuis une heure il goûtait un sommeil plein d’enchantement, quand on lui annonça la visite du duc Lionel de Norforth.
— Ah ! ah ! fit Lionel en l’abordant, je trouble dans un sommeil qui lui était probablement fort nécessaire monsieur le marquis.
— Monsieur le marquis ! que signifie ce mot, monsieur le duc ? répondit William, qui ne se croyait pas assez lié avec Lionel pour lui laisser prendre ce ton de plaisanterie.
— Cela signifie que j’ai l’honneur de parler au lord marquis du Colbridge. Hier matin, votre oncle le marquis de Colbridge et ses deux fils ont voulu faire une promenade en pleine mer, malgré tout ce qu’on a pu leur dire sur l’incertitude du temps et le danger des côtes. La petite embarcation qu’ils montaient portait non point leur fortune, mais la vôtre. Maintenant leurs corps sont à l’océan, leurs ames à Dieu, et leurs biens à vous. Comme j’étais en ce moment à leur château, où l’on venait d’organiser de grandes chasses, je me suis chargé d’aller vous annoncer la catastrophe qui vous fait pair d’Angleterre et l’un des plus riches particuliers de l’Europe. Je suis arrivé hier soir par le chemin de fer de Bristol ; je n’ai pas couru à votre logis, parce que j’étais sûr de ne pas vous y rencontrer. Quoique depuis un mois vous ne vous montriez plus à Covent-Garden, j’ai pensé que je vous y trouverais peut-être, mais je ne vous ai pas découvert, et, comme j’étais las, je ne suis pas resté au théâtre…
— De sorte, dit William, dont une terrible pensée venait de traverser soudain l’esprit, que vous n’avez appris à personne, hier au soir, le changement de mon destin.
— Ah ! si fait, reprit Lionel, j’ai vu miss Jane pendant un entr’acte.
Une effrayante expression de douleur se peignit sur les traits de William ; sa tête s’inclina sur sa poitrine, il sembla près de se trouver mal.
— Bien certainement, se dit Lionel en lui-même, c’est ma nouvelle qui agit sur lui de cette étrange façon. Ah ! fortune, de quel amour on t’aime !
De quel amour William aimait miss Jane !
Ainsi tout le bonheur de la veille était maintenant corrompu. Dans ces tendresses qui faisaient fondre son cœur, dans ces baisers qui mettaient la flamme en ses veines, il n’y avait que mensonge. Pas un seul n’était vrai de ces élans qui l’avaient porté au ciel. Il avait eu entre ses bras une créature froide, intéressée, maîtresse d’elle-même, calculant le prix de chacune des caresses dont elle l’enivrait. Il eut envie de ne pas la revoir ; plus cet ardent et adoré visage, tel qu’il l’avait vu dans les heures amoureuses, revint à son esprit et l’attira avec une incroyable puissance. Quelques instans après la visite de Lionel, William se rendait chez miss Jane.
Quand son amant entra chez elle, la comédienne était couchée sur un divan, les joues pâles, les yeux animés et les lèvres vermeilles, vêtue d’une longue robe du matin en velours noir, qui laissait voir tous les mouvemens et tous les contours de son corps. Elle tendit la main à William. Elle avait une de ces petites mains féminines, animées d’un fluide mystérieux, qui ne peuvent s’appuyer sur les vôtres sans vous jeter dans un étrange état de frisson. William mit, sur les doigts de Jane un baiser enflammé et rapide ; puis il s’éloigna d’elle en passant la main sur son front, et se prit à la regarder avec une tristesse mêlée de peur.
Qu’avez-vous à me, regarder ainsi, William ? dit-elle, que se passe-t-il en vous ?
— Jane, fit William, pourquoi ne me donnez-vous pas ce matin le nom que vous me connaissiez hier soir ? pourquoi ne m’appelez-vous pas marquis de Colbridge ?
Miss Jane cacha sa tête dans ses mains et garda un moment de silence. William la contemplait avec angoisse. Enfin elle se leva, les joues couvertes de larmes aux traces enflammées, les yeux secs. Elle venait d’attacher sur ses traits le plus vrai et le plus terrible de ses masques tragiques. Debout devant William, d’une voix où frémissait cette passion à bouleverser des milliers d’ames dont l’art et la nature lui avaient donné le secret :
— Vous venez me reprocher ce matin, lui dit-elle, mon amour d’hier, vous avez raison ; ce sera le souvenir le plus honteux, le plus flétrissant, le plus douloureux de ma vie. Moi qui espérais garder au moins dans cette existence désordonnée que nous font les entraînemens de l’art et les dédains du monde la dignité d’un cœur qui ne s’est livré jamais, moi qui espérais ne pas aimer, j’ai aimé un homme que je devais mépriser quelques heures après lui avoir montré mon amour. Oui, c’est vrai, je m’en souviens maintenant, je savais hier que vous étiez le marquis de Colbridge, quand vous êtes entré dans ma loge. C’est le duc de Norforth qui me l’avait dit, n’est-ce pas ? Lorsque je vous ai vu, vous dont une mauvaise puissance, dont une détestable magie fixaient depuis plus d’un mois l’image devant mes yeux, j’ai bien songé à la nouvelle du duc de Norforth ! Vous savez quelles paroles je vous ai dites à voix basse, quand il y avait du monde autour de nous, plus cet aveu qui m’est échappé au milieu des larmes quand nous avons été seuls. De ce qui s’était dit, de ce qui s’était passé, il y avait des années, il y avait une heure, je n’avais aucun souvenir. Toute ma vie était dans les mots que votre regard arrachait alors à mon cœur. Ah ! ces mots dont ce matin je suis désespérée, doit il me semble que je sois souillée pour les racheter, si je la possédais, je donnerais toute l’Angleterre. Oui, je me le rappelle à présent, vous êtes le marquis de Colbridge, vous êtes riche. J’ai fait une spéculation, n’est-ce pas ? J’ai voulu faire croire au marquis de Colbridge que je l’aimais. Eh bien ! lord Colbridge, maintenant, je vous le dis en face, je ne vous aime pas, je ne vous estime pas, et je désire ne jamais vous revoir.
— Jane, s’écria William, je suis un misérable, j’ai mérité votre haine, votre colère, votre mépris ; mais, croyez-le, en ce moment je mérite aussi votre pitié. Tenez, je suis à vos genoux, j’embrasse vos pieds, je mets mon cœur dans la poussière. Je vous demandé pardon et je souffre. Si vous saviez, combien je vous ai aimée déjà, combien je vous aime et combien je puis vous aimer encore ! Vous êtes ma pensée unique, ma vie entière. Cette douleur même, cette affreuse et injuste douleur que ce matin j’ai ressentie, que tout à l’heure je vous ai laissé voir, me l’a bien prouvé. Quand lord Nortorth est venu m’annoncer une nouvelle qui aurait suspendu chez un autre tout mouvement d’intelligence et de cœur, c’est à vous seule, à votre amour que j’ai pensé. Un terrible, un odieux soupçon m’est venu, et je me suis trouvé plus malheureux alors en tombant sur mes sacs d’or qu’un autre en tombant sur du fumier. Sans vous, tout me déplaît, m’ennuie et me fait mal. Vous m’aimiez, dites-vous, vous aviez toujours devant les yeux mon image ; c’est moi qui vous aimais, c’est moi qui vous voyais. Si vous saviez comme la nature m’irritait, comme ses splendeurs me semblaient mesquines, comme tous ses spectacles étaient pour moi sans intérêt, sans valeur, pleins de tristesse et de néant, alors que j’étais loin de vous, ne me doutant pas que vous m’aimiez ! Ah ! Jane, si vous avez pitié d’une vie qui vous appartient, d’une vie qui s’éteindra sans vous, tâchez de m’aimer encore. Je le sens maintenant, si vous m’aimiez, si je rentrais dans ce paradis d’où me bannit votre colère, je vous adorerais d’une adoration parfaite, il n’y aurait plus en moi, mon Dieu, une pensée qui ne fût toute d’amour et de respect pour vous.
Jane se laissa toucher, et comme cela arrive dans la vie amoureuse, cette vie où les heures s’enlacent d’une si capricieuse façon, aux emportemens du désespoir et de la colère succédèrent tous les élans du bonheur et de la tendresse ; puis vinrent ce sourire, cette gaieté, ces momens de libre causerie, de familiarité joyeuse, qui ont leur place parmi les émotions variées dont se compose le plus divin des passe-temps. Jane raconta en riant à William comment elle avait rompu avec lord Damville.
Le pauvre lord, qui l’impatientait depuis si long-temps par maint côté de son caractère, particulièrement par son goût pour les lettres, lui avait fait tout à coup une révélation désastreuse. Un beau matin, il lui, avait lu une pièce en cinq actes appelée Elisabeth, pour laquelle il réclamait son talent. Au moment où William était parti pour aller respirer l’air de la mer, on répétait la pièce de lord Damville à Covent-Garden avec activité, mais avec mystère. L’auteur d’Elisabeth voulait étonner ses amis et ses ennemis en prenant place un beau jour à côté de Shakspeare, sans en avoir prévenu personne ; mais la discrétion et la patience lui avaient manqué, et, une semaine avant la première représentation, il s’était mis à faire chaque soir des lectures dans les salons. Lord Damville était un de ces hommes qu’attire fatalement le ridicule des lectures mondaines. Du reste, on le croyait si peu en état de faire marcher une action et agir des personnages, que généralement on était étonné en voyant toutes ces entrées et toutes ces sorties, toutes ces demandes et toutes ces réponses qui se suivaient tant bien que mal pendant cinq actes ; puis on se disait : « Le talent de miss Jane fera des merveilles. » Il y a des bornes à toutes les puissances, même à celles des femmes et du talent. On avait représenté, il y avait huit jours, l’Élisabeth de lord Damville. Jamais chute n’avait été plus complète et marquée d’un caractère plus triste. La grande majorité du public, composé de gens bien élevés et amis de l’auteur, ne se permettait ni sifflets, ni murmures, mais s’abandonnait à une morne stupeur, à une somnolence désespérante et désespérée. Sur tous les visages couraient des bâillemens mélancoliques que les femmes cachaient derrière leurs éventails ou leurs bouquets, mais que les hommes laissaient voir sans pudeur. Au milieu de cette foule élégante et endormie, une poignée d’hommes sales et réveillés, placés dans les humbles et obscurs endroits qu’on n’avait pu interdire au vrai public, témoignait de temps en temps sa mauvaise humeur. Quand la pièce fut achevée, cette petite troupe factieuse demanda bruyamment le nom de l’auteur ; Dans les coulisses, on conseillait de tous les côtés à lord Damville de ne pas se nommer. Un poète dramatique ne peut jamais croire à sa chute. Alors que la pièce est finie, tant qu’il reste un spectateur dans la salle, il lui semble que les destins peuvent encore changer. Lord Damville se disait que son nom serait peut-être accueilli avec des transports d’enthousiasme. Cependant les avis lui vinrent si nombreux et si pressans qu’il n’osa pas lui résister. Au moment où il se résigner à décliner la paternité de son œuvre, un certain nombre de ses amis débusquèrent dans le théâtre. Norforth, s’avançant vers lui de son ton le plus étourdi de jeune seigneur, dit à lord Damville : — Écoute, mon cher, franchement ta pièce est détestable. — Ce signal donné, le malheureux Damville vit commencer pour son drame une véritable curée Il n’osait pas aller trouver miss Jane. La grande actrice lui devait le premier revers qu’elle eût éprouvé dans sa vie théâtrale. — Ma foi, disait-elle à William, je fus impitoyable Ah ! milord, m’écriai-je, quand je l’aperçus se tenant tout confus à la porte de ma loge, vous auriez bien dû m’abandonner pour les muses ou abandonner les muses pour moi. Ce soir-là, il ne me reconduisit pas à mon logis. Le lendemain, il m’écrivit que j’avais été, avec tout le public, bien cruelle pour lui, qu’il voulait quitter pendant quelque temps cette Angleterre où Shakspeare n’avait été célèbre qu’après sa mort, et où l’on avait outragé Byron. Je lui répondis que la postérité m’accuserait peut-être d’avoir méconnu un grand homme, que j’étais décidée à encourir ce reproche avec tout mon siècle, qu’il ferait bien de quitter l’Angleterre en effet, parce que les voyages guérissent des passions, et que ce serait un grand bonheur pour lui s’il pouvait se guérir de sa passion pour les lettres. Et il est parti, ma foi, et je suis libre et je t’aime, fit-elle en embrassant William.
— Mais comment, dit lord Colbridge, avez-vous pu si long-temps supporter un pareil homme ?
— Mon Dieu, je n’aimais pas, je n’avais jamais aimé ; tous les hommes me semblaient un peu plus ou un peu moins sots. J’attachais peu de prix à la différence. Celui-là, après tout, était d’une humeur obligeante. Il m’épargnait l’ennui de faire des courses, d’écrire des lettres, et me tenait de longs discours pendant lesquels je m’établissais conformément dans quelque songerie. Ah ! William, vous m’avez transformée.
— Jane, fit William d’une voix sombre et passionnée en embrassant l’actrice sur le front, que ne puis-je brûler toutes les images qui sont entrées dans votre cerveau avant que vous m’ayez connu !
— Hélas ! lui répondit-elle avec un douloureux accent, je vois bien à quoi vous songez : j’ai mené une vie indigne. Je suis la plus misérable des femmes ; je suis née en pleine Bôhème. Le premier fruit qu’on ait porté à ses lèvres a été le fruit défendu. Je ne sais pas quelles affreuses passions, quels terribles caprices ne m’ont pas battue de leurs ailes. Si vous désiriez des aveux, je vous en ferais dont vous-même, qui êtes un homme, vous frémiriez ; plus elle insista sur cette pensée, exprimée sous toutes ses formes à chacune de leurs nouvelles liaisons, par les hommes et par les femmes qui ne peuvent cacher un bagage embarrassant de galanterie, que dans le cœur est la vraie virginité, qu’elle donnait son cœur pour la première fois. Et enfin, en arrivant aux détails même de sa vie, elle présenta à William ces faits qu’elle lui avait peints d’abord si monstrueux sous des couleurs telles que le pauvre amoureux croyait peu à peu presser l’innocence même entre ses bras. Évidemment, aucun homme eu ses faveurs avant lord Damville, et même était-il bien sûr que lord Damville eût été son amant ?
Le fait est que William aimait comme il n’avait jamais aimé ; c’était sa vie tout entière qui s’écoulait, heure par heure, en joies, en souffrances, en emportemens, en extases, aux pieds de sa maîtresse. Il était plongé dans cette atmosphère féminine ou languissent et s’éteignent avec tant de délices les plus nobles, les meilleures existences, et cependant à chaque instant, lui dont l’esprit était vraiment élevé, dont le cœur était profond et sincère, il comprenait tout ce qui manquait à l’être dont il avait fait son dieu. La nature de miss Jane était en tout un mystère. Il y avait dans sa voix, quand elle déclamait les vers de Shakspeare, plus de poésie que dans la pensée même qu’elle traduisait. Ses costumes savans et charmans annonçaient chez elle une plus intime et plus vive intelligence de la peinture que celle des plus grands peintres de toutes les écoles ; eh bien ! quand elle raisonnait sur un poème ou sur un tableau, jamais rien d’original d’élevé ne sortait de sa bouche. Un jour, William alla visiter avec elle la célèbre galerie de lord Bentinck ; il revint plein de fatigue et de tristesse. Il n’avait point surpris dans sa maîtresse un seul de ces élans que demande au cœur qu’il aime un cœur épris de l’idéal. Les planches de la scène semblaient être pour elle ce qu’était le trépied pour la pythonisse. Quand elle ne les touchait plus, elle cessait de vivre de la vie enthousiaste et sacrée. Il y avait un monde cependant où elle conservait son énergie, sa grandeur, ses charmes surprenans et irrésistibles : c’était celui de la passion. Dans ce monde-là, elle régnait comme sur le théâtre ; mais de quelle façon perverse, tyrannique, meurtrière ! Elle armait de toute la puissance, elle ornait de tous les attraits du génie cette succession inouie de caprices effrénés, de fantaisies dépravées et égoïstes dont se compose une ame de courtisane.
Un jour, en se promenant avec William dans Hyde-Park, elle aperçut Lionel, qui, sortait d’une verdoyante allée. Le jeune duc maniait son cheval avec une parfaite élégance. Il rappelait vraiment, par sa belle tournure, par son grand air, ces seigneurs des siècles passés qu’il avait choisis pour modèles. Il passa auprès de la calèche où miss Jane était à demi couchée, regardant, avec lassitude plutôt que d’amour, les yeux de William, constamment fixés sur les siens. Il eut l’inspiration heureuse de ne pas lui parler, mais de s’incliner et de se découvrir en passant. Le beau Lionel saluait à cheval avec une grace particulière. Miss Jane, quand Lionel se fut éloigné, tomba dans une rêverie sombre et obstinée, semblable à celle d’un prince d’Orient qui regarde danser des bayadères. Cet homme qu’elle avait vu maintes fois, et dont maintes fois les tendres discours lui avaient semblé insipides, venait de lui apparaître sous un jour tout nouveau. William fut des heures entières sans pouvoir lui arracher une parole. Cependant il arriva un instant où ses vapeurs se dissipèrent tout à coup. Ses traits reprirent toute leur animation son esprit reprit toute sa verve ; elle sembla recouvrer toute sa tendresse pour William : elle venait de prendre un parti ; elle avait trouvé le plus simple et le plus ingénieux des moyens pour se débarrasser tout un jour de lord Colbridge.
À cette heure où Roméo quitte Juliette, où la verdure est gaie, le ciel rose et le cœur des amoureux mélancolique, elle dit tout à coup à William, dont l’ame, comme le corps de cette ardente Romaine d’un poète antique, rassasiée, mais non pas lassée d’amour, était suspendue à son regard : — Ne me regardez pas ainsi, vous me faites peur !
Il y avait dans sa voix tente et sonore un accent de mystérieuse épouvante qui glaça le cœur de Colbridge
— Au nom du ciel ! lui dit-il, Jane, qu’avez-vous ? Quelle fantaisie sinistre passe dans votre esprit ? Quel fantôme voyez-vous que mes yeux ne découvrent pas ?
— Vous me faites peur, reprit-elle de la même voix, vous m’aimez trop ! Et moi, tenez, je suis une malheureuse, je ne sais pas si je vous aime et si je vous ai jamais aimé !
— Jane, quelles affreuses, quelles cruelles paroles ! À quel jeu terrible vous vous livrez ! Rappelez-vous…
— Je ne me rappelle plus rien. Que voulez-vous ? je vous l’avais dit, ma nature est pleine de secrets que moi-même je ne comprends pas et n’ai jamais cherché à comprendre. Il n’y a eu chez moi ni les heures pures et fraîches de l’enfance, ni les heures tendres et inquiètes de la jeunesse : toute ma vie n’a été qu’une journée orageuse et brûlante d’été. Qui m’aime est un insensé ; chercher dans mon cœur de la tendresse, c’est chercher des fleurs sur un rocher, un palais au milieu des mers. Tenez, William, partez, quittez-moi ; tâchez de ne pas me maudire, car, si vous me maudissiez, ce serait une douleur pour vous ; à moi, hélas ! vos malédictions ne me feraient même point de peine. Tâchez de ne pas me maudire, mais de m’oublier.
Toutes les paroles ardentes et désespérées de William furent inutiles Jane se montra inflexible. Elle ne voulait plus le voir. Cet immense amour, disait-elle, l’effrayait et la fatiguait ; enfin le sentiment de l’orgueil froissé s’éveilla dans l’ame de Colbridge. L’esprit enflammé et bouleversé, le cœur saignant par maintes blessures, il se sépara de la comédienne. — Je m’en vais, lui dit-il en la quittant, visiter le château de Colbridge, dont je suis le maître et que je n’ai pas encore vu. Peut-être, en effet, le ciel, le grand air, les courses dans les forêts, me feront-ils oublier l’atmosphère pleine de fièvres dans laquelle j’ai vécu.
À peine William l’avait-il quittée., que miss Jane écrivait à lord Norforth : « le me suis débarrassée pour un jour du marquis de Colbridge. Je suis lasse des amours sombres et passionnées. Si vous vous sentez disposé à m’aimer comme je vous aime, gaiement et modérément, venez. »
En même temps que ce billet, elle en écrivit un autre adressé au marquis de Colbridge, en son château de Colbridge, qu’elle ordonna à un domestique de mettre à la poste le soir, de façon à ce qu’il arrivât à Colbridge, situé à quelques lieues de Londres, le lendemain matin. Voici quel était ce billet : Je t’aime, William, je t’ai toujours aimé, je n’ai jamais aimé que toi : oublie les paroles insensées que je t’ai dites hier et reviens. »
William était sur le perron de son château se disposant à monter à cheval par une matinée qu’éclairait un magnifique soleil de septembre, quand il reçut cette lettre. Son regard, du lieu où il se trouvait, embrassait une vaste étendue de ciel lumineux et de plaines d’un vert éclatant coupées de fossés et de barrières qui provoquait l’ame et le corps à l’enivrement des courses au galop. Ce morceau de papier qu’il tenait entre ses mains le rappelait à une vie malsaine, fâcheuse, que sa raison et presque son honneur lui ordonnaient d’abandonner ; tout ce que contemplait ses yeux l’appelait au contraire à une bonne et généreuse vie : il n’hésita pas un instant. Au bout de quelques heures, il était à Londres, ne sachant pas s’il existait en ce monde d’autres beautés que les charmes de miss Jane.
William avait servi de témoin dans une affaire à un de ces hommes comme on en rencontre assez souvent parmi les officiers de l’armée anglaise, qui joignent à une grande fermeté de cœur des qualités intellectuelle d’une nature originale et d’un ordre élevé. Le colonel Scander avait inspiré à William une profonde estime et une assez vive affection. Dans les heures qu’à son grand regret il ne donnait pas à miss Jane, c’était avec lui qu’il avait le plus de plaisir à se trouver. Un matin, le colonel vint chez Colbridge, et voici à peu près ce qu’il lui dit :
— Mon cher marquis, il y a un rôle qui à tout âge et pour tous les hommes est humiliant et douloureux, mais qui à un homme de votre caractère et de votre âge doit causer une humiliation et une douleur toute particulière. Miss Jane, il est impossible que vous ne le sachiez point, vous a affublé de ce rôle-là…
Si vous ne donniez à miss Jane que de l’argent, je ne vous adresserais aucun reproche. Avec votre fortune et votre naissance, qu’on paie une femme qui vous trompe, c’est fort bien, cela vaut infiniment mieux que de tromper, comme on le fait d’habitude, une femme qu’on ne paie pas ; mais vous donnez à miss Jane votre cœur. Il n’est bruit dans Londres que de votre amour pour elle. La passion effrénée qu’elle vous inspire est le texte de tous les discours ; les imbéciles en rient, les philosophes en raisonnent, tous les oisifs en sont ravis ; moi, cette passion m’afflige, car elle vous tue. Je ne vous dirai pas qu’elle vous avilit, ce serait une expression trop forte ; toutefois elle vous fait perdre, c’est bien certain, cette estime parfaite, cette considération sérieuse dont un homme de votre valeur devrait être entouré. Elle vous met en contact avec un fléau social dont vous n’auriez jamais dû sentir les atteintes, avec le ridicule. Le duc de Norforth est parti hier pour Saint-Pétersbourg, après avoir échangé deux coups de pistolet avec moi. Savez-vous pourquoi ? je vais vous le dire. Dans un souper que le Prince de Nipperg nous a donné il y a trois jours, Norforth a tiré de sa poche une lettre où miss Jane lui disait de venir, parce qu’elle s’était débarrassée de vous. Et il nous a raconté par quelle scène sentimentale cette perverse créature s’était fait les loisirs dont elle a usé de la sorte. Je n’ai point pu supporter le rôle que vous jouiez dans l’histoire de Norforth, qui cependant, je dois le dire, s’exprimait avec beaucoup de convenance sur vous. Je lui ai parlé en termes vifs qui ont amené la rencontre d’hier. Encore si c’était seulement pour des gens comme Norforth que vous fussiez trompé ! Norforth est un sot, mais enfin c’est un homme de notre monde ; miss Jane vous unit, sans que vous le sachiez, à ce qu’il y a de plus bas dans le caractère et de plus infime par la condition. En ce moment, vous seul peut-être ignorez qu’elle a pour amant Mady le danseur. Cela me coûte, Colbridge, de venir vous faire supporter, je le sais bien, la plus douloureuse opération qu’un homme puisse subir ; c’est une partie de votre ame dont il faut vous séparer, car malheureusement le mal est en votre ame.
William, depuis l’instant où Scander lui avait raconté l’histoire de Norforth était tombé dans un véritable état de stupeur. Ses yeux brûlans et sans larmes ne réfléchissaient aucune pensée. Quand il entendit prononcer le nom de Mady, un souvenir se présenta sur-le-champ à son esprit. Il se rappela avec quelle insistance miss Jane l’avait prié de ne pas venir la voir dans la matinée, pour qu’elle pût se livrer sans distraction aucune à l’étude d’un nouveau rôle. Il se leva, ne dit pas un mot, ne jeta même pas un regard au colonel, et courut à la demeure de sa maîtresse. Sans s’arrêter aux paroles suppliantes et aux airs effarés, de la femme de chambre, il traversa comme un fou cet appartement dont chaque pièce avait renfermé, pour lui, des scènes de bonheur ; et il arriva jusqu’à la chambre à coucher de miss Jane. Sur ce sofa où il avait échangé avec elle ces regards, ces paroles, ces caresses qui ne la livraient pas à lui, tandis qu’ils le livraient à elle tout entier et pour toujours, il la trouva suspendue au cou du danseur Mady.
Il s’enfuit ; quand il fut hors de cette demeure maudite, il ne savait pas s’il marchait dans le jour ou dans les ténèbres. L’astre qui l’éclairait était tombé du ciel. Il crut qu’il devenait fou et s’en réjouit. Il désirait voir sa tête ou le monde se briser. Au moment où ses pieds chancelans allaient le trahir et le jeter comme un homme ivre sur le pavé, il tomba entre les bras du colonel Scander, qui l’avait suivi.
Le marquis de Colbridge partit pour la France. Il s’établit dans la ville la plus mélancolique qui existe en ce monde, à Versailles On disait de lui : C’est un Anglais immensément riche, atteint du spleen. La maladie de William était cent fois plus cruelle que le spleen, car souvent des douleurs aigues succédaient pour lui à un état habituel de langueur. L’amour, quand on aime vraiment, attache tellement à tous les objets une idée mystérieuse et enchantée, qu’après les grandes douleurs amoureuses il n’est rien où l’on ne trouve un souvenir meurtrier. Les tableaux, les arbres et les livres faisaient souffrir William. Il vivait parce qu’il avait perdu ce degré d’énergie auquel on se tue.
Un jour, après une promenade à pied, il se souvint du plaisir qu’il éprouvait quand il était pauvre et jeune (il lui semblait que sa jeunesse était séparée de lui par d’immenses espaces de temps) à passer, au fond des tavernes devant un pot de bière, de longues heures de songerie. Il entra dans un petit café placé au coin d’un de ces boulevards déserts et solennels de Versailles. Son regard tomba par hasard sur un journal taché de tabac, et voici ce qu’il y lut : « La célèbre actrice d’outre-Manche, miss Jane, est dangereusement malade. On attribue aux fatigues de la scène l’état d’abord inquiétant et maintenant presque désespéré où elle est depuis plus d’un mois. »
À peine William eut-il lu cet article, qu’il courut chez lui, dominé par une seule pensée. Au bout de quelques instans, des chevaux de poste étaient devant son hôtel Le soir même de ce jour, il prenait au Hâvre le paquebot de Southampton ; le lendemain il était à Londres, auprès du lit de miss Jane.
La comédienne, depuis sa rupture avec Colbridge avait mené une vie effrénée. Cette féminine organisation n’avait pas été assez forte pour cette existence à la Mirabeau, où les fatigues du génie succédaient aux fatigues du plaisir. Elle était tombée malade, et l’on disait autour d’elle qu’elle se mourait. Quand William l’aperçut, il éprouva un immense transport de douleur, mais d’une douleur si tendre, qu’elle lui fit du bien. Il était heureux de s’abandonner à un sentiment qui, loin d’être haineux, était au contraire plein de douceur et de miséricorde vis-à-vis de cette créature qu’il avait tant aimée, qu’il aimait tant pour mieux dire. Et puis, quand il la contemplait si pâle dans ce lit blanc ; déjà paraissant presque unie au linceul, il lui semblait qu’en elle et autour d’elle se rétablissait une sorte de pureté Il oubliait dans quelle vie brûlée et souillée par la débauche toutes ces graces qui lui étaient si chères s’étaient abîmées. Livrée à cet abandon qui aux heures de la maladie et de la mort se fait si souvent autour des royautés, surtout des royautés de plaisir, miss Jane avait éprouvé une grande joie à voir apparaître Colbridge. Elle conservait jusqu’en son délire la science instructive de tout ce qui excite l’amour ; elle jetait de temps en temps à l’oreille de William, tandis qu’il se tenait à son chevet, la tête appuyée sur son lit, les lèvres attachées à sa main, quelques paroles qui lui rendaient les longs et ardens frissons des anciens jours.
Une nuit où elle ne pouvait pas dormir, et où elle semblait envahie par une funèbre tristesse : — William, dit-elle, quand je ne serai plus, souviens-toi bien que tu as seul eu le secret de ma vie, que je n’ai jamais appartenu ni à l’art, comme on l’a tant de fois répété, ni au plaisir, comme on l’a tant de fois répété aussi, mais à toi, uniquement à toi. Je suis heureuse de te dire cela, William, aux heures où l’on ne ment point.
La mort s’éloigna de miss Jane. C’est certain, elle n’aime pas à frapper ceux qui exercent en ce monde des puissantes dangereuses. Les jours de l’actrice cessèrent d’être menacés, mais on lui ordonna d’abandonner pour une année le théâtre. – Eh bien ! lui dit William, quand les médecins lui signifièrent cet arrêt, nous irons en Italie. Tu oublieras, comme je l’ai oubliée, la vie de l’art pour ne songer qu’à la vraie vie. Je suis enchanté que tu rompes avec cette existence de la scène qui mettait la fièvre dans ta pensée et dans ton sang. De la tombe qui t’a presque engloutie un instant, tu es sortie pour moi aussi pitre, que de ton berceau. Je veux te mener, comme on mène son épousée après un mariage, sous un ciel où l’amour se trouve pour ceux même qui ne l’ont pas emporté dans leur cœur.
Un de ces palais de Venise gais le matin graves le jour, amoureux et rêveurs la nuit, reçut lord Colbridge et miss Jane.
Cependant miss Jane s’ennuyait ; voilà ce que découvrit Colbridge. Cet amour qui lui semblait suffisant à lui pour remplir une éternité, pour elle, ne pouvait plus remplir une heure. Ce n’était même point la scène qu’elle regrettait ; ce regret-là aurait été le moins cruel que pût renfermer son cœur pour l’amour-propre de Colbridge. C’était la vie du mouvement, de la liberté, du plaisir, des caprices assouvis, après laquelle elle soupirait. William se promenait le soir en gondole avec elle, il lui montrait les étoiles (que lui faisaient les étoiles ?) et les vagues (que lui importaient les vagues ?). Miss Jane aurait donné toutes les merveilles de ces nuits poétiques pour les joies d’un de ces soupers de Londres où elle faisait folie de son corps et de son ame
Un jour, avant l’heure du dîner, William se promenait seul sur la place Saint-Marc, l’esprit irrité, les nerfs malades, le cœur triste. Miss Jane avait passé dans un long bâillement toute sa journée. Il rencontra le duc Lionel de Norforth, qui accomplissait son dixième voyage d’Italie.
William n’avait pas vu Lionel depuis ce souper que lui avait raconté Scander. Le moment où reparaissait devant lui cet homme, dont le nom seul lui causait un mouvement de douleur et de colère, était particulièrement malheureux. Une querelle rapide eut lieu entre lord Norforth et lord Coleridge.
Le lendemain, on rapportait William à sa demeure avec une balle dans la poitrine. Il était fort près de la mort ; cependant le danger s’éloigna de lui. La balle fut extraite, mais il entra dans une de ces longues maladies qui suivent parfois les blessures d’armes à feu. Dans la fièvre qui ne le quittait presque jamais, il voulait toujours avoir entre ses mains la main de miss Jane. Son amour pour cette créature était devenu semblable à une tendresse d’enfant pour sa mère. Quand sa maîtresse s’éloignait, il se mettait à pleurer. Sa respiration cessait d’être oppressée, son regard prenait un peu de calme, alors seulement qu’elle appuyait sa bouche sur son front.
Comme presque tous les malades (c’était là ce qui augmentait encore son besoin d’une présence chérie), il avait pris en haine tous les autres visages que celui de miss Jane. Un être surtout lui inspirait un sentiment de répugnance : c’était le médecin qui le soignait. Ce médecin était un Français ayant dans l’extérieur et dans l’esprit cette espèce d’agrémens vulgaires qui appartient à une certaine classe de notre nation. C’était une sorte de beau dont l’amabilité familière, bavard et présomptueuse froissait l’ame haute, silencieuse et discrète de Colbridge. Rien n’irritait William comme la façon dont le docteur l’appelait son cher malade et disait « belle dame » à miss Jane.
Du reste, M. Julien (c’était le nom du médecin) montrait au blessé un grand dévouement. Il venait renouveler les pansemens plusieurs fois par jour, et quelquefois il lui arrivait, quand le soir amenait chez le malade une fièvre trop forte, de passer la nuit.
Presque toujours, vers onze heures, William s’endormait donnant la main à miss Jane, et d’habitude il ne se réveillait qu’au bout de deux heures. Un soir il s’endormit comme à son ordinaire, mais il ne goûta qu’une demi-heure de sommeil. Il ne vit pas auprès de lui la figure de miss Jane. Il avait une fièvre violente, et il était dans cet état fatigant entre la vie réelle et la vie du songe qui se prolonge long-temps pour les malades aux heures des réveils nocturnes. Il désirait passionnément entendre la voix et contempler les traits de sa maîtresse. La chambre où couchait miss Jane tenait à la sienne. La porte en restait habituellement ouverte. Ce soir-là, cette porte était fermée. William voulut appeler, mais aucun son ne vint à sa bouche. Une émotion étrange, dont il ignorait la cause, étouffait sa voix au gosier. Alors il entreprit de se lever et se dirigea vers la chambre à coucher de miss Jane. Il arriva d’un pas silencieux jusqu’à cette porte qu’il était irrité de voir fermée ; il l’ouvrit, et il vit quelque chose de répugnant, de terrible, d’odieux : miss Jane était entre les bras de son médecin.
Colbridge tomba inanimé sur le parquet. Il eut pendant une semaine la fièvre et le délire ; miss Jane avait essayé de se présenter devant lui, mais sa présence avait produit sur le malade un effet tel que force lui avait été de s’éloigner. Cependant, comme on ne meurt jamais de ce qui devrait vous tuer, William se rétablit, et un jour qu’il était assis dans un grand fauteuil au soleil, sur un balcon où mainte fois il était venu avec sa maîtresse jouir de Venise et de i’amour, il eut le sentiment magnétique d’un être respirant derrière lui. Il se retourna, et, dans la lumière du ciel vénitien, il aperçut la blonde chevelure de miss Jane. Jamais la comédienne n’avait été plus belle et n’avait eu sur le visage une expression plus habilement composée. C’était quelque chose d’humble et de repentant jusqu’au désespoir, de résolu jusqu’à la témérité. – William, lui dit-elle en tombant à ses genoux qu’elle étreignit avec un indicible emportement, écoute-moi, je suis une mauvaise femme, une femme perdu, une courtisane, je te l’avais dit, mais je t’aime…
Tout ce qu’elle mit de passion dans ce dernier mot, qui par lui-même renferme une puissance d’une si incroyable magie, c’est ce que je ne rendrai pas. Il s’agissait d’embraser cette parole d’un feu qui cautérisât la plus profonde des blessures. Ce je t’aime disait ou plutôt criait : Que t’importent mes fautes et mes hontes, que téimporteraient mes crimes ? Mon corps et mon ame ont plus de bonheur à te donner qu’ils ne t’ont jamais causé de douleur. Crois-tu que sans moi tu puisses vivre ? Sans mon amour, tu manques d’air sous ce ciel ; tu as froid dans ce soleil.
William se leve lentement, Jane restait à genoux, et, appelant son valet de chambre : — Qu’on me délivre de cette malheureuse ! dit-il ; puis il quitta le balcon et le salon même dont le balcon dépendait, après avoir vu la main du laquais se poser sur le bras de sa maîtresse.
L’infini n’est donné à rien ici-bas. Il faut que l’art voie toujours sa puissance se heurter contre une limite. Miss Jane se releva la rougeur au front, et au cœur la grande douleur de l’artiste vaincu. Elle savait qu’elle ne retrouverait jamais un accent comme celui qu’elle avait demandé et arraché à sa poitrine. Elle n’a jamais cherché à revoir lord Colbridge.
William épousa miss Claforth. Quelques mois après ce mariage, il trouva lâche et honteur le sentiment qui l’empêchait d’aller à Copvent-Garden, où miss Jane avait repris le cours de ses succès, et il se rendit à cette rreprésentation d’Othello dont j’ai parlé au commencement de ce récit. C’est là que j’étudiai dans son regard ce que laisse au cœur d’un galant homme la passion inspirée par une femme comme miss Jane. Lord Colbridge ne sentira jamais les joies du foyer, le rêveur attrait des enfans, le charme austère de l’épouse : il est pour toujours marqué du sceau fatal des profanes amours.
PAUL DE MOLÈNES.