Déom Frères (p. 23-30).


Le Docteur Santa Claus




C était une veille de jour de l’an et il neigeait.

Il tombait une de ces neiges à gros flocons, calme, reposée, douce, tranquille, descendant comme un pardon des infinis d’opale pour effacer chaque souillure, chaque tache sombre de la nature, en cette fin d’année qui s’en allait. Je n’avais vu cette neige que dans les tableaux jusque-là. Et comme on pare les morts pour les porter au tombeau, l’année mourante se purifiait dans ce virginal linceul.

… Une neige à gros flocons de cristal… exprès pour le père Nicholas… Allait-il s’en donner ?

***

— Mais on frappe à ma porte… qui donc, si discrètement ? Vraiment peut-il y avoir encore des pleurs dans quelque foyer ?… de la souffrance quelque part, en ce joyeux soir ?…

Une pauvre femme entra, une vieille grand’mère de soixante-quinze ans, également couronnée de neige et de cheveux blancs, qui tout de suite s’affaissa sur une chaise, la gorge oppressée et haletante. Elle retenait encore dans ses cils des larmes congelées en route.

Elle était descendue à pied, à travers champs, par un chemin de raccourci sous les pommiers et les grands érables morts. Il n’y avait que pour ses enfants que l’on pouvait à son âge se décider à marcher si loin.

Et maintenant, gênée, elle n’osait plus m’annoncer le but de son voyage. Car elle savait bien que j’avais longtemps soigné son mari, sa fille, sans jamais rien recevoir en retour, et voilà qu’elle revenait encore ; pour son petit-fils, cette fois. Mais pour calmer un petit-fils souffrant, à quelle rebuffade ne s’exposerait-on pas ?

Ah ! oui, parle donc, vieille grand’mère, toi qui hésites, qui prends des détours pour me préparer à ce que tu vas me demander, parle donc ; je le sais bien que tu es pauvre, que tu es bonne et honnête, que surtout tu aimes bien tes petits-fils… Il n’y a d’ailleurs rien à ton adresse, dans mes comptes. Et c’est moi qui ai honte de voir une misérable grand’mère, si dévouée. si douce et si vieille, si pleine de cœur, m’aborder avec défiance comme quelqu’un qui n’en aurait point de cœur, lui.

— C’est ton petit-fils qui est malade ?…

— Oui, bien malade tout à coup, à propos de rien… Il était cependant allé a l’école, comme à l’ordinaire, mais au retour… une fièvre, des rêves en sursaut, des appels déchirants… Peut-être avait-il pris froid à travers ses vieux habits trop courts… Ils étaient si pauvres, eux.

Alors, malgré la neige et la nuit, elle était venue me trouver, me demander si je ne pourrais pas le lui guérir, ce cher enfant… Quelques poudres, seulement… car il ne devait pas être nécessaire de le voir.

Oh ! elle soupçonnait bien encore une raison à sa fièvre subite : À la Noël, le père Nicholas avait apporté un arbre chargé de cadeaux à ses petits compagnons de classe anglais. Ceux-ci lui avaient raconté ça : ils avaient apporté leurs jouets à l’école, et depuis, il en avait rêvé à chaque nuit, le pauvre enfant. « Pourquoi qu’il ne vient jamais ici, le vieux Nicholas ? me demandait-il toujours tristement ; quand bien même nous serions pauvres… tu n’es pas méchante, toi, grand-mère, et moi non plus… Dis, est-ce que je suis méchant ? »

Et tous ses désirs et ses imaginations d’enfant, ses rêves éveillés, lui étaient revenus, ce soir, dans ses cauchemars de fièvre.

Au rebord du bois, tout près, elle était allée, pour voir, couper un sapineau vert dans les rameaux duquel elle avait déposé des pommes et des glands murs… Mais des pommes et des glands, il connaissait trop ça. n’est-ce pas, et sa fièvre avait continué.

— Si vous vouliez m’en donner quelques poudres blanches ?… Ce n’est pas nécessaire de le voir, je crois,… ce n’est pas nécessaire, je suppose, me répétait-elle toujours sur un ton de douce et touchante angoisse.

Oh ! vieille grand’mère, « ce n’est pas nécessaire », dis-tu ?… comme tu désirerais que j’y allasse cependant : mais ça te coûte trop de me le demander, dans la crainte d’un refus, parce que tu n’as rien, rien à m’offrir pour me payer ma course et qu’il faut être grand’mère comme toi pour se mettre en chemin dans cette neige-là, par seul dévouement.

— Puisque vous êtes assez bon, remettez-m’en, s’il vous plaît, quelques unes… des semblables à celles que vous avez données, l’autre jour, au petit Louison, le gas du voisin… Elles n’étaient pas mauvaises à avaler celles-là… Car si elle allait être obligée de prendre son petit-fils de force, de le gronder, de lui tenir les mains… Jamais elle ne pourrait s’y résoudre, non, bon Dieu !… jamais…

Je te comprends bien, va, vieille grand’mère ; si tu savais comme je te comprends bien ; et rien qu’à un inoubliable souvenir triste qui se réveille toujours tout de suite dans mon esprit quand ce sujet revient, je reprends :

— Et si j’allais le voir, ton petit-fils ?… lui faire prendre moi-même ses poudres en même temps ?…

***

Je n’avais pas de réponse à attendre… son regard de bonheur suffisait seul. Je donnai ordre d’atteler.

Mais en attendant, je m’en vais, en secret, détacher doucement, de l’arbre de Noël de mes mioches déjà installé dans un coin de salle pour le lendemain, quelques jouets, une bonbonnière, et parmi les autres joujoux de l’an dernier — musiquettes, polichinelles, chevaux mécaniques, arches de Noé — maintenant entassés avec dédain dans une malle, je choisis les meilleurs, les moins délabrés, dont je fais tout un paquet.

Il n’en avait jamais vu, de père Nicholas, le pauvre petit-fils, eh ! bien il en verrait un, cette année. Et voilà que je me mets en route, avec la vieille grand’mère à mon côté.

… Il neigeait toujours…

Ce fut vite atteint, la maisonnette tranquille qui, adossée à un pan de roc sous les arbres, abritait les cauchemars de l’enfant pris de fièvre.

Alors, je tire de ma trousse quelques mèches blanches de ouate boratée que je roule dans mes moustaches ; je prends sous les robes de buffle de la berline mon paquet de jouets divers, et dissimulé dans mon immense pardessus de chat sauvage, le collet relevé au-dessus de la tête, tout constellé de flocons de neige, c’est bien un irréprochable et parfait Santa Claus que la bonne vieille mère, ravie et souriante de chaque ride, conduit à présent devant elle vers son gîte de misère.

En me voyant, il se dressa sur son lit, le pauvre enfant, avec une expression soudaine de figure si étrange, oh ! si étrange et si subitement heureuse… Était-ce réellement le vieux Nicholas qui venait le visiter… celui-là même qu’il avait tant souhaité, qu’il avait si ardemment désiré ? Ils n’étaient donc pas trop pauvres alors ?

… Non, cela ne pouvait pas être vrai : ces cadeaux, ces jouets peinturlurés ne devaient être qu’imaginaires et il tenait son regard déliant et chercheur sur la vieille grand’mère comme pour qu’elle se dépêchât de tout lui dire, elle.

Car peut-être qu’il rêvait encore simplement, que rien n’existait en réalité, ni du père Nicholas, ni des jouets et que mon Dieu ! tout ça disparaîtrait dans un brutal réveil qui ferait tout à coup évanouir ses visions bénies.

Oui, pourquoi ne lui disait elle donc pas à son pauvre petit, la vieille mère qu’il paraissait interroger, elle qui devait le savoir ? Et son regard de doute se reportait sans cesse sur elle, avec sa même physionomie suppliante qui faisait mal à voir.

Alors, avec une grosse voix douce et sur le timbre attendrissant que les enfants doivent attribuer à Santa Claus, je me mis à lui parler en caresses… à le questionner tendrement.

… Ciel ! c’était lui… c’était bien lui. Le pauvre petit malade ne doutait plus. Je le vis bien à l’éclair de ravissement tout de suite monté à ses prunelles brillantes de fièvre.

Mais ce Santa Claus l’examina longuement, prit d’abord sa température, lui fit avaler sans sourciller toutes sortes de poudres et de potions mauvaises ; ensuite, il disposa ses cadeaux dans les branches du sapineau vert, tout à l’heure si triste avec seulement ses pommes et ses glands, puis il s’en retourna.

***

… Le lendemain, la vilaine poussée de fièvre avait tout à fait disparu et le petit-fils traînait, en chantant à tue-tête, ses chevaux à roulettes dans le logis joyeux, devant la grand’mère qui souriait… qui souriait.