Déom Frères (p. 17-22).


Les Sauvages




L orsque ma petite Pomponne, le soir de sa première leçon, parcourut les baroques illustrations de la géographie des Frères, ce furent « les sauvages » avec leurs grandes plumes plantées en faisceaux sur la tête, leurs tomahaks menaçants, qui l’amusèrent le plus.

Et tout en les examinant avec intérêt sur toutes les faces, elle commença auprès de sa mère une série de questions minutieuses et serrées de force à confondre la sophistique la plus jésuitique :

— C’est des sauvages ça ?

— Oui.

— Les sauvages qui battent les mères ?…

— Oui.

— Et qui apportent les petits enfants ?

— Justement.

— Où est-ce qu’ils les prennent donc, ces petits enfants ?

— Dans les bois… les montagnes… bien loin.

— Qui est-ce qui les met là ?

— Là ?… D’autres sauvages… plus vieux… je pense…

— Et où les prennent-ils, eux, ces vieux sauvages ?…

— Ah ! bien… ils les font… je suppose bien… Tiens tu m’ennuies avec tes questions.

— Avec quoi les font-ils ?

— Avec du miel, du sucre et des écorces d’orange.

— Vrai ?… C’est pour ça que petit Claude aime tant encore à se barbouiller de sucre, hein ?… C’est drôle… Puis ils les apportent… Comment les apportent-ils ?…

— Dans de grands paniers.

— En as-tu déjà vu, toi, des sauvages ?

— Oui… Bon, je ne te réponds plus.

— C’est pour se battre contre eux qu’on vient chercher « son père », la nuit ?…

— Oui, justement.

Et déjà de mon bureau j’entendais la voix de Pomponne qui m’interpellait :

— Est-ce vrai, son père ?

— Mais oui, sans doute.

— Et ils ne te font jamais bobo, à toi ?

— Oh ! non, va… Je te les tape, moi, les sauvages… bing… bang… sur les yeux, sur la tête… Ils filent, je t’assure… quand ils me voient.

Pomponne était maintenant venue me rejoindre avec des grands yeux éblouis, sa géographie à la main.

— Ils ont des belles plumes comme ça sur la tête ?

— Oui, absolument comme ça…… mais rien que les vieux sauvages mauvais, par exemple… L’autre nuit, il y en avait un qui ne voulait point s’en aller, alors je te l’attrape par ses plumes et crac je les lui arrache toutes… si tu penses qu’il ne criait pas.

— Oh ! pourquoi que tu ne me les as pas apportées ?

— Je n’y ai point pensé… car, sans ça…

— Qu’est-ce que tu en as fait ?…

— Je les ai jetées dans le chemin… près de la maison… là-bas.

— Dis-donc, son père, tu les apporteras une autre fois, hein, veux-tu ?

— Oui, sois certaine.

— C’est bon, me lança Pomponne enthousiasmée, et elle retourna toute fière reprendre ses études.

***

Parmi nos robustes et hospitalières populations campagnardes, « les sauvages » viennent souvent faire des excursions, quelquefois nuitamment, quelquefois hardiment au grand soleil.

Je crois même qu’il en existe tout un campement, parfaitement au courant des êtres, embusqué en permanence quelque part, dans une certaine anfractuosité caverneuse de ma montagne, car l’autre dimanche, ces effrontés-là ont poussé l’audace jusqu’à descendre au village, en pleine foule attroupée pour la messe, et se sont introduits sans façon chez mon voisin Lanctôt.

Je fus vite averti de l’événement. … Oh ! mes amis, quels fameux lâches que ces sauvages ! et comme ils savent bien toujours ne s’attaquer qu’à de pauvres femmes inoffensives… car ça ne me prit pas un quart d’heure, ma foi, pour les faire déguerpir. tout penauds, à travers les champs d’avoine et les vergers.

À mon retour, Pomponne, qui me guettait, me demanda d’un air curieux : — Ils ne t’ont pas fait bobo, n’est-ce pas, son père ?

— Non, va, repris-je ; ils se sont enfuis tout de suite.

***

Mais voilà qu’au bout de quelques instants je vois accourir sous ma fenêtre, une, deux, trois, quatre, cinq petites filles, avec Pomponne au milieu, en train de donner des explications terribles à en juger par leurs regards épouvantés et leurs mines anxieuses.

Et en tourbillon elles se précipitèrent vers moi. Elles venaient me faire voir les plumes que les sauvages avaient perdues dans la bagarre chez Lanctôt et quelles avaient trouvées dans le jardin… Des véritables plumes en effet… Qui est-ce qui se serait jamais imaginé ça ?… Et la leçon de géographie de l’autre jour me revint aussitôt à l’esprit.

Les chères petites s’attendrissaient presque sur la douleur qu’ils avaient dû éprouver, ces pauvres sauvages — pensez-donc — à se sentir tirer ça de la tête, et elles mesuraient du doigt la longueur du tuyau des plumes.

Elles étaient d’abord allées les montrer, en grande hâte, aux bonnes sœurs, leurs maîtresses de couvent… Oh ! ce qu’elles avaient ri, ri, paraît-il, celles-là… surtout la petite sœur Pétronille.

De même, au retour, le long de la rue, de porte en porte, chacun s’empressait de les attaquer en souriant singulièrement… Il n’y avait pourtant rien de si drôle, voyons…

Jusqu’à l’abbé Grégoire qui les avait observées par-dessus la clôture du cimetière et qui était venu gentiment s’informer, n’est-ce pas ?

Mais lui n’avait point ri ; il s’était contenté de bigler aussitôt pudiquement à droite et à gauche, presque fâché…

***

Sapristi d’un nom ! jamais je croirai qu’il ne s’était pas aperçu que c’étaient des plumes de dinde !

Mais oui, les plumes de la dinde que les domestiques de Lanctôt venaient de sacrifier aux préparatifs du dîner de baptême…

… C’est vrai qu’il n’avait pas été invité, aussi, le pauvre homme.