CARACTERES ET RECITS.




UNE LEGENDE MONDAINE.




I


— Je voudrais, me dit un soir une personne à qui je désirais infiniment plaire, que vous me contiez une histoire très passionnée, un peu moqueuse, et ayant un côté édifiant.

— Je sais, répondis-je, une légende d’une espèce toute particulière qui pourra peut-être vous satisfaire. Mon histoire, en tout cas, aura pour vous cet intérêt, que presque tous les personnages vous en sont connus. Suivant moi, il y a entre l’héroïne et vous nombre d’analogies que, pour la plupart certainement, vous refuserez d’admettre. Quant au héros, j’ai toujours eu, je l’avouerai, l’ardent désir et même la prétention secrète de lui ressembler.

Toute l’armée d’Afrique a connu le capitaine Séléki, du 2e régiment de la légion étrangère. Si je fais jamais, comme je le désire, le portrait du capitaine d’infanterie, caractère qui répondrait, par son humble et sacrée poésie, à celui que M. de Lamartine a tracé dans Jocelyn, le capitaine Séléki me servirait de modèle. Tous ses camarades avaient pour lui une amitié sérieuse comme sa belle figure, et forte comme sa belle ame.

Quant à ses soldats, ils l’adoraient. Séléki pratiquait envers eux une véritable charité d’apôtre, qui cependant, en ses détails les plus infimes, avait une sorte de grandeur royale. C’est de cet air bien certainement que saint Louis devait laver les pieds des pauvres, me disait un de ses amis en me racontant comment, pendant les longues marches, il aidait le chirurgien à panser les pieds des blessés. Son visage, au feu, était empreint d’une bonté limpide et d’une sereine tristesse. On le disait pieux, et il l’était. Or, voici comment lui advint sa piété.

On se rappelle l’expédition qu’en 1832 la duchesse de Berri fit dans la Vendée. À cette époque, il n’était bruit dans la garnison et parmi la jeunesse de Nantes que d’un gentilhomme des environs appelé Robert de Vibraye, dont la batailleuse ardeur demandait chaque jour un aliment aux querelles de café. Robert avait à peine vingt-deux ans. La révolution de juillet l’avait empêché de prendre le métier des armes, pour lequel son appétit d’aventures, son courage sans bornes, sa loyale et turbulente humeur, son regard impérieux, ses traits virils, sa taille à la fois droite, ondoyante et fière comme le panache d’un chevalier, toute sa personne enfin, intérieure et extérieure, lui criait qu’il était né. Notre héros souffrait donc de toute l’irritante douleur d’une vocation frappée par la destinée. Il ne pouvait pas se persuader que la chasse fût, comme le lui avait dit son précepteur, l’image de la guerre. Les perdrix qu’il atteignait sous l’aile, les lièvres dont il brisait le train de derrière, ne lui faisaient pas l’illusion de combattans étendus sous le ciel. De là vint qu’il se précipita dans le duel avec emportement et délices. Les bleus et les patauds, comme il appelait dans son langage arriéré les militaires qui avaient accepté et les bourgeois qui avaient fêté la révolution de 1830, étaient chaque jour les objets de ses provocations. Plein d’une ardeur contenue à l’épée, d’un calme glacial et terrible au pistolet, il était rare qu’il n’envoyât pas ses adversaires au moins jusqu’au seuil de la mort. Les jours où il avait couché un homme par terre, il avait le visage illuminé d’un enthousiasme scandinave, sa parole était bruyante et joyeuse, sa démarche légère ; aussi l’appelait-on Robert-le-Diable dans le pays.

Ce nom ne lui venait pas seulement du plaisir qu’il prenait, pour me servir d’une de ses expressions, à débarrasser les ames de leur enveloppe ; on appelait ainsi Robert pour une autre cause connue de toute la Vendée. Le père de Robert, le comte Thierry de Vibraye, était un de ces gentilshommes d’humeur bizarre et indomptable à la façon du marquis de Mirabeau et du comte de Montlosier, qui représentaient la vieille noblesse dans son excentrique indépendance et ses caprices hasardeux. Pendant la révolution, il avait servi dans l’armée de Condé. La gloire impériale ne l’avait pas réconcilié avec la France révolutionnaire, et, jusqu’en 1815, il était resté dans les troupes étrangères, se souciant aussi peau qu’un Armagnac ou un Saint-Pol de savoir s’il offensait ou non les dieux de la patrie. Tout en guerroyant sur le Rhin pour la maison catholique de Bourbon, un beau jour il devint amoureux d’une descendante de ces Hampfeld qui donnèrent asile dans leur château à Luther et se firent les plus zélés défenseurs de la religion réformée. La comtesse Griselidis avait des yeux qui lui parurent valoir mieux qu’une messe. On exigea que pour l’épouser il se fît huguenot. Notre gentilhomme n’eut pas à se faire protestant plus de scrupule que n’en avait eu le comte de Bonneval à embrasser l’islamisme. Depuis, il mit son orgueil à justifier par maint paradoxe ce qu’il avait fait par amour. Le culte réformé, disait-il, était le seul qui convint au maître d’un fief. La religion catholique était entachée de démagogie ; elle avait enfanté la ligue, tué Henri IV, prosterné toute la noblesse aux pieds des confesseurs de cour. Le comte de Vibraye écrivit sur cette matière un livre rempli d’expressions violentes et heurtées, mais qui produisaient en se heurtant de singulières étincelles. L’oeuvre fit scandale, fut foudroyée par l’église, et condamna M. de Vibraye, malgré ses campagnes sous tous les étendards royaux, à mourir, en pleine restauration, dans la solitude et la disgrace. Robert avait dix-huit ans quand il perdit son père ; depuis deux années, sa mère avait laissé vide le grand fauteuil où elle rêvait à la patrie allemande. La jeunesse se leva pour lui sur deux tombeaux.

Il se livrait à une tristesse emportée, comme l’était toujours chez lui toute pensée et tout sentiment, quand vint à Nantes Mme de Kerhouët, que vous savez, qui a écrit, sous le nom de Marie Stella, la Vallée des Larmes, les Amours d’un Ange, la Harpe et le Rosaire, et d’autres romans pleins de mysticisme, où se montre en définitive une belle ame ; car Mme de Kerhouët est une excellente personne, à qui ne manque que le don profane du talent. Elle était un peu parente de Robert, que ses soixante ans lui permirent de traiter avec une expansive affection. Notre jeune homme avait, malgré ses instincts violens et sauvages, une certaine grace sentimentale, fruit de ses promenades à travers bois et surtout d’une éducation donnée par une mère. La douairière le trouva charmant, et résolut de l’enlever à la damnation éternelle en le tirant des griffes de Luther. Robert, à vrai dire, ne savait guère en quoi un catholique différait d’un luthérien. Malgré le sang chrétien qui coulait dans ses veines, c’était en religion une sorte de Huron. Mme de Kerhouët était la seule personne qui représentât pour lui le plus indispensable élément de notre vie, la tendresse féminine ; elle désirait qu’il fût catholique, il fut heureux d’avoir à lui donner une marque de soumission, et se résigna courageusement à s’entretenir chaque jour avec l’évêque de Nantes, qui voulut lui-même offrir cette ame au Seigneur. Tout alla pour le mieux dans cette conversion. Robert reçut l’eau du baptême avec la dignité d’un roi sicambre. Mme de Kerhouët, sa marraine, en faisait le héros du plus séraphique de ses romans, quand se passa la scène infernale qui jeta brusquement Robert loin des voies bénies, et lui fit mériter plus que tous ses duels son sinistre surnom.

L’évêque de Nantes, fort digne homme du reste, était un peu janséniste. Son inflexible conscience ne lui permettait point de tempérer, même dans une vue chrétienne, les plus rigoureux dogmes de sa foi. Un jour, Robert eut l’idée malencontreuse de lui demander s’il pensait que sa mère, née et morte dans la religion luthérienne, était damnée. L’évêque lui répondit qu’elle l’était indubitablement. Robert gardait de sa mère un souvenir d’une tendresse passionnée. L’évêque parut tout à coup à son esprit chevaleresque et impétueux un suppôt maudit de la puissance qui condamnait sa mère aux tortures. Robert le somma de rétracter ses paroles avec un regard furieux et un geste menaçant. L’évêque prit l’attitude d’un martyr, et répéta sa terrible sentence. Robert commit le même sacrilège que Marino Faliero : il donna un soufflet au prélat ; puis, sentant lui-même tout ce qu’il y avait d’irréparable et de monstrueux dans ce transport de colère, il s’enfuit, s’élança sur un cheval, et courut s’enfermer à Vibraye. Mme de Kerhouët ne revit plus son filleul, qui, à partir de ce jour, passa toute sa vie à chasser, se battre et mettre à mal les jolies filles. L’outrage de Robert à son illustre directeur avait fait un tel bruit, que, même à Vibraye, on s’en entretenait, en se signant, sous les plus pauvres toits ; mais le jeune comte avait tant de bonne grace dans ses intrépides allures et répandait un charme si singulier sur ses plus fougueux caprices, que ni le dévouement, ni l’amour, ni le respect n’étaient éteints pour lui dans le village qu’animait sa jeunesse. Seulement on recommandait son ame avec ferveur au Dieu qui a pitié des corps souffrans dans les chaumières et des ames tourmentées dans les châteaux.

Robert était donc encore, en 1832, un des hommes qui pouvaient tenter avec le plus de succès, à une certaine heure, de remettre la foudre et la mort dans les buissons de la Vendée, quand on apprit tout à coup que la duchesse de Berri venait demander de nouveaux miracles d’héroïsme à la patrie des Bonchamp et des Charette. On comprend avec quelle ardeur Vibraye, qui chaque jour risquait sa vie pour les plus vulgaires et les plus futiles motifs, embrassa la plus émouvante et la plus romanesque des causes. Ce ne fut pas lui qui s’inquiéta des forces qui soutenaient et des forces qui combattaient la princesse. Tout dans cette expédition lui sembla le mieux combiné, le mieux conduit et le plus raisonnable du monde. Si la mère de l’exilé avait trouvé beaucoup de soldats de cette espèce, le drapeau blanc eût flotté autre part que derrière des buissons et sur quelques masures. Robert tua quatre hommes de sa main au combat de la Vieille-Vigne, dirigea trois retours offensifs au Gros-Chêne, et prit part enfin à l’immortelle fusillade de la Pénissière.

Ce fut par une nuit de juin qu’eut lieu cette merveilleuse action, qui met dans l’histoire moderne une page des anciennes chroniques. Juin, en France, est un mois sanglant. Cette guerre civile en plein champ avait un aspect en même temps plus grand et moins désolé que nos combats entre des murailles. Au-dessus de l’espace embrasé où se croisaient les balles, le ciel déployait ses vastes et transparentes solitudes, qui, à cette heure même peut-être, allaient devenir l’asile de plus d’une ame de héros. Ce cor qui, à une autre époque, aurait eu, comme la trompe de Roland, les honneurs d’une légende, cet instrument des temps passés en étrange harmonie avec les ames qu’il exaltait, envoyait, à travers les coups de feu, aux échos des forêts ses notes vaillantes, et sonnait sans relâche, jetant dans le cœur des assaillans, par ses accords plus stridens et aussi obstinés que la fusillade, une sorte de malaise superstitieux.

On sait comment succomba la Pénissière. Le feu fut mis à une grange qui atterrait au château. Quand les assiégeans virent s’abîmer au milieu des flammes l’édifice délabré dont une poignée d’hommes avaient fait une forteresse invincible, ils s’éloignèrent. Deux murs, en se rejoignant ; formèrent un abri où les défenseurs de la Pénissière échappèrent à l’incendie, et, lorsque le silence fut rétabli dans la campagne, plus de quarante combattans sortirent de ces décombres. Parmi ceux qui retournaient ainsi à la vie après avoir subi les plus terribles embrassemens de la mort était Robert de Vibraye.

Quand cette procession de revenans eut fait quelques pas, elle s’arrêta. Un même avis fut émis par tous les membres de la petite troupe on décida qu’il fallait se séparer. La cause de la légitimité était perdue. La défense héroïque et l’incendie de la Pénissière étaient le funeste et glorieux dénoûment de la dernière guerre de la Vendée. Maintenant chacun des intrépides combattans qui venaient de donner au drapeau blanc une noble sépulture n’avait plus qu’à songer à sa sûreté. Plus d’un de ces vaillans soldats était gravement blessé. Robert avait une côte brisée par une balle. L’étroite veste de chasse dans laquelle était serrée sa taille retenait seule le sang qui s’échappait de sa blessure. Toutefois il ne voulut être accompagné par aucun de ses frères d’armes, et, s’appuyant sur un fusil, il se mit seul en quête d’un asile. Tout près de la Pénissière est un château appelé Saint-Nazaire, qui appartient au duc de Tessé. Ce fut vers ce château que se traîna Robert. Il arriva presque défaillant à la grille. Les gens qui vinrent lui ouvrir recueillirent un corps inanimé entre leurs bras. En ce moment, le salon du château était tout resplendissant de lumière. La belle duchesse de Tessé était venue promener dans cette pauvre Vendée toute saignante les élégances et les caprices de sa vie oisive et agitée.

II

J’ai failli être très amoureux de la duchesse de Tessé. Je trouve un coin d’originalité à son caractère, et une distinction touchante à sa beauté. Elle est Écossaise, comme vous savez, et se nomme Élisabeth de Kenworth. Elle est née dans un château que vont visiter tous les touristes, dans un de ces châteaux qui font croire aux fées, et nous donnent un amour maladif des âges évanouis. Sa famille est catholique, et a servi les Stuarts à travers toutes les vicissitudes de leur fortune. De là s’est développé en elle un ardent et mélancolique instinct du vieil honneur chevaleresque. Il y a dans toute sa personne quelque chose de gracieux et de fatal. On reconnaît dans ses veines un sang qui appartient aux morts violentes, dont l’héroïsme et le martyre ont disposé ; mais ce sang anime des lèvres créées pour le sourire et pour choses meilleures encore. Elle n’est point blonde, et sa chevelure toutefois se ressent de son pays. Vous avez remarqué ces cheveux, comme les peintres italiens les aiment, qui, pour être de la couleur des épis, n’en sont pas moins ardens comme le Vésuve : les cheveux d’Élisabeth sont d’un noir qui ne les empêche point d’avoir les pâles reflets et la mystérieuse fraîcheur d’une chevelure d’ondine. Tout, du reste, est en elle apparition du bord des lacs. Sa taille élancée et légère semble faite pour disparaître dans l’onde et les nuages. On ne peut point la voir valser sans tomber dans une rêverie d’où l’on sort avec un mouvement de fièvre au cœur.

Mais, si de tout cela vous concluez que c’est une personne rêveuse, élégiaque, qu’on fera marcher, comme l’ombre d’Eurydice, avec les accords d’une lyre, vous avez grand tort. La duchesse de Tessé soupe gaiement et monte hardiment à cheval. Elle est bruyante, elle est rieuse, elle accepte avec une résolue étourderie tout le train ordinaire des joies mondaines. Seulement il lui arrive parfois à l’Opéra, entre deux sourires, de se jeter tout d’un coup brusquement au fond de sa loge, et de répandre dans un mouchoir, où plus d’une bouche passionnée s’ensevelirait avec ivresse, quelques larmes brûlantes et limpides, perles de feu qui viennent d’une mine inconnue de douleur et de tendresse. Le souffle de l’éventail sèche ces pleurs, et la duchesse rentre dans sa vie habituelle, plus animée, plus légère, plus oublieuse de toutes les grandes tristesses, plus clémente envers la folie et même envers la sottise, car la duchesse de Tessé a fait avec les fous et les sots le pacte que le plus tyrannique des défauts force les plus fières et les plus spirituelles beautés à former avec les gens de cette espèce : elle est coquette.

La duchesse de Tessé, tandis que Robert se traînait, épuisé dans la nuit, à la porte de son château, travaillait à une tapisserie destinée à recouvrir un immense fauteuil où elle voulait ensevelir son joli corps en ses jours de langueur ou de méditation. Auprès d’elle, le marquis de Penonceaux jouait avec des écheveaux de laine que de temps en temps elle lui arrachait sans mot dire, et se livrait, en langage de précieuse, à des réflexions de vétérinaire au sujet des dernières courses. Le comte Théobald Lanier, gentilhomme de 1830 et un des fondateurs du jockey-club, était perdu dans la contemplation de la botte vernie qui emprisonnait un pied auquel il attachait de grandes prétentions. Mme de Mauvrilliers, qui, pour venir donner un mois à sa chère Lisbeth, s’était décidée à quitter des gens qu’elle n’aimait pas, des lieux où elle s’ennuyait, et à faire un voyage dans la plus belle saison de l’année, promenait mélancoliquement ses belles mains, à la peau transparente et aux lignes sévères, sur un piano chargé de fleurs.

André, dont je veux vous dire quelques mots tout de suite, s’affligeait de ce qu’un air d’ennui fût répandu sur les traits de sa femme. Je connais peu de natures plus aimables et meilleures que celle du duc de Tessé. C’est une ame douée de toutes les délicatesses d’une ame féminine, et cependant capable de répondre aux exigences de l’honneur viril. Le duc de Tessé est brave ; mais la bravoure n’empêche pas, dans certaine condition surtout, le cœur d’être atteint à maint endroit de dangereuses faiblesses. André n’avait jamais eu une volonté assez énergique pour mener une vie digne de son caractère et de son nom. Ainsi la cause que naturellement il était appelé à défendre lui était devenue tout-à-fait étrangère. Maint attachement l’avait lié à tout un ordre de gens et de choses dont ses instincts le séparaient. Peu à peu il avait oublié la grace difficile et périlleuse d’une vraie vie de gentilhomme pour les commodes et paisibles élégances d’une existence de gentleman. Il avait tendu la main à la paresseuse noblesse et à l’entreprenante roture des Penonceaux et des Lanier. Les buts vulgaires, donnés forcément à toutes ses actions et à toutes ses pensées par de semblables liaisons, avaient été funestes à la personne qu’il aimait le plus en ce monde. Élisabeth aurait eu besoin de trouver dans son mari un légitime objet d’enthousiasme ; cette expansive et généreuse nature n’aurait pas épuisé en prodigalités capricieuses des forces qu’elle aurait pu noblement et utilement dépenser. Puis André, tout en adorant et même en respectant sa femme, n’avait pas su la soustraire aux détestables influences du monde qu’il avait adopté. Il avait laissé cette ame, empreinte d’une distinction sérieuse et touchante, se livrer à toutes les stériles préoccupations, à tous les frivoles soucis des natures inférieures. La duchesse de Tessé avait parfois des misères qui rappelaient la courtisane. Sous la direction de MM. Lanier et de Penonceaux, elle avait pris quelque chose de la haine irréconciliable dont les créatures de plaisir poursuivent toute œuvre de la pensée. Son esprit toutefois tentait de fréquentes révoltes contre les dominations de triste et sotte espèce qu’il était obligé de subir ; de là ce malaise qui régnait continuellement en elle, et dont nul à ses côtés ne se rendait compte. Par cet instinct, cependant, que donne l’amour, André comprenait bien à certaines heures, quand il la voyait tout à coup lever au ciel des yeux tristes comme la Romance du saule, qu’elle rêvait évidemment à un autre monde que celui où chante Mario, où danse Carlotta, et où court M. d’Écoville.

Le soir où ce récit commence, un domestique entra tout à coup et vint parler à l’oreille du duc de Tessé. L’air et la démarche de cet homme avaient ce je ne sais quoi qui vous fait comprendre que vous êtes dans l’atmosphère d’un fait émouvant et mystérieux. « Que se passe-t-il ? s’écria la duchesse quand le domestique à qui André avait répondu d’un ton animé et rapide se fut retiré. -Mon Dieu ! dit André en se levant pour sortir, quoique Lanier soit un défenseur de la monarchie de 1830, je puis dire ce dont il s’agit : un Vendéen qui a reçu une balle dans la poitrine vient nous demander un asile. On croit que ce blessé est notre voisin M. de Vibraye, qui, probablement, était au château de la Pénissière. J’espère que mes gens, dont la plupart sont du pays, ne le trahiront pas. Je vais moi-même le faire transporter dans la chambre du commandeur. Dieu veuille que ma maison porte bonheur à ce pauvre homme ! — Je vous suis, André, dit impétueusement la duchesse, j’ai un culte pour les blessés ; celui-là est un héros, j’en suis sûre. Je prierai Dieu pour lui ; Dieu m’entendra. Je le soignerai, il guérira. Pourvu que le trajet ne le tue point ! Vos gens sauront-ils le porter ? Je vais faire de la charpie avec ce mouchoir. » Et elle déchirait un mouchoir garni de dentelle, d’un tissu aérien comme un voile de fée.

— Voilà bien, dit Penonceaux, notre chère duchesse s’enflammant à chaque objet nouveau. Si ce Vendéen est quelque vacher, il ne vaut pas la peine qu’on fasse à son sujet tant de fracas ; si c’est M. de Vibraye, ou tout autre gentilhomme des environs, je le déclare un personnage de fort mauvais goût, qui vise aux effets romanesques en se faisant transporter ici.

— Le beau mérite, dit à son tour Lanier, d’être blessé en ces temps de guerre civile ! Tout le monde peut être blessé maintenant… Mon portier a reçu une balle dans la dernière émeute.

— Chère Lisbeth, cria Mme de Mauvrilliers, ne t’agite pas. Tu sais bien que les grandes émotions te font mal. Laisse notre bon André s’occuper du blessé. Le pauvre homme sera tout aussi bien soigné, et tu n’auras pas d’affreux rêves.

Mais ni Penonceaux, ni Lanier, ni Mme de Mauvrilliers n’arrêtèrent Élisabeth, qui n’entendit même pas les paroles où se révélait chacun de ces trois caractères ; et quand Robert de Vibraye rouvrit ses yeux, qu’avait fermés une longue défaillance, il vit à son chevet une apparition qu’il ne devait plus oublier. Aussi a-t-il dit quelquefois « qu’une côte brisée ne payait pas assez cher cette belle nuit commencée dans les coups de fusil et terminée sous un adorable regard. O nuit unique de ma jeunesse ! »


III

Elle était debout au chevet de Robert, pâle comme la crainte et ardente comme l’espérance. Sa chevelure, disposée autour de son front en bandeaux onduleux et aériens, avait cette poésie passionnée que les grands maîtres italiens donnent aux chevelures de leurs anges ; le regard que Charlotte enfonça sous le pauvre front de Werther n’avait point plus attrayante et plus mystérieuse profondeur que le sien. Elle tenait ses deux mains blanches et longues croisées sur sa poitrine dans une attitude qui était empreinte d’un héroïsme céleste : tel devait être, à l’heure suprême sur le seuil des invisibles royaumes, le maintien de ces nobles et gracieuses créatures qui montaient à l’échafaud, le siècle dernier, avec une enthousiaste tristesse, emportant dans la joie divine où leur ame était déjà plongée une compassion angélique pour les douleurs et les crimes d’ici-bas. Sa taille, qui avait quelque chose en même temps de sacré et de voluptueux dans l’étroit corsage, semblable à celui de l’Hérodiade des cathédrales, où elle était enserrée, se penchait en arrière par un mouvement plein de hardiesse et de charme, tandis que ses genoux, dont les contours arrondis se dessinaient sous les plis flottans de sa robe, s’inclinaient en avant, appuyés comme à un prie-Dieu au lit de Robert. Je conçois qu’on n’oublie point une pareille vision.

La chambre du commandeur était une pièce tendue de damas rouge, qu’on appelait ainsi parce qu’il y avait dans un de ses angles une statue qui ressemblait à cet ennemi de pierre dont la main abattit don Juan. On avait mis là l’image funéraire d’un ancien comte de Tessé enlevée à un tombeau pendant la révolution. Cette statue sépulcrale ne devait avoir en cette chambre qu’un asile provisoire, et, depuis près de vingt années, on l’avait laissée à la même place ; les destinées de la vieille maison dont elle rappelait les temps héroïques étaient représentées d’une façon assez frappante par cet hôte d’une terre sainte et d’un grand ciel renfermé entre les murailles étroites d’une chambre profane. Robert promena d’abord des regards pleins de curiosité sur tout ce qui l’entourait, puis bientôt il ne vit plus qu’Élisabeth, et sentit dans son corps blessé un indicible tressaillement d’allégresse. Quelquefois déjà il avait aperçu la duchesse de Tessé à travers champs, faisant franchir à ses chevaux anglais les haies touffues et hautes de la Vendée ; mais cette élégante et intrépide amazone ne lui avait pas donné l’idée de la figure pleine de pitié, de tendresse et de rêverie qui, en lui rappelant les plus fraîches pensées de son enfance, excitait les plus ardens élans de sa jeunesse.

— Ah ! dit-il à sa charmante hôtesse, si vous pouviez m’apprendre que je suis mort et que je vais vous voir toute l’éternité…

Elle lui mit sur la bouche une main qui le fit rougir et frissonner : — Ne parlez pas, — fit-elle d’une voix tendrement impérieuse.

Puis, par un mouvement naturel à ce caractère oublieux et emporté : — Comment avez-vous été blessé ? Vous êtes M. de Vibraye, n’est-ce pas ? Vous étiez au château de la Pénissière ? Depuis ce matin, je savais qu’il devait y avoir là une action sanglante. Les coups de fusil que nous avons entendus toute cette après-dînée me retentissaient dans le cœur. Je ne me connaissais point d’amis dans les combattans d’aucun côté, et cependant je me sentais dans un état douloureux comme celui où nous jette l’orage. C’était un pressentiment ; je devais connaître un de ceux que ces lugubres coups de feu atteignaient.

— Oui, répondit Robert, je suis M. de Vibraye, votre voisin, et j’ai reçu une balle au château de la Pénissière. J’en rends grace à ma bonne étoile, qui, jusqu’à présent, était restée pour moi dans les nuages. C’est la première fois qu’avec un peu de sang j’achète une grande joie.

En ce moment, André entra, amenant avec lui un chirurgien qu’il avait envoyé chercher sur-le-champ. Malgré ce qu’a toujours de si profondément inopportun et désobligeant, pour les gens qui sont à l’âge où tout entretien féminin est plein de charmes, l’apparition dans l’intérieur conjugal d’un mari quel qu’il soit, je dirais presque quelle que soit sa femme, Robert ne sentit aucune répugnance à la vue d’André.

Le duc de Tessé, qui alors était à peine âgé de trente ans, avait une physionomie mélancolique et bienveillante ; on se sentait dès le premier abord disposé pour lui à l’intérêt et à l’affection. S’il n’y avait pas derrière cette douce et rêveuse expression de grandes profondeurs d’intelligence, il y avait de vrais trésors de bonté. Les dissipations de la vie mondaine n’avaient point détruit chez André un fonds précieux de charité chrétienne et de douceur évangélique. Il attacha sur Robert un regard rempli de cette compassion efficace qui soulage ceux dont elle s’inquiète. Quand le médecin fit venir sur les traits du blessé, dont il sonda la plaie, cette terrible pâleur dont la plus courageuse des douleurs ne peut prévenir l’invasion, mais qu’elle semble tenter de combattre en allumant dans les yeux du patient une âpre et violente flamme, le duc de Tessé se sentit défaillir. Robert s’aperçut de l’émotion causée dans ce cœur fraternel par le spectacle de son combat avec la souffrance, et, arrêtant le chirurgien qui allait poser le premier appareil sur sa blessure découverte et sanglante : — Occupez-vous de M. le duc, dit-il. — En ce moment, il était beau. Il y avait sur son visage, à l’endroit de sa blessure, une expression de dureté sauvage et de dédain chevaleresque. Il avait, c’était là du reste sa nature, à la fois du prêtre et du Huron.

Élisabeth, bien des femmes sont faites ainsi, était plus sensible à un regard héroïque qu’à un cri de douleur. En contemplant le visage de Robert, dont elle n’avait point voulu quitter le chevet, parce qu’elle avait toujours eu en elle un ardent désir d’être sœur de charité, elle fondit brusquement en larmes. Ainsi l’avait fait pleurer tout à coup, par une soirée du dernier hiver, la Malibran jouant Tancrède avec ce souffle passionné qui devait l’emporter avant le temps dans la mort.

Le chirurgien déclara que la blessure de M. de Vibraye n’était point mortelle ; mais un os avait été brisé, et une redoutable fièvre pouvait à chaque instant se déclarer. Il fallait au blessé un repos profond et des soins de tous les momens. — Je veillerai sur lui, fit Élisabeth. — Alors, lui dit Robert d’une voix à la fois pénétrante et voilée qu’elle seule entendit, j’aurai les soins, mais le repos !…

Ici je dirai tout de suite que Robert, quoiqu’il eût vécu fort loin du monde, était loin d’être un sot et avait comme une intelligence innée de cet art précieux qui mène, suivant une charmante définition du temps des Lafayette et des Sévigné, à posséder ce qu’on aime avec beaucoup de délicatesses et de mystères. Il avait reçu cette charmante éducation du foyer qui hâte d’une façon merveilleuse la maturité sans tuer la jeunesse chez ceux qu’elle forme à la vie. Son père, qui, au temps de l’émigration, avait été l’un des plus brillans seigneurs de la cour de Coblentz, sa mère, chez qui la rêverie germanique prêtait une grace singulière à l’élégance mondaine, avaient donné à son caractère une rare et aimable originalité. Il savait le monde comme il nous arrive souvent de savoir la langue d’un pays que nous aimons sans l’avoir jamais visité. Il en connaissait certaines recherches, certains tours élégans et purs infiniment mieux que les naturels ; mais il y apportait un accent étranger et en ignorait plusieurs usages vicieux d’une grande ressource dans la pratique. Quoique le Misanthrope et les Maximes de La Rochefoucauld lui eussent appris ce qu’on entendait par la coquetterie, quoiqu’il eût à peu près deviné, par quelques romans du XVIIIe siècle, ce qu’était un roué ; quoique, enfin, quelques faciles aventures et quelques vulgaires orgies semées dans ses loisirs de province eussent assez mal traité les graces candides de sa jeunesse, il avait gardé de la famille, des champs, de la solitude, la simplicité qui l’enleva au monde et le gagna au ciel.

La fièvre qui suit les blessures d’armes à feu se fait quelquefois long-temps attendre. Il arrive souvent qu’après avoir reçu au travers du corps une arquebusade, comme disait Brantôme, on peut, pendant plusieurs jours, converser librement avec qui vous visite de toutes choses gaies ou sérieuses. On est alors dans une assez agréable situation. On sent dans une bonne mesure l’aiguillon de la douleur qui ne manque point d’un certain charme. On ne sait point si on reprendra jamais part à tout le vain et insipide travail de cette vie, ce qui donne aux pensées une incertitude pleine de douceur. On a en même temps une légère agitation de corps et une grande sérénité d’esprit qui composent, je crois, l’état le plus approchant du bonheur. Vibraye, qu’Élisabeth soignait ardemment, eut plusieurs jours qui furent certainement les plus heureux de sa vie. L’enthousiaste Écossaise lui faisait raconter dans tous ses détails la suprême campagne de la Vendée, et sentait bouillonner à ce récit tout ce qu’elle avait de sang jacobite dans les veines. Ses yeux resplendissaient de lueurs héroïques quand il lui disait comment une poignée d’hommes armés de bâtons et de fusils rouillés engagèrent résolûment une guerre avec toute une armée, toute une nation, tout un siècle, et de belles larmes, pures, sacrées, idéales comme des larmes d’ange, tombaient silencieusement le long de ses joues, quand il lui montrait cette pauvre chevalerie, semblable à celle que railla et pleura en même temps Cervantes, fracassée, à ses premiers débuts, par les réalités implacables auxquelles s’était attaquée sa glorieuse et inutile valeur.

— En vérité, répétait souvent Robert, quand certains regards de brûlante admiration portaient le trouble, l’enthousiasme et la joie au fond de son cœur, en vérité, quand je vois cette sympathie bienfaisante, cette précieuse émotion, je suis honteux du peu que j’ai fait ; je rougis de cette misérable blessure ; cent batailles et vingt coups de feu me paraîtraient payer trop peu encore de pareilles faveurs. — Et on voyait quelle expression sincère de sa pensée étaient ces ardentes paroles.

Il avait vingt-trois ans, une ame prompte aux mouvemens violens et soudains ; la vie lui faisait cette grace qu’elle nous fait si rarement, de revêtir ses parures les plus romanesques ; il aima avec illusion, avec emportement, avec ivresse, enfin avec tout ce qui compose l’amour. Rien n’était plus simple que ce qui se passait dans son cœur ; mais rien n’était plus compliqué, plus mystérieux, plus rempli de lumière décevante et de tristes ténèbres que le drame dont un autre cœur était le théâtre. Ce pauvre Robert-le-Diable, comme on l’appelait, qui avait brisé des bouteilles et tué des hommes, qui connaissait la double ivresse de l’orgie et du combat, n’était qu’une naïve créature sans défense et sans détour près de cette femme qui n’avait jamais vu tomber un combattant ni un buveur, mais dont les pas avaient erré à travers les chemins du monde. Dans ces festins où quelques hardis compagnons s’attaquent à la magie de la coupe, l’esprit s’éteint un instant, puis se rallume ; dans une bataille, les corps tombent et rien de plus, la mort n’est que dans ces enveloppes sanglantes dont nous délivreront les souffles du ciel, le bec des vautours et les mystérieuses vertus de la terre. Dans un salon, pendant un bal au milieu de ces femmes que parent les diamans et les fleurs, la mort est partout. Chaque heure dont le pied sonore, comme dit Chénier, retentit au milieu des accords de l’orchestre sonne sous toutes les poitrines des funérailles. Chez celui-là, c’est la candeur qui est frappée mortellement par le regard d’une coquette. Une pensée vaniteuse vient de tuer l’amour chez cet homme aux cheveux noirs ; une pensée ambitieuse vient de tuer la vertu chez cet homme chauve. Chez cette femme que sa beauté, sa jeunesse et sa parure font, au milieu de cette ardente nuit d’hiver, un souvenir de la fraîcheur matinale, une image du printemps, l’amitié vient d’être tuée par une pensée jalouse. Et pendant que tous ces trépas s’accomplissent, il n’est pas un visage où se peigne ni la tristesse, ni l’épouvante ; chaque visage reste empreint du même sourire. Tous ces sépulcres cachés, comme dit l’Évangile avec sa surhumaine éloquence, balancent gracieusement leurs cadavres aux sons des instrumens de fête. Allez donc demander ensuite tout ce que réclame l’amour, une ignorance qui ne soit point de l’art, une sensibilité qui ne soit pas du caprice, des emportemens qui ne soient pas un jeu, une douceur qui ne soit pas de la fatigue, à des femmes qui ont été, comme la duchesse de Tessé, les héroïnes de ces champs de bataille !

Et cependant j’étais trop dur tout à l’heure quand je comparais les larmes arrachées à Élisabeth par le pâle et intrépide visage de Robert à celles que répandait cette même femme sur les feintes et mélodieuses douleurs de la Malibran. La duchesse de Tessé voyait dans ce blessé, qu’elle soignait avec un dévouement sincère, autre chose qu’une source de rares et romanesques émotions. Quelquefois, quand les yeux de Robert, agrandis par la douleur et embrasés par la passion, attachaient sur elle un de ces regards qui vont jusqu’au fond de l’ame où les envoie un mystérieux et suprême effort, il lui semblait que des pensées inconnues et des rêves évanouis faisaient surgir tout un monde enchanté dans son cœur. Alors elle laissait sa main dans les mains tantôt glacées, tantôt brûlantes du blessé, et se penchait sur lui comme la rêveuse divinité d’une fontaine se penche sur l’onde harmonieuse et profonde où elle entend chanter ses louanges par les esprits qui lui sont soumis.

Tout à coup la blessure de Vibraye prit un caractère alarmant. La fièvre vint, amenant le délire et son enfer. Aussitôt que disparaissait le jour, Robert appartenait aux spectres. Il le disait lui-même à Élisabeth dans un langage où se retrouvait l’esprit de la comtesse Griselidis. – Adieu ! murmurait-il, ma chère gardienne, je m’en vais au pays des fantômes ; si je pouvais vous y entraîner comme le chevalier noir des ballades, je ne le ferais pas, on y souffre trop. — Une nuit on crut qu’il allait mourir. — En avant ! criait-il de cette voix d’une sonorité étrange qui semble, sur la bouche des mourans, un souffle sorti de profondeurs inconnues ; en avant à travers ces flammes ! en avant à travers ces ténèbres ! Mon corps n’est plus ! Suivez mon ame ! La voyez-vous ? Elle est de feu et d’acier. — Le duc de Tessé, qui, cette nuit, avait voulu le veiller lui-même, le soutenait entre ses bras. Élisabeth, qui était accourue aux cris du malade, s’était jetée à genoux et priait, je dois lui rendre cette justice, comme l’eût fait la plus pauvre paysanne de la Vendée.

L’heure où Robert devait rendre à Dieu son ame vaillante n était pas encore venue. Le jour parut sans que la mort eût frappé le malade de ces coups qu’elle aime à porter dans les ténèbres ou aux premiers rayons du matin. Toutefois, l’état de Vibraye était loin d’être rassurant. Son lit de douleur était illuminé déjà par les rayons d’un soleil maître de tout l’horizon, et il ne s’était pas assoupi encore. Le délire, il est vrai, l’avait quitté, son regard n’était plus animé des clartés sinistres de la vision, l’heure qui dissipe les ombres l’avait délivré de ses fantômes ; mais tous ses traits étaient empreints de cette triste et pesante fatigue, chasuble de plomb que jettent en s’enfuyant les spectres sur ceux qu’ils ont tourmentés. Élisabeth, en se dirigeant vers la chambre du blessé, d’où elle ne s’était éloignée que sur les prières de son mari pour prendre quelques heures de repos, rencontra le médecin, qui quittait celui qu’elle allait retrouver.

— Si M. de Vibraye, lui dit cet homme, peut passer avec calme la journée qui vient de commencer, peut-être viendrons-nous encore à bout de le guérir. Maintenant, une crise semblable à celle qu’il a traversée cette nuit le tuerait. Il est en ce moment dans un tel état de prostration, qu’il n’entendrait pas la voix de sa mère, si elle sortait du tombeau pour venir lui parler à l’oreille. — Cette image était suggérée au médecin, qui était loin d’être une intelligence poétique, par le pieux emportement avec lequel il avait entendu le blessé parler de sa mère, à ces instans où l’ivresse de la douleur nous donne vis-à-vis des plus insensibles objets et des plus ingrates natures un irrésistible besoin d’expansion.

Élisabeth entra sur ces paroles dans la chambre de Vibraye. Une vieille gouvernante, que la duchesse chargeait de la remplacer auprès du malade quand elle était forcée de s’éloigner, venait de s’absenter pour un moment. Robert était seul, et ne paraissait point, du reste, s’en apercevoir. Ses yeux étaient fixes, et ne semblaient plus devoir donner jamais aucun regard à l’appareil mouvant des choses humaines ; son visage avait cette pâleur sous laquelle on sent ce je ne sais quoi de profond, de ténébreux et de glacé qui annonce dans une enveloppe mortelle l’invasion de la mort. Je ne sais pas alors ce qui se passa dans l’ame d’Élisabeth : Dieu seul peut connaître et juger ces mystères ; mais elle s’approcha lentement du lit de Robert, et se pencha sur lui si bas, que le souffle de sa bouche dut effleurer l’oreille du blessé. Alors, d’une voix qui aurait pénétré jusqu’à cette ame quand même elle aurait habité déjà les profondeurs d’un monde inconnu : « Robert, fit-elle, où vous êtes, m’entendez-vous ? Je vous aime. »

Un éclair passa sur le visage du malade, et un long frisson courut dans ses membres. Élisabeth se retira vivement avec une sorte d’épouvante, comme une apprentie magicienne effrayée par l’effet d’une conjuration dont elle vient de se servir. Heureusement cette excitation ne dura pas. Les yeux de Vibraye se fermèrent, et son corps, qui cessa de trembler, passa d’une attitude d’agonie à une attitude de repos. Une potion qu’il avait prise, il y avait quelques instans, exerçait sur lui sa bienfaisante influence. Il s’endormait, emportant dans son sommeil la parole qui devait maintenant à jamais colorer ses songes. Élisabeth le contempla un instant, puis sortit sur la pointe des pieds de cette chambre où elle venait de se livrer au mouvement le plus étrange et le plus fatal de son humeur. Elle sortit en adressant au ciel les vœux les plus fervens pour celui dont un de ses caprices avait embrasé la vie. Elle était fille de don Juan et d’une épouse du Christ.


IV

— Elle ferait des coquetteries à un mourant, disait Penonceaux,

— Elle en ferait à un mort, répondait Lanier ; on peut dire qu’elle est affectée d’une véritable monomanie. Elle est comme ces chasseurs qui ne font grace à aucune espèce de gibier, et, après avoir tué vingt faisans, s’arrêtent pour abattre un moineau. Ce travers lui a causé déjà et lui causera encore mainte fâcheuse aventure. Enfin j’espère que son hobereau ne lui fera point faire de longues folies. Il mourra, elle le pleurera et l’oubliera.

— De temps en temps toutefois, ajouta Penonceaux, quand elle sera triste sans savoir pourquoi, elle nous dira : Je pense à ce pauvre Vibraye, qui était un héros trop grand, trop pur, trop noble pour ce temps-ci.

— Et elle fera, reprit Lanier, des comparaisons désobligeantes de ce sublime personnage avec nous. Ce Vibraye sera un mort impertinent et ennuyeux.

MM. de Penonceaux et Lanier étaient de fort mauvaise humeur. Depuis le jour où Vibraye était arrivé à Saint-Nazaire, Mme de Tessé avait disparu pour eux, et ils commençaient à être las de leur séjour en Vendée. Ils ne pouvaient point se décider pourtant à partir, car tous deux étaient attachés à Élisabeth par des liens qu’ils ne voulaient pas rompre. La duchesse était pour Penonceaux une de ces relations dont se compose le charme mondain. Il n’en avait jamais été très passionnément épris, la passion n’avait rien de commun avec sa nature ; mais il trouvait dans cette coquetterie, qu’il accusait, un trésor inestimable d’indulgence pour l’ambitieux babil de sa galanterie ; puis Mme de Tessé était encore pour lui ce qu’on appelle une maison, maison agréable, commode, riante, où le désoeuvrement et le plaisir parvenaient à s’accommoder. C’était une maison bien autrement précieuse pour Lanier. Le comte Théobald, fils d’un célèbre marchand de drap, mort dans un fauteuil de pair, en 1831, sans avoir pu déshabituer les Parisiens d’ajouter son nom à une espèce de drap particulièrement propre aux carricks des temps passés, le comte Théobald n’avait, comme bien on pense, qu’un désir, qu’une pensée, pénétrer dans ces hautes régions que la bourgeoisie de juillet voulut escalader avec ses pavés. Le duc de Tessé, en le présentant à sa femme, lui avait causé une joie qu’il avait long-temps portée écrite sur son front ; puis du bonheur de M. Dimanche, il avait essayé de passer à celui de don Juan, et, par cette loi qui rend très souvent sincère l’attachement des courtisans pour leur souverain, il s’était pris d’une assez sérieuse affection pour Élisabeth. Je lui rends cette justice, il fut amoureux de la duchesse. La boutique de Mlle Prévôt le vit souvent occupé à choisir des bouquets avec une véritable rêverie. Ce qui rendait Élisabeth douce envers Penonceaux la rendait clémente envers Lanier. Un moment vint cependant où Théobald trouva que ses bouquets et ses soupirs n’obtenaient pas tout ce qu’il avait rêvé depuis que rien ne paraissait plus impossible à son ambition. Avec une prudence et un bon sens rare chez les personnages de son espèce, une fois qu’ils se sont entêtés des gens de qualité, il accepta un rôle plus humble que celui auquel il avait d’abord aspiré. Il renonça aux attitudes passionnées et farouches qu’un soir seulement il avait tenté de prendre, et devint un de ces amoureux bien dressés, qui se rendent utiles dans tous les intérieurs, les plus élégans et les plus modestes. Il fut un des plus soumis desservans de cet amour domestique si commun dans nos salons, qui font à Paris ce que font les follets au Mogol, suivant La Fontaine, c’est-à-dire qui s’occupent des affaires du mari, servent tous les caprices de la femme, et même, au besoin, soulagent dans leur besogne les gens de la maison.

Penonceaux et Lanier vivaient en fort bonne intelligence, mais tous deux s’entendaient pour exercer sur la duchesse une sorte de surveillance. Ils ne prétendaient point à écarter d’elle les amoureux, seulement ils ne voulaient parmi ses adorateurs que des gens bâtis d’une certaine sorte. Ils étaient comme ces académiciens qui ne veulent avoir pour collègues que des écrivains de leur école. Ils sentaient dans Vibraye, quoiqu’ils ne l’eussent même pas entrevu, un élément nouveau qu’ils étaient décidés à repousser. Un véritable amour se levant sur la vie d’Élisabeth dans toute son orageuse splendeur eût mis à néant toutes leurs galanteries. C’eût été l’hippogriffe de Goethe et de Byron s’abattant dans des bosquets taillés à la française. Il fallait prévenir un pareil malheur à tout prix.

Tandis qu’à leur insu ils étaient établis dans ces pensées, la duchesse de Tessé entra au salon, où ils tenaient les propos que j’ai rapportés. Son visage était pâle et portait des traces réelles de fatigue ; son esprit était encore plus las que ses traits. Cette vie excitante et fébrile passée dans l’atmosphère d’une chambre de malade lui donnait un besoin impérieux de mouvement et de grand air. En ce moment, un soleil de juin versait la lumière à flots par les quatre croisées dont le salon était éclairé, et appelait tout ce qui n’était pas impotent à venir voir au dehors le triomphe de l’été.

— Chère duchesse, dit Penonceaux, je ne sais point comment va M. de Vibraye, dont j’ai, du reste, fort peu de souci ; mais je sais que nous vous laisserons dans le cimetière de Saint-Nazaire, si vous ne faites point trêve aux fatigues qui vous tuent et qui ont déjà changé vos traits. Il faut à toute force que vous sortiez un peu de l’espace étroit et malsain où votre dévouement vous confine. Venez avec nous aujourd’hui voir Montceny, qui est dans son château depuis trois jours, et qui s’est désolé hier de ne pas vous avoir rencontrée, car il est venu hier dans la matinée, pendant que vous faisiez l’ange gardien dans la chambre du bienheureux blessé. Montceny compte sur nous. Sa maison n’est qu’à deux lieues d’ici ; vous monterez miss Anna, qui a, comme vous, grand besoin de sortir. Dans trois heures au plus, nous serons de retour, et vous aurez encore tout le temps nécessaire pour faire votre besogne de sœur grise.

André et la comtesse de Mauvrilliers, qui entrèrent sur ces derniers mots, joignirent leurs instances à celles de Penonceaux. Mme de Mauvrilliers était vêtue d’une amazone bleu sombre, qui lui allait merveilleusement. Cette vue décida tout-à-fait Élisabeth ; elle disparut, et revint, au bout de quelques instans, dans un costume de cheval qui lui donnait la grace, si idéale et si vivante toutefois, de cette Diana, fille, comme elle, des montagnes de l’Écosse.

Elle s’élança sur miss Anna, charmante bête au cou délicat, à l’œil ardent, dont la longue crinière était tressée avec autant de soin que la plus élégante chevelure de jeune fille, et les pieds enduits de ce brillant vernis qui inspirait récemment des élans d’indignation républicaine à un patriote revendiquant l’égalité entre le sabot des chevaux et ses bottes. Elle montait à cheval avec une adresse pleine de charme ; sa monture semblait toujours dans le secret de ses pensées. Certainement il y avait affinité mystérieuse, secret accord entre sa nature et cette nature chevaline, capricieuse, ardente, inquiète, en rapport avec les esprits invisibles de l’air, passant des allures confiantes aux tressaillemens ombrageux, de la soumission gracieuse à tous les écarts désordonnés de la révolte.

On allait de Saint-Nazaire à Montceny par un de ces chemins à travers bois, qui sont routes du pays des fées. Bientôt, en galopant sur l’herbe verte, elle eut oublié les images de mort et de douleur qu’elle venait d’avoir sous les yeux. À travers la chevelure des bois, le soleil buvait ses larmes, et les bonds rapides de miss Anna envoyaient au vent ses tristesses, comme le mouvement emporté d’une valse effeuille sur le sein d’une danseuse toutes les fleurs d’un bouquet. Enfin, suivie de tout son cortége, elle arriva au château de Montceny. Cette noble et pensive demeure, bâtie au temps où les pierres se remuaient avec le signe de la croix, comme dit la ballade, présentait un aspect singulier. Les portes en étaient fermées avec soin. Il fallut baisser un pont-levis pour faire entrer la cavalcade inoffensive qui venait rendre à ces vieux murs une joyeuse visite. Quelques valets armés se promenaient dans la cour.

— Ah çà ! mon cher comte, dit le marquis de Penonceaux au beau Raoul de Montceny, qui arrivait au-devant de ses hôtes, vous disposeriez-vous par hasard à soutenir un siège ? Sommes-nous encore au quatorzième siècle, et avez-vous quelque démêlé avec un seigneur voisin ?

— Non, mon cher Penonceaux, répondit Raoul de l’air le plus naturel du monde. Nous sommes fort loin de ces temps héroïques pour votre malheur et le mien ; mais nous sommes en 1832 et en Vendée. Je suis venu ici, où j’espérais assister encore à quelque action. J’ai trouvé les nôtres dispersés, Madame réduite à se cacher, et les gendarmes de Louis-Philippe maîtres de la campagne. C’est contre les défenseurs du trône de juillet que j’ai fait ces préparatifs dont vous êtes étonné. Hier, en revenant de Saint-Nazaire, un de mes gens m’a dit que les bleus songeaient à me faire une visite armée. Je ne serais pas surpris que mon nom me valût en effet cet honneur, auquel j’ai voulu me mettre en mesure de répondre. Ainsi, madame la duchesse, fit-il en se tournant avec une inclination gracieuse vers Élisabeth, vous allez vous trouver peut-être parmi des assiégés.

Lanier ne put point s’empêcher de prendre à l’endroit de ce chevaleresque péril un certain air d’incrédulité bourgeoise, et, se penchant à l’oreille de Mme de Mauvrilliers : — Je désire, dit-il, que vous ne vous trouviez jamais à d’autre siège que celui de Montceny. Avant deux ans, vous verrez Raoul aux courses dans la tribune du duc d’Orléans. Ce brave garçon est incapable de faire la guerre à un gouvernement établi, et cette juste opinion que tout le monde a de lui nous garantit une pleine sûreté ; mais je comprends sa mise en scène, ajouta-t-il en regardant Élisabeth. Ce que je ne comprends point pourtant, fit-il de nouveau à voix basse, c’est ce qu’il porte là sur son habit. Voilà une décoration que je ne connais pas.

Ce qui excitait avec raison, je dois le dire, l’étonnement de Lanier, c’était une croix délicatement brodée en soie blanche, qui brillait comme un camélia sur le frac élégant de Montceny. Du reste, toute la tenue de Raoul mérite de ne pas être oubliée. Le dandy avait revêtu un costume complet de Vendéen. Son habit de chasse était gris, à revers noirs comme les nobles habits qu’usèrent les broussailles du Bocage et que trouèrent les balles républicaines ; seulement l’habit de Montceny n’avait pas la moindre trace ni de bivouac, ni de combat ; il était d’une fraîcheur irréprochable, et aurait pu figurer de la façon la plus galante dans un quadrille de bal masqué.

Deux mots du comte de Montceny. C’était en 1832 un des chefs de la jeunesse dorée. Il avait une jolie figure, une belle taille, montait parfaitement à cheval et possédait tout l’esprit nécessaire pour ne pas déparer ces qualités auprès de ceux surtout qui les goûtent le plus. Le fait est qu’il ne manquait point d’une certaine finesse. Comme ce prince de Bambucci dont parle George Sand, il ne pouvait être trompé ni sur un cheval ni sur un tableau. Il avait aussi quelques notions des femmes et ne faisait jamais de faute dans une partie avec une coquette. Une chose pouvait le déconcerter en matière amoureuse : c’était l’amour, dont il n’avait pas plus l’idée que des loups-garous. On le disait d’une bravoure assez médiocre ; mais il avait tous les dehors de la vertu dont il n’était pas sûr d’avoir le fond, et ces dehors suffisaient amplement à la seule vie qu’il voulût mener. Au demeurant, c’était un de ces hommes qui savent traverser ce monde dans un équipage à la fois agréable et commode, et qui ont, après tout, dans les faveurs des belles, plus large part que les héros et les poètes, sans faire trouer leurs habits par des balles comme les premiers, et par la misère comme les seconds.

Il avait fait, pendant une partie de l’hiver, à Élisabeth, une de ces cours d’habitude et de précaution destinées à porter leur fruit quand il plaira au ciel. Il était alors sous la domination de lady Greenwich, qui s’avisa, pendant six semaines, d’être jalouse, afin d’avoir tout connu, dit-elle un jour avec un accent inimitable, et que la jalousie ennuya profondément. L’été le trouva libre, et il songea dans sa liberté à la duchesse de Tessé, qui était sa voisine de campagne. Il résolut d’aller à Montceny ; puis, pensant que Madame était en Vendée et qu’Élisabeth était romanesque, il fit mettre dans sa berline un costume vendéen.

Deux jours après son arrivée, il alla faire une visite à Saint-Nazaire. Là il apprit l’enthousiasme de la duchesse pour Vibraye, et il bénit secrètement son habit gris. Il pria André d’amener sa femme chez lui le lendemain. La fortune, qui, en sa qualité de personne plus que légère, se coiffe volontiers de gens comme Raoul, inspira justement à la duchesse l’idée de galoper sur miss Anna. Les préparatifs de Montceny ne furent point perdus, sa fable de siége eut plein succès ; Élisabeth, se piquant d’héroïsme, voulut attendre jusqu’à la nuit les gendarmes. Pendant ce temps, l’habit vendéen produisit tout son effet. En retournant au tomber de la nuit à Saint-Nazaire, la duchesse pensait avec complaisance à Raoul. Ce faux et pimpant Vendéen lui avait fait oublier le vrai Vendéen tout sanglant dont le matin elle avait bouleversé l’ame. Rentrée au château, son premier mouvement ne fut même point de monter dans la chambre de Robert. Quand la vieille Brigitte, qu’elle avait laissée auprès du malade, entrant tout à coup dans le salon où elle devisait avec Penonceaux, s’écria : — Madame la duchesse, le médecin dit que M. de Vibraye est sauvé ; — Ah ! Dieu soit loué ! fit-elle en rougissant, elle qui rougissait peu, et elle monta précipitamment dans la chambre du blessé comme pour réparer un oubli. — Élisabeth, lui dit le malade, que je meure, si des paroles dont je crois me souvenir n’étaient qu’un songe. Le médecin dit à présent que je vivrai. Je vivrai, si vous voulez, et mourrai, si vous voulez : je vous aime.


V

Je ne sais pas au monde, en définitive, de plus grande puissance que l’amour : c’est l’avis des poètes et des pères de l’église, de Pétrarque et de l’Imitation. Robert prit donc sur Élisabeth un certain empire ; une absence de Montceny le servit admirablement. Le beau Raoul fut obligé de suspendre sa campagne vendéenne pour aller sur-le-champ à Paris, où une grand’tante, dont il était l’héritier, venait d’avoir une attaque d’apoplexie. Aucune passion ne lui aurait fait négliger ce voyage. Vibraye fut de nouveau, pour la duchesse, le seul Vendéen à aimer. Il passait avec elle de longues heures et s’étonnait de tout ce qu’il y avait en cet esprit, que les frivolités du monde auraient dû épuiser. L’état dans lequel il était donnait forcément à ses amours un tour idéal ; la duchesse, qui, en certaines matières, avait grande expérience et grande prévision, appelait à son aide, pour enchaîner chaque jour davantage le pauvre Vibraye dans le monde immatériel, toutes les délicatesses passionnées d’un christianisme séduisant dont elle possédait merveilleusement les secrets. Et ici, qu’on fasse bien attention, je ne veux médire en aucune façon d’un certain catholicisme de bel air qu’on a accablé de plaisanteries rebattues, de mauvais goût, fort dangereuses, et pour lequel, d’ailleurs, j’ai grande prédilection. Si la religion peut être un ornement, tant mieux, je n’y vois qu’une preuve de son inimitable beauté. Mais on la profane, dit-on ; ceux qui d’habitude ont ces scrupules sont des gens qui la profanent de bien d’autres manières qu’en tirant de son divin écrin de touchantes et radieuses parures. Le plus grand crime qu’on puisse commettre contre le ciel, c’est de l’oublier. On me dira que ce sont propos de jésuite. S’entendre appeler jésuite aujourd’hui n’a rien de bien humiliant. Quoi qu’il en soit, du reste, c’était ainsi que pensait Mme de Tessé.

Élisabeth entreprit de convertir Robert-le-Diable, car elle savait que Vibraye était désigné par ce nom dans le pays. Elle lui lisait ce que les œuvres chrétiennes ont de plus tendre, ce fameux chapitre de l’Imitation sur l’amour, qui est un véritable printemps mystique, un ensemble de souffles passionnés et tristes, de parfums secrets et de voix touchantes jusqu’aux pleurs. Robert s’attendrissait et promettait de ne plus tuer son prochain pour une parole, surtout de ne plus maltraiter les évêques. Quant à pervertir les Vendéennes, c’était assez des yeux d’Élisabeth pour l’en empêcher désormais. La duchesse avait un disciple docile. Une occasion vint cependant où Vibraye reprit brusquement ses anciennes allures. Lanier fut l’instrument dont se servit le malin.

Nous avons vu que le comte Théobald était, comme Penonceaux, fort hostile au Vendéen. La première fois que Robert, assez fort pour descendre quelques heures au salon, vit les deux représentans de la jeunesse parisienne, il répondit d’instinct, avec usure, à la malveillance dont il était l’objet. -Votre Penonceaux, disait-il à Élisabeth, ne vaut pas un coup d’épée, et votre Lanier vaut à peine un coup de bâton. Comment souffrez-vous les grimaces de si sottes gens ? Je suis presque honteux d’être gentilhomme quand j’entends les impertinences du marquis et quand j’examine cette incroyable inutilité ; heureusement que le comte me dégoûte d’être roturier. Combien j’avais raison de haïr la révolution de juillet, qui me fait rencontrer M. Théobald, sans qu’il y ait entre lui et moi au moins l’étendue d’un comptoir ! — La duchesse défendait ses amis, souvent même avec une certaine vivacité. Vibraye alors entrait dans le courroux d’un amoureux contre toute apparence de rivaux, et, oubliant la blessure qui le clouait encore au fond d’un fauteuil, ne parlait plus que d’abattre des oreilles et couper des nez. Élisabeth était grandement irritée, mais sa colère s’éteignait toujours dans cette indulgence secrète qu’éprouvent les femmes pour les rages viriles dont elles sont cause.

Un jour, le duc et le marquis étaient à la chasse, Mme de Mauvrilliers s’était enfermée en sa chambre ; Vibraye se trouva seul dans le salon, à midi, avec la duchesse et Lanier. Le hasard établissait ainsi un des plus pénibles et des plus fatigans entretiens à trois qui aient jamais été infligés à gens du monde. Lanier, s’abandonnant tout simplement à son mauvais vouloir contre le Vendéen, entama une conversation où Vibraye ne pouvait point placer un mot. Il se mit à parler, avec une affectation dont le moins délicat se fût offensé, de personnes et de choses connues uniquement de la duchesse et de lui. Il épuisa le chapitre des chevaux d’abord, puis celui des chanteurs, puis celui des danseuses ; puis il en vint aux médisances de salon, puis enfin aux toilettes que telle femme avait à telle fête. — Mon Dieu ! disait-il, quelle singulière robe avait donc lady Greenwich au dernier bal de l’ambassade anglaise ? C’était une robe en… Aidez-moi donc, madame la duchesse.

— En drap Lanier peut-être, monsieur le comte, dit du ton le plus rébarbatif Robert, qui avait jusqu’alors été muet.

— Monsieur, fit Lanier tout suffoqué de cette impertinente folie, en disant semblable chose, vous prétendez certainement…

— Vous rendre en une seconde, interrompit Vibraye, ce que je reçois de vous depuis une heure : beaucoup d’ennui.

Le comte Théobald se leva, pâle de colère, et, se dirigeant vers la porte du salon, dit à la duchesse avec un regard plein d’une sombre dignité : -Vous comprenez, j’espère, madame, à quelles convenances, à quelles lois, à quels devoirs j’obéis en ne poussant pas plus loin une affaire engagée devant vous, et, je le pense, à cause de vous.

Au moment de cette sortie tragique, la comtesse de Mauvrilliers entrait. Il est grandement temps que je vous dise quelques mots de l’ange, car Mme de Mauvrilliers a porté ce nom, ni plus ni moins que Mme de Grancey.


VI

Le vieux comte de Mauvrilliers, à près de quatre-vingts ans, épousa par grande vertu soi-disant, avec toutes sortes de façons éthérées et patriarcales, une toute jeune fille, sans aucune espèce de fortune, mais douée des plus beaux yeux du monde, d’un teint transparent et d’une chevelure séraphique. Léonie d’Alpieyce avait été confiée, comme pupille, à ce vieux suppôt du mariage, pour me servir d’une expression qui m’a réjoui. Son tuteur lui proposa un jour de l’épouser ; elle accepta, et se mit à jouer à l’Adèle de Sénange. On dit même qu’il y eut un lord Sydenham de la partie, mais beaucoup moins Grandisson que le héros de Mme de Souza. Toutefois Mme de Mauvrilliers, qui chantait en s’accompagnant de la harpe, et avait dans sa taille, dans son visage, dans ses cheveux, quelque chose de si aérien et de si lumineux, que toute sa personne était une vraie vision céleste ; Mme de Mauvrilliers, qui d’ailleurs entendait à merveille le monde, voulut être ange et le fut. Quand M. de Mauvrilliers mourut, elle lui donna de belles larmes et ne reprit les couleurs tendres qu’après avoir passé par toutes les gradations qui les séparent du noir le plus sombre. Veuve à vingt ans et avec une très grande fortune, elle résolut de s’élever à cette dignité de beauté vertueuse, qui est le but de toutes les habiles, en pratiquant une tigrerie sereine et candide. Nulle ne s’entendait mieux qu’elle à interrompre tout à coup, par un rire bien haut, une phrase murmurée bien bas, à jeter naïvement, au milieu d’une conversation générale, les paroles hasardées dans son oreille, enfin à faire toutes les démonstrations publiques de la plus intrépide et de la plus irréprochable innocence qui se soit jamais promenée à l’Opéra, aux courses, à tous les concerts et à tous les bals ; car, si Mme de Mauvrilliers était un ange, ce n’était pas, comme disait quelqu’un, l’ange de la solitude. On la rencontrait partout : c’était la mondaine par excellence. Tout ce bruit l’obsédait, disait-elle ; mais il faut bien sortir pour voir les gens qu’on aime. Était-ce sa faute, si ses amis ne vivaient point à Port-Royal ? Et tous les soirs, avec une résignation pensive, elle apparaissait, tantôt ici, tantôt là. Le grand art avec lequel était conduite sa vie lui donnait une incontestable autorité en certaine matière. Ce fut donc en véritable prêtresse des convenances qu’elle attacha sur la duchesse un regard miséricordieux, mais sévère, quand elle entra dans le salon abandonné par Lanier. Elle avait entendu les paroles de Vibraye, et voyait le trouble d’Élisabeth.

Robert n’osait pas lever les yeux sur la duchesse, qu’il craignait d’avoir offensée. Ému tout à l’heure par la colère et maintenant par des regrets, il se leva, car il commençait à pouvoir marcher, et prit le chemin de sa chambre. Son départ était une grande faute. Mieux vaut cent fois laisser une femme que vous aimez et que vous venez de froisser avec un de vos rivaux qu’avec une de ses amies.

— Chère Lisbeth, dit Léonie, aussitôt que Robert se fut retiré, je suis enchantée que nous soyons seules. Tu fais des folies pour ce Vibraye, qui est un homme insupportable, et qui te donnera, si tu n’y prends garde, de ridicules embarras. J’ai remarqué qu’hier ton mari avait un air soucieux. Certes, André n’est pas jaloux, il t’en a donné plus d’une preuve : il te laisse gouverner ta vie à ta guise avec une résignation pleine de douceur dont souvent tu m’as vanté le charme ; mais il ne prend pas ta préoccupation de ce nouveau venu comme il a pris cent fois tes caprices enthousiastes pour maint autre. Ce qui se passe en lui ne m’étonne pas, vois-tu, chère belle ; tel qui veut bien avoir le cou rompu en chaise de poste ne veut pas s’exposer dans un wagon. On ne consent à courir que les dangers avec lesquels on est familier. Vibraye est pour ton mari un danger nouveau et inconnu. Il n’est pas accoutumé à ce qu’on te fasse la cour à la violente et mélancolique façon de ton blessé. J’ai entendu dire à M. de Mauvrilliers, — j’aurais dû oublier cette folie, mais elle m’est restée, je ne sais comment, dans la mémoire, — qu’un académicien de ses amis, grand ennemi des drames modernes et marié à une femme très coquette, répétait souvent : Je lui pardonnerai tout, si elle suit les anciennes règles ; je la chasse, si elle donne dans les Antony. Il y a dans le duc de Tessé un peu de cet académicien. Et puis, que te dirai-je ? Certainement M. de Vibraye vaut mieux que Lanier de toute façon, et même, je crois bien, que Penonceaux. Il est de bonne famille, et il a un caractère chevaleresque. Toutefois une aventure avec lui, ou du moins un soupçon d’aventure, est chose fâcheuse. Une femme, vois-tu, est tout-à-fait classée par un amour de province. C’est toujours un amour pour quelqu’un qu’on ne connaît pas. Paris est sans pitié pour ces sortes de passions. La médisance profite de l’éloignement pour tout obscurcir et confondre à dessein. On dit : Elle aime quelqu’un, je ne sais où, dans une petite ville, aux environs de son château. De ton Vendéen, on fera un sous-préfet, ou quelque chose de pire. Et tes amis seront au désespoir de te voir ainsi calomniée. Chère Lisbeth, laisse là ce Vibraye, pour qui tu n’as déjà eu que trop de bontés. Reviens à tes amis naturels et à ton train ordinaire de vie.

Mme de Mauvrilliers ajouta encore bien d’autres choses sur ce ton. Ce Robert était entêté d’une sotte et dangereuse manie de querelles qui amènerait les plus ennuyeux éclats. Puis il prenait déjà des airs d’amoureux du plus mauvais goût. Ainsi, que signifiait ce lardon provocateur si brutalement lancé à ce pauvre Lanier ? La patience de Théobald était fort heureuse. Que serait-il arrivé, si M. de Vibraye avait trouvé aussi fou que lui ? Les paroles de Léonie éveillaient chez Élisabeth plus d’un écho. Elles faisaient entendre à la duchesse la voix même du monde s’élevant pour la retirer d’une fantaisie hérésiarque et la ramener aux caprices orthodoxes. À coup sûr, plus d’un instinct, plus d’un sentiment en elle prenaient la cause de Robert. Elle comprenait bien qu’en cette poitrine qui s’offrait si vaillamment aux balles, il y avait des trésors ignorés des jouets habituels de son cœur, de tous les fats qui faisaient guirlande autour d’elle ; mais, c’était certain, Vibraye n’était point de son monde, et la jetait en des voies inconnues. Un dernier raisonnement de Léonie la détermina. « Chère belle, dit le frivole et sévère oracle, les personnes adoptées par le public comme excentriques, — tu es du nombre, n’est-ce pas ? — ont un écueil à éviter soigneusement. Il est une excentricité qu’on ne leur pardonne pas, c’est celle dont le monde ne fait pas son profit. Aie dix amans à tes couleurs, et donne des fêtes, on prendra cela en belle humeur ; mais ferme ta maison pour y lire Ossian avec un Werther, et on ne te pardonnera pas. C’est ce qui fait qu’on est si impitoyable pour les enlèvemens, et on a raison ; il y a tel amour qui est la vie de la société, et tel autre qui est sa mort. C’est bien le moins que nous combattions ce qui nous tue. »

Une heure après ce long discours, la duchesse de Tessé traitait Vibraye avec tant de hauteur, de colère et de dureté, que le pauvre Vendéen demeurait tout suffoqué, sentant la rougeur à ses joues, les larmes dans ses yeux, et ne sachant ce que voulait son cœur. Il laissa parler Élisabeth sans trouver un mot à lui répondre. La tendresse et la fierté se livraient en lui un de ces rudes combats qui sont le désespoir des amoureux. On lui reprochait des choses dont la seule pensée l’aurait fait mourir de honte. Il était coupable, lui disait-on, d’avoir voulu compromettre, par ses airs emportés et impérieux, celle qu’il adorait. Lorsque la duchesse se fut retirée, il laissa tomber sa tête entre ses mains, et pleura long-temps. Toute la journée, il resta enfermé dans sa chambre ; puis, quand vint l’heure du dîner, il descendit en chancelant dans le parc sans être observé, gagna une porte dérobée, et se trouva en plein champ. À la nuit tombante, il frappait à la porte de son château, qui était à deux lieues seulement de Saint-Nazaire. Un vieux serviteur, qui le croyait mort, le recevait entre ses bras avec force exclamations. Le blessé de la Pénissière était épuisé par cette marche imprudente. Sa blessure était rouverte. On le porta dans la chambre de sa mère. Après une longue défaillance, il revint à lui, et pour la première fois ressentit une douleur que je ne souhaite à personne. « Ah ! disait-il, pourquoi les balles ne m’ont-elles pas frappé au cœur ! »


VII

Il était dans la chambre où sa mère était morte, couché dans le lit où il avait vu pour la dernière fois cette chère figure. Tous les objets dont il était entouré lui rappelaient des souvenirs qui lui faisaient sentir cruellement les souffrances délaissées de son corps et la douleur méconnue de son ame. Il était dans ce misérable état où l’on se fait pitié à soi-même, où l’on se sépare en deux moitiés, dont l’une est sans vie et dont l’autre répand des larmes glacées. Le temps s’écoulait, et il ne se demandait point ce que lui amèneraient les heures. Il souffrait de la nuit sans souhaiter le jour. Le jour lui enlèverait-il ce linceul sous lequel l’ensevelissait la solitude ? Que dirai-je ? La tristesse de ce malheureux, qui avait fait, comme tout homme généreux et passionné, une religion de son amour, était si profonde, qu’il faut pour la peindre avoir recours au cri de l’agonie divine : — Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné !

Ce cri était dans l’ame, sinon sur les lèvres de Robert, quand tout à coup le pauvre Vendéen vit s’ouvrir la porte de la chambre où il souffrait, et la plus étrange, la plus inattendue des apparitions s’offrir à son regard, où l’extase allumait son immobile clarté. C’était bien Élisabeth telle qu’il l’avait vue tant de fois, telle qu’elle était vivante au fond de son cœur, qu’elle dévorait. Elle se dirigea vers son lit d’un pas hardi, droit, rapide, et d’une voix brève et vibrante : — Ainsi, dit-elle, pour obéir à un mouvement d’orgueil et de colère, vous ne craignez point de désespérer qui vous aime ! Vous avez outragé mon hospitalité et mon affection ; vous avez tout oublié… — Ah ! s’écria Robert, c’est maintenant que j’oublie tout ce qui n’est pas cette heure, mon désespoir d’il y a un instant, mes angoisses d’il y a quelques jours, mon inquiétude et mes tristesses de toute ma vie, j’oublie tout, excepté, dit-il après un moment de silence pendant lequel ses yeux s’emplirent de larmes, mais de chaudes et douces larmes, excepté ma mère, Élisabeth, dont je pense que l’esprit me protège et vous envoie ici.

Elle lui raconta comment elle était venue le trouver par un de ces mouvemens emportés de dévouement naturels à cette ame, où Dieu avait mis sous la poussière de tant de pensées frivoles et arides un fonds immense de bonté. Agitée d’une sorte de remords en songeant à la scène du matin, elle était montée, après le dîner, dans la chambre du blessé ; elle avait trouvé cette chambre vide, et avait compris la vérité. Le duc avait été faire une visite dans les environs avec Lanier et Panonceaux ; elle demanda un cheval. Quelquefois elle faisait dans son parc des promenades comme celles que Mme de Sévigné faisait à minuit dans son mail ; elle aimait la lune, la songerie et la liberté. On l’avait donc vue sans étonnement s’enfoncer dans les allées. Bientôt elle avait gagné les champs ; en sautant haies et fossés, elle était arrivée à Vibraye. À son retour, si on l’interrogeait, elle dirait qu’elle s’était égarée ; si on la pressait trop, elle ne dirait rien, car il s’éveillait facilement en elle des accès d’indomptable fierté.

Robert, pendant qu’elle parlait, couvrait de baisers ses deux mains qu’elle livrait aux transports de cette bouche altérée avec un abandon à la fois plein de dignité et de tendresse.

— Écoutez, dit tout à coup la duchesse, il faut maintenant que vous juriez de revenir demain à Saint-Nazaire, et de ne plus quitter ce pauvre château, dont vous ne garderez pas un mauvais souvenir, n’est-ce pas, sans m’avoir dit adieu ?

L’amoureux jura tout ce qu’elle voulut. Cependant il était urgent pour la duchesse de quitter Vibraye. Le château de Robert était, à juste titre, beaucoup plus suspect et plus exposé à de fâcheuses visites que le château du beau Raoul de Montceny. À chaque instant, on pouvait, au nom de la loi, pénétrer jusque dans la chambre où le blessé goûtait les délices de ses pures et héroïques amours. Alors que devenait Élisabeth ? Il fut convenu qu’elle retournerait sur-le-champ à Saint-Nazaire, accompagnée par le serviteur de Robert, discret et dévoué comme peut l’être un serviteur vendéen. Quant au héros de la Pénissière, il regagnerait le lendemain, au lever du jour, son premier asile ; il était facile d’attribuer sa sortie furtive à quelque secrète affaire de parti. Saint-Nazaire était un lieu sûr. Le duc de Tessé était en trop bonne odeur auprès du gouvernement nouveau pour qu’on osât envoyer chez lui les commissaires et les gendarmes, même dans le cas où l’on se douterait que sa maison abritât quelque soldat de Madame ; et ce cas, du reste, n’était pas à craindre, car les gens d’André, presque tous Vendéens, étaient plus royalistes que leur maître. Robert resterait donc sous le toit hospitalier où la fortune l’avait conduit jusqu’à guérison complète de sa blessure. — De laquelle ? dit-il en souriant à Élisabeth, quand elle prononça ces derniers mots. Il en est une dont vous savez bien que je ne serai jamais guéri.

Il voulut, avant qu’elle quittât cette chambre, qui, disait-il, devait être imprégnée d’elle comme le gant ou le bouquet qu’elle avait porté, lui faire entendre de ces paroles qu’on prononce une seule fois dans sa vie. — Écoutez, fit-il à voix basse, je veux vous dire des choses que je ne puisse plus jamais adresser à une autre femme. Je suis à vous. Tenez, sentez mon ame dans ces baisers que je mets sur vos mains, sentez-la dans mon accent quand je vous dis : Je vous aime et vous aime ! Il me semble qu’avec ces mots toute ma vie s’échappe de mon sein. Je le voudrais, car je crois bien que j’ai eu cette nuit tout le bonheur qui m’était destiné en ce monde. Ah ! Lisbeth, chère Lisbeth, dites-moi qu’après cette vision tout ne sera plus pour moi tristesse et ténèbres ! Hélas ! vous êtes là, et tout à l’heure vous n’y serez plus ; mais vous ne m’oublierez pas, n’est-ce pas ? Ma mère, vous qui me l’avez envoyée dans ce lieu même où je vous ai dit adieu, oh ! je vous en prie, faites qu’elle m’aime !


VIII

Le 15 juillet est la Saint-Henri ; Montceny voulut célébrer ce jour-là par une fête. Il était de retour en Vendée depuis une semaine : l’héritage qu’il avait été chercher à Paris était différé, la mort lui avait rendu sa grand’tante ; mais il était assez riche pour donner un bal en l’honneur de ses rois, et, quoiqu’il ne fût point prodigue, il aimait encore mieux payer avec de l’or qu’avec du sang ses fantaisies légitimistes. Le moment n’était pas très bien choisi, il est vrai, pour des réjouissances. Madame était persécutée, la Vendée abattue. Montceny dit à la duchesse de Tessé en l’invitant : « J’ai voulu suivre la vieille tradition française, mêler le bruit des violons à celui de la mousqueterie, égayer les guerres civiles par des fêtes. » La fête que Raoul destinait à ce but chevaleresque devait avoir lieu dans les jardins de Montceny. Une fête l’été, et dans un parc, devait se passer à l’italienne. Montceny, qui avait long-temps habité Rome et Venise, décida que les femmes auraient des loups et des dominos. La duchesse de Tessé avait annoncé qu’elle irait à ce bal, sur lequel Mme de Mau vrilliers comptait beaucoup pour désespérer Robert ; mais, chose étrange, elle déclara, le matin même du 15 juillet, que la Saint-Henri se passerait, d’elle, qu’elle avait une affreuse migraine et une profonde fatigue de toute chose, que l’idée de Montceny était absurde, qu’on ne venait pas à la campagne pour aller danser en domino, enfin qu’elle resterait à Saint-Nazaire par la loi souveraine de son bon plaisir.

Il y avait alors à Saint-Nazaire, depuis deux jours, la marquise de Tessé, la belle-soeur d’Élisabeth, grande femme mince et sèche, qu’on rencontrait partout, et qu’une très méchante personne appelait le squelette des fêtes égyptiennes. La duchesse pouvait donc persister dans sa résolution sans imposer sa retraite à Mme de Mauvrilliers, qui était sûre d’avoir une compagne pour aller au bal de Montceny. André était parti la veille pour aller passer quinze jours chez sa sœur la princesse de Froslay ; partant elle n’avait personne qui pût lui demander compte de son caprice. Lanier leva au ciel un regard résigné ; Penonceaux sourit d’un contraint et aigre sourire ; Léonie prit un air douloureux ; Robert attacha sur la duchesse un regard d’une reconnaissance passionnée.

Depuis quelques jours, le pauvre amoureux ne savait plus trop ce que faisait de lui sa destinée, comme il appelait Élisabeth. Le fait est que la duchesse était elle-même fort embarrassée du dénoûment à donner aux amours dans lesquelles le hasard et la fantaisie l’avaient jetée. Elle ne pouvait pas terminer cette aventure par un coup à la Circé, c’est-à-dire changer Vibraye, comme Penonceaux et comme Lanier, en animal domestique, et puis le laisser de côté. Vibraye était une nature au-dessus de certains maléfices. Il y avait dans son caractère et dans sa passion une redoutable puissance. Il réclamait d’Élisabeth l’engagement qu’elle avait pris au chevet de son lit dans la chambre de sa mère, en cette nuit dont le souvenir le brûlait. Comment lui dire qu’on avait obéi à un mouvement impétueux, mais fugitif, comme celui qui eût poussé un seigneur d’autrefois à dégainer l’épée et le poignard pour un bouquet de violettes ? Le duel fini, au diable le bouquet ! C’était, à peu de chose près pourtant, la vérité. Élisabeth avait sans cesse dans sa vie de ces élans qui seraient parfaits sous la hache du bourreau. Tout à coup elle faisait un acte d’amour, de repentir, de charité, avec ferveur, pour conquérir le ciel ; puis elle retombait au rang de Mme de Mauvrilliers. Tout ce qui était devenu pensées sacrées, souvenirs religieux, ineffaçables images, dans le cœur de Vibraye, n’était plus pour elle qu’un mirage décoloré et déjà presque évanoui. Montceny, qui, depuis son retour, était venu tous les jours à Saint-Nazaire, semblait posséder en ce moment le seul langage propre à séduire cette ame aux funestes inconstances et aux douloureuses frivolités.

La voilà qui refusait pourtant d’aller à cette fête, donnée évidemment pour elle. Robert conçut un ardent espoir : sa blessure presque guérie ne permettait plus à Élisabeth de s’isoler avec lui dans cette chambre où la douleur, disait-il souvent, lui avait paru chose si douce ; mais le bal de Monceny allait enlever tous les importuns de Saint-Nazaire et le laisser seul avec celle qu’il adorait tout un soir d’été. Il jura que ce soir-là déciderait de sa vis. Tout se passa comme il eût osé à peine le souhaiter ; Élisabeth, sans s’inquiéter le moins du monde de la migraine dont elle avait parlé le matin, déclara qu’elle ne se retirerait chez elle qu’après avoir vu partir sa belle-soeur et Mme de Mauvrilliers.

On se mit en route pour Montceny à neuf heures. Élisabeth et Robert restèrent seuls dans un grand salon, aux croisées ouvertes, livré à l’air du soir, rempli de fleurs, où un seul candélabre luttait contre une amoureuse et inquiète obscurité. Vibraye garda quelques instans le silence ; il ne savait quelle parole choisir de toutes celles qui venaient à ses lèvres ; puis il jouissait de son émotion même ; enfin il avait cette crainte dont on est saisi, quand on se croit près du bonheur, de faire envoler cette chose fugitive et ailée.

II s’assit sur un petit sofa auprès de la duchesse, et s’empara, sans mot dire, d’une main qu’il couvrit d’ardens baisers. La main d’Élisabeth se retira. — Ah ! s’écria Robert, je l’avais deviné, vous ne m’aimez plus ! — Il y eut dans sa voix quelque chose de si déchirant, qu’Élisabeth, qui s’était levée, se rassit à côté de lui et lui rendit sa main. Elle qui l’avait soigné, elle savait qu’aucune douleur de la chair n’aurait pu lui arracher pareil cri. — Vous vous trompez, fit-elle, et elle ajouta d’un accent qui ne trahissait guère que la peur : — Je vous aime comme je vous aimais, il n’y a en moi rien de changé. Puis, je ne sais quelle pensée s’empara d’elle, à quel instinct ou à quel élan elle obéit, tout était si fantasque, si rapide et si passager dans cette nature ; mais, saisissant à son tour la main de Robert, elle l’appuya sur son cœur. J’ai dit qu’il y avait de la bonté en elle. Je crois qu’elle éprouva tout à coup, pour l’ame généreuse qu’elle torturait et même en quelque sorte abaissait, une compassion ardente et profonde, pleine de repentir et de respect, car elle accompagna ce geste étrange de ces paroles plus bizarres encore : Robert, je devrais être à vos genoux !

Robert sentit passer dans ses veines ce frisson ardent, ce souffle brûlant qui précède les orages des sens. Cette main qui s’était posée sur son cœur venait de déchaîner en lui toutes les puissances de l’amour et de la jeunesse. Il entoura de ses bras la taille d’Élisabeth et mit sur la bouche, où jusqu’alors ses désirs avaient à peine osé se poser, un de ces baisers audacieux et timides, pleins d’angoisses et de volupté, où se donne toute une ame et se joue toute une vie. Élisabeth se dégagea de ses bras, et d’un bond fut à la porte du salon. Il y avait sur ses traits l’implacable résolution d’une femme décidée à repousser un amour dont l’ivresse ne l’a pas gagnée. Elle n’avait pas toutefois ce calme qui, dans un semblable moment, est pour un amoureux le plus cruel des outrages et la plus terrible des douleurs ; elle était émue, non pas de colère, mais d’effroi, ou peut-être de remords ; elle reculait avec terreur devant l’incendie qu’elle avait allumé, et considérait avec tristesse celui que la flamme torturait sous ses yeux.

Robert, dit-elle, je ne serai jamais à vous, et elle s’enfuit, aérienne et rapide, à travers les salles pleines d’ombre. Robert entendit son pied gravir l’escalier du château. Il la suivit jusqu’à sa chambre, dont la porte était entr’ouverte, et resta pâle comme un maudit, humble et tremblant comme un pécheur sur le seuil de ce paradis dont il se sentait repoussé. Il y avait sur ses traits une telle expression de souffrance d’ame et de chair ; que la duchesse sentit de nouveau dans son cœur se lever enlacés l’un à l’autre, comme deux ombres fraternelles, le repentir et la pitié ; mais ce n’étaient point ces tristes fantômes qui pouvaient remplacer cette brûlante apparition de l’amour que le baiser de Robert n’avait pas évoquée. Il fallait toutefois qu’elle donnât au pauvre amoureux une parole. Il fallait qu’elle empêchât cette ame de mourir, car il y a des instans où les ames, tout immortelles qu’on les dise, semblent près de mourir comme les corps. Une inspiration s’empara tout à coup de son esprit, et marchant d’un pas hardi vers Robert, dont elle prit la main : « .Écoutez, fit-elle, c’est l’affection même que vous m’avez inspirée qui me défend pour toujours d’être à vous ; j’ai fait un vœu pendant que vous étiez possédé par le délire, et, à l’heure de la mort, j’ai juré sur ce chapelet, qui me vient d’une sainte et qui est resté sur votre lit pendant une nuit tout entière, de ne jamais être à vous. Je ne violerai point mon voeu. Cela nous porterait malheur à tous deux. Aimons-nous, Robert, comme nous nous sommes aimés jusqu’à présent, en restant dignes du ciel qui a entendu mes prières et qui vous a sauvé, dignes des épreuves dont vous êtes sorti et du grand cœur que vous avez montré. Si vous ne pouvez plus m’aimer comme je veux être aimée, pour moi, et pour vous surtout, mon ami, séparons-nous. Tenez, gardez seulement cette chose chère et bénie qui vous rappellera un cœur où vous aurez été aimé de la seule tendresse dont un jour vous aurez souci. »

En ce moment, un pas se fit entendre. Une femme de la duchesse se dirigeait vers la chambre où se passait cette scène. « Adieu, mon ami, dit Élisabeth en donnant à la main de Robert une étreinte dont le Vendéen se sentit défaillir. -Adieu, madame, répondit Vibraye ; » et d’une voix où gémissait l’accent d’un cœur mortellement blessé : « Vous savez, dit-il, que dans une nuit où vous êtes venu chez moi, dans la chambre de ma mère, pour me prendre mon ame, je vous ai promis de ne jamais quitter Saint-Nazaire sans vous avoir dit adieu. »

Puis il se retira dans sa chambre, et se jeta en pleurant sur son lit, sur ce lit où il avait passé des heures pleines de douleur et de délices, pendant qu’Élisabeth attachait sur lui ce regard qui avait tout remué dans son cœur et tout changé dans sa vie. Il sentait, sans bien comprendre pourquoi, que cette femme, en effet, ne serait jamais à lui. L’amour a des révélations douces ou cruelles dont il faut à toute force reconnaître la vérité. Le chapelet d’Élisabeth était dans sa main ; c’était une relique de famille à laquelle, en effet, la duchesse attachait un grand prix. Son premier mouvement fut de briser ce pieux objet, prétexte ou cause de la résolution qui le désespérait ; puis, une autre pensée s’empara de lui ; il porta le rosaire à ses lèvres et le mit sur son cœur. « Demain, se dit-il, je me servirai du moyen qu’hier, avant son départ, le mari d’Élisabeth m’a donné pour aller loin d’ici ; mais j’emporterai cette relique avec moi. Je veux qu’il me reste de ces jours quelque chose que je voie et que je touche. C’est vrai d’ailleurs, elle a prié et pleuré sur ces grains bénits. Que je voudrais savoir, mon Dieu, les secrets de l’ame qui me fait souffrir !

Quant à la duchesse, aussitôt que Robert se fut retiré, elle revêtit un domino et attacha un loup sur son visage. Elle avait reçu de Montceny, le matin même, ce billet : « Si vous prenez encore quelque intérêt aujourd’hui à ce qui semblait vous toucher hier au soir, laissez, je vous en prie, vos hôtes partir sans vous de Saint-Nazaire, et soyez en domino à minuit devant ce grand vase bleu que vous savez. Eh bien ! si votre cœur est mort, ce sera un spectre au bal masqué. »


IX

Dans l’hiver de 183.., un officier qui avait été présenté depuis quelques jours à la duchesse de Tessé se rendit un soir chez elle, et la trouva prête à partir pour un grand bal chez je ne sais quel homme à millions des Indes ou de l’Amérique qui était à la mode en ce temps-là. Elle était seule avec Mme de Mauvrilliers, qui était venue la chercher et qui se tenait debout devant la cheminée l’éventail à la main, les épaules et les pieds enveloppés de satin rose et de fourrure blanche, enfin, déjà en tenue de route, pour parler militairement. La duchesse montra quelque étonnement d’une visite que n’expliquait point en effet sa liaison fort superficielle et fort récente avec le visiteur ; mais l’officier, en s’approchant d’elle, lui dit : « Je viens vous remettre, madame, une lettre d’un de nos pauvres camarades dont j’ai appris la mort aujourd’hui même, le capitaine Séléki, ou plutôt de M. de Vibraye ; car il n’y a plus maintenant aucun inconvénient à rendre au brave soldat que les Bédouins viennent de nous tuer le nom qu’il cachait pour se soustraire à une condamnation politique. » La lettre de Vibraye était fort courte, quoiqu’elle résumât toute sa vie. La voici :

« Je m’étais promis, Lisbeth, car je veux vous donner le nom que vous avez porté dans mon cœur, de vous écrire dans un seul cas, celui où j’aurais à vous faire un dernier adieu. Je crois que je puis vous écrire. J’ai reçu une blessure qu’on dit mortelle, mais qui ne m’a été cruelle qu’en me faisant songer à cette première blessure de ma jeunesse, de mes jours printaniers, des jours où vous m’avez soigné. Je meurs en adorant Dieu et en vous aimant. De cette triste soirée après laquelle je ne vous ai plus revue, j’ai emporté deux impressions bien diverses dans mon ame, celle d’un baiser que vous avez oublié peut-être, celle de paroles que, j’en suis sûr, vous n’oublierez jamais. Une de ces impressions a fini par triompher de l’autre. Je vous aimais si ardemment, que Dieu, je l’espère, a voulu de mon amour pour son royaume. Il a ôté de ma passion ce qui la rendait indigne du monde où je vais vous attendre à présent. Je ne sais pas ce qu’a été votre vie, mais je puis vous dire à cette heure suprême qu’il ne s’est pas écoulé pour moi un instant ni de mes journées, ni de mes nuits, où je n’aie été sous l’action de votre souvenir. Cette perpétuelle obsession d’un cher fantôme, bien loin de me perdre, m’a sauvé. J’ai reconnu que vous étiez un esprit bienfaisant, car en vous suivant, au lieu de m’égarer dans des lieux de flammes et de ténèbres, j’ai été ravi en des lieux de fraîcheur et de lumière. Adieu, Lisbeth ; je vous dois la foi qui en ce moment même adoucit pour moi des souffrances qu’aurait peut-être assez mal domptées ce que vous appelez mon héroïsme. J’ai voulu vous aimer dans la seule région où vous vouliez de mon amour. Je vous ai aimée en Dieu, mon cher ange gardien : vous vous souvenez que je vous appelais ainsi ; je vous retrouverai là où je vous aime ! »

De grosses larmes coulèrent sur les joues de la duchesse quand elle eut terminé cette lettre.

— Et vous dites qu’il est mort ! s’écria-t-elle.

— Celui, répondit l’officier, qui m’adresse cette lettre, avec prière de la remettre, m’écrit ces lignes sur notre pauvre camarade, et il lut : « Nous avons pris trois cents têtes de bétail. » Non, ce n’est pas cela. « On dit que quelqu’un n’a pas été fâché à Oran de ce que la colonne commandée par B… a été battue. » Où diable est-ce donc ? Ah ! voici

« Tu remettras à Mme de Tessé cette lettre de Séléki, car je ne puis me déshabituer de donner à notre pauvre camarade le nom sous lequel l’a révéré toute l’armée d’Afrique. Il est mort à l’hôpital d’Oran après huit jours d’atroces souffrances. Il avait reçu une balle dans le ventre et avait été obligé de suivre la colonne pendant trois journées sur un cacolet. Il est mort comme il vivait depuis deux années, en saint. Il a voulu qu’on l’enterrât avec un chapelet qu’il serrait entre ses mains pendant son agonie. Il avait confié à P… que son brevet, au nom de Séléki, lui avait été donné par un ami, le duc André de Tessé, qui avait voulu le soustraire ainsi aux suites d’une condamnation politique. Et- à propos de braves, je te dirai que le gros Ringard, du 3e bataillon… » Il n’est plus question de Séléki, fit l’officier en s’interrompant.

La duchesse, ce soir-là, ne voulut pas aller au bal. Elle avait une émotion qui la rendait même fort belle, et elle jura qu’elle voulait pour jamais renoncer au monde. A-t-elle tenu son serment ? Vous souriez. Quoi qu’il en soit, j’aime presque également les personnages de cette très véridique histoire. J’ai une grande vénération pour Séléki, j’ai la plus tendre indulgence pour le fragile et charmant instrument de son salut.


PAUL DE MOLÈNES.