La Gazette des campagnes (p. 238-246).

XV

LE MUTILÉ.


La maison de George Dubois a pris un air de fête inaccoutumé ; elle, autrefois si morne, si sombre qu’on aurait dit une prison ténébreuse sur le seuil de laquelle se serait assis l’ange de la douleur, resplendit à cette heure, et des flots de lumière s’en échappent par toutes les issues.

C’est le soir du jour qui vit Laurent uni pour jamais à celle qu’il appela d’abord du doux nom de Fleur-du-mystère et qu’il appelle à présent Armande, son épouse à jamais inséparable. C’est une réjouissance générale ; elle a gagné tous les rangs, et ceux qui n’ont pas pu être de la noce sont venus du moins au temple pour y offrir leurs vœux et leurs prières pour le bonheur de ce nouveau couple.

Pénétrons un instant, plus longtemps si vous le voulez, dans les vastes salles de la maison de George, où tous les cœurs surabondent de joie et d’allégresse, où toutes les âmes sont sous l’empire d’un même sentiment, d’une même impression : gaieté franche, amusements chrétiens.

En entrant, tout d’abord ; un vaste appartement bien illuminé où jasent les vieilles têtes de la paroisse. Graves, ils ont choisi le lieu le plus retiré pour ne pas paraître comme des ombres au fond d’un gracieux et riant tableau. Un nuage de fumée les environne de toute part, chacun y contribuant par de nouvelles additions souvent réitérées de fumée de tabac sortant de leurs pipes toutes neuves pour la circonstance. On n’y parle que de choses graves ; ils laissent aux jeunes gens le soin de montrer leur adresse dans l’art de danser ; ils ont eu leur temps, eux aussi ; maintenant que la vieillesse est arrivée avec ses fils blancs et ses membres alourdis et rebelles, souvent ils aiment à causer sagement en fumant leurs pipes ; les vieillards aiment tant à parler.

À droite, c’est la salle de danse ; aussi un flot de dentelles et de rubans, moins cependant que de nos jours, s’agite dans un tourbillon échevelé. Les joueurs de violon suent affreusement, ceux qui dansent encore plus ; qu’importe, la passion, l’enivrement de la danse est là. On n’écoute que le bruit du pied frappant en cadence, et sur ce simple son on saute, tourne, avance et recule avec une dextérité incomparable, chacun dans son genre. Ceux qui attendent leur tour, restent debout, mais ne sont jamais seuls.

Que de scènes intimes, de petits drames familiers, se déroulent dans ces veillées où tout est en famille. Que de secrètes jalousies y prennent naissance ; que de haines souvent s’y enveniment ; mais en général il y a de la gaieté, de l’entrain, de la verve et du plaisir honnête. C’était encore le bon temps alors ; aujourd’hui que les temps sont changés et les mœurs aussi ! Ainsi, il y a plus de gaieté folle et écervelée, plus d’esprit par la quantité qu’on en prend, et alors le résultat final : une bassesse en règle. Heureusement que cela est rare.

Passons au troisième appartement. C’est le lieu des tristes souvenirs. C’est ici que le Brochu et la Chouette s’arrêtèrent un instant pour s’y consulter. C’est un large appartement qui donne sur la mer. Là, au fond, c’est une porte qui donne sur la chambre à coucher de George et d’Alexandrine : c’est là qu’Armande fut enlevée, là que la mère devint folle et là encore qu’elle recouvrit la raison longtemps perdue. À cette heure de rares invités y sont assis. Dans un coin, sur un sofa en chêne massif, se trouvent les nouveaux mariés. Qu’elle est belle ainsi parée de ses habits de noces ; son costume est simple, il n’en a que plus de charme ; sa chevelure entremêlée de roses a des reflets sous les rayons des lampes. Sa figure radieuse a gardé un peu de cette empreinte grave et réfléchie qui règne sur le visage de l’enfant des bois.

Pauvres oiseaux battus par la tempête, ils ont réussi à trouver terre, et là, à l’abri des orages et des vents, ils vont y bâtir leur nid soyeux pour toute une vie qui est toujours longue sans amour. Ils ont fui le tumulte et la joie bruyante pour goûter un peu de leur ivresse. Oh ! qui dira l’énivrement de cette heure si douce où deux êtres animés des mêmes sentiments, se retrouvent pour ainsi dire dans les bras l’un de l’autre, et cela pour toute une vie. Qui dira les chastes élans du cœur, ces suaves accents d’une tendresse passionnée et sincère, ces mélodieuses paroles d’un amour fort comme le roc éternellement battu des flots, ces deux serments de fidélité conjugale, ces riantes promesses de s’aimer toujours, de se dévouer l’un pour l’autre, d’aimer le foyer et d’y vivre l’un auprès de l’autre, comme le doivent faire ceux qui se marient par amour. Enfin, disait Laurent, nos efforts ont été couronnés de succès. Il ne m’appartient plus de te dire :

Ainsi, Fleur-du-mystère,
Si tu voulais mon cœur,
Nous aurions sur la terre,
À deux, le vrai bonheur.


Mais je puis bien dire :

 
Ainsi, Fleur-du-mystère,
Puisque tu prends mon cœur,
Nous aurons sur la terre
À deux le vrai bonheur.

— Oui, mon Laurent, nous aurons le bonheur. À nous qui avons souffert, il est bien permis de goûter un peu de joie, d’avoir notre part de bonheur qu’on goûte d’autant plus que nous avons eu des épreuves l’un et l’autre. Je sais que la vie a son bon et son mauvais côté ; qu’elle est pénible parfois, mais je serai dévoué pour toi. Pour toi, je tairai mes inclinations, pour toi je serai douce, aimante et vivant d’intérieur. Quand tu seras éloignée ton Armande attendra ton retour avec la patience de la colombe gardant toujours au fond de mon âme tout l’amour que je te porte, et tu sais s’il est fort. Quand tu seras à mes côtés, fatigué de la journée, tu auras mon cœur pour appuyer ta tête, et dans ton repos, il te dira par ses battements comme il ressent de joie à ta vue ; nous oublierons le monde et ses vaines promesses qui passent comme lui ; partagés entre le devoir et notre amour, confondus dans un même sentiment, il y aura des beaux jours pour nous. S’il vient des revers, je serai forte pour toi et avec toi, et notre amour vaincra bien des embarras.

— Oh ! comment remercier le ciel de m’avoir donné un cœur comme le tien, disait Laurent à sa chère Armande, en lui pressant les deux mains dans une ardeur mal contenue. Oui, mon ange, le bonheur est dans tes bras ; la joie est au foyer, près d’un berceau, et non dans les fêtes, les bals, le monde et ses plaisirs. Là pas d’ombres, pas de larmes tant que le monde y reste ignoré ; sinon, il y a des déceptions et des tristesses. Remercions le ciel de nous avoir donné les mêmes aspirations, les mêmes désirs. Oh ! il y en a tant qui souffrent, parce qu’ils n’ont pas à leurs côtés des cœurs capables de les comprendre. Combien qui ne demandent qu’un peu d’attachement, de fidélité, pour jouir, et qui n’ont que de la froideur. Pauvres fleurs que celles-là ! à qui il ne manque qu’un peu de soleil, un peu de rosée pour vivre. Oh ! qu’il est bien juste de dire :

Que cette courte vie est longue sans amour.
Ce sont les battements de notre cœur avide
Qui font le vol du temps ou pesant ou rapide.

Ainsi parlaient ces deux enfants éprouvés. Forts de leur amour, ils pouvaient marcher dans la vie sans craindre les épines qui y sont si nombreuses. Oui, disons le : la paix et le bonheur sont l’apanage des époux aimant leur foyer, et y remplissant les devoirs que le mariage leur impose. Que les ménages soient chrétiens avant tout, et la génération qui grandira ne donnera pas des doutes pour l’avenir de notre pays.

Non loin de Laurent et d’Armande, un groupe s’est formé autour de George et de la famille Boildieu, pour y parler des derniers tristes événements. On y plaignait ces nombreuses victimes de 1837-38, dont le seul crime était d’avoir senti battre leur cœur au souffle sacré des mots : « Patrie et liberté. » Puis on abandonna le sujet pour parler de Mélas. Tout ce que George en savait, c’est qu’il était bien mort ; Laurent avait la même idée, et il n’était pas seul. Pas une voix s’éleva pour déplorer sa perte.

À cette heure, sur la route poudreuse, un pauvre hère s’avance clopin-clopant. Il se traîne bien difficilement vers la maison d’où s’échappe des flots de lumière et d’harmonie. Cet homme défiguré semble écrasé sous un fardeau pesant. Pour comble de malheur, ses deux bras sont coupés et le reste pend à ses côtés, comme deux branches d’un arbre cassé par le vent. Arrivé sur le seuil de la maison où règne la joie, le mutilé s’arrête. Sa tête se baisse sur sa poitrine qu’un sanglot vient de soulever.

Qu’importe, dit il, le cœur me fait mal, mais j’ai mérité tout ce qui peut m’arriver ; puis il heurta à la porte. Les vieillards levèrent la tête. Un visiteur à cette heure ! c’était un peu fort. La superstition leur fait dire : « Ouvrez ! » au lieu de « entrez ! » La clanche glisse avec bruit, et la porte s’entrouvrant démasque le nouvel arrivant.

Entrez, entrez, crient les vieillards, il y a de la place pour vous.

Le mutilé se découvre et va s’asseoir auprès de l’âtre. Succombant à l’émotion, il faiblit, et les larmes se prennent à couler lentement.

Le bruit ne tarde pas à se répandre qu’un pauvre mutilé est arrivé sous le toit béni et plein de réjouissance. George et Alexandrine, accompagnés de Laurent et d’Armande, les premiers par devoir, les autres par curiosité, firent irruption dans la salle des vieillards.

— Soyez le bienvenu sous ce toit, mon brave homme, il y a ici de la place pour tous.

— Merci, dit le nouveau venu ; un défenseur de la patrie, quelqu’ait été son passé, mérite encore un peu d’égard.

— Vous êtes un patriote ?

— Oui, j’ai combattu à St-Charles.

À ces paroles, un frisson patriotique plein d’enthousiasme passa par tous les rangs. C’est un brave, disaient quelques voix ; un martyr, disaient les autres.

— Oui, mes amis, s’écrie le mutilé, j’ai offert ma vie à Dieu pour mon pays et mon passé. Il ne l’a pas voulue ; mais pour plus de souffrance, il m’a enlevé mes deux bras dont la perte me condamne à m’humilier jusqu’à voir les autres me porter à la bouche les aliments nécessaires pour vivre. Souffrir ! oh ! mais je veux connaître la souffrance pour racheter ma vie, moi qui ai tant fait souffrir.

— Vous avez été un bourreau ? l’homme, dit Armande.

À cette voix, le mutilé eut un frisson et répondit : Oui, c’est le mot. Mais si le passé est là qui m’accable, il y a en moi l’espérance de meilleurs jours. Mais pourquoi cacher tout ! La joie vous met un bandeau sur les yeux. Ne me reconnaissez-vous pas Alexandrine, George, Laurent, Fleur-du-mystère ? Je suis Mélas Vincent, le Hibou !

Si une bombe prussienne fut tombée dans l’appartement, elle n’aurait pas produit autant de clameurs et d’étonnement.

Mélas ! criait la foule, et le cercle allait s’agrandissant.

Le mutilé eut un sourire. Le Seigneur disait un jour, en parlant de la pécheresse : « Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre. » Eh ! bien, refuserez-vous un pardon que j’implore à genoux, moi, mutilé par la guerre pour mon pays, pour ses droits et sa sainte liberté ? Et Mélas tomba aux pieds de ceux qu’il avait tant fait souffrir.

Ô revirement subit ! aussi grande avait été tout d’abord l’expression de la haine, aussi grande était à cette heure l’expression d’une généreuse miséricorde. C’était une victime de 1837-38 ; il avait versé son sang pour la patrie, pour la cause des Canadiens ; et puis ceux qu’il avait persécutés n’étaient-ils pas heureux à cette heure ? Lui-même n’avait-il pas assez souffert ? Ils ne devaient donc pas être égoïstes dans leur bonheur

— Nous pardonnons, dit George ; et vous ? en se retournant vers les autres.

— Oui, Fleur-du-mystère pardonne au Hibou, s’écrie Armande, mais à une condition : c’est qu’il oublie le passé.

— Pour moi, dit Laurent, je lui dirai simplement ces paroles du poëte :

Dieu fit du repentir la vertu des mortels !

Le pardon était entier. Mélas avait eu le baptême du sang ; ou lui pardonnait le passé, que lui fallait-il de plus ?