La Gazette des campagnes (p. 120-124).

XIV

COUPABLE ET FUYARD.


Mélas était au chevet de George ; comme ami, aux yeux de tous, c’était sa place. Il s’y rencontra avec cette pauvre Alexandrine qui n’eut pas le temps de le voir, tant toutes ses facultés étaient concentrées sur le cher malade.

Tout le monde avait remarqué la pâleur répandue sur tous les traits de Mélas ; et là, près de ce mourant, les commères trouvaient moyen de mettre en doute la sincérité de sa douleur.

— Comment a-t-il pu le laisser frapper, dit une grande femme à l’air décidé ?

— Tiens ! reprend une autre, tu ne sais pas ce qu’il a dit ? Il avait entendu du bruit en arrière, et c’est pendant qu’il allait voir ce qui s’y passait, que George a été frappé.

— Oui, il dit ça, lui.

— Tenez ! moi, depuis que je le vois aller à l’église que le dimanche, saluer Plume-d’aigle et hanter les bois, j’en ai une petite idée. Je n’en dis pas plus long, car je plains sa pauvre mère d’avoir un être pareil dans sa maison.

C’était ainsi qu’on parlait à dix pas du lit sur lequel George, brisé, pâle, défait et sans connaissance, luttait contre la mort.

Qui n’a pas assisté à ces moments suprêmes où la lutte s’engage entre la jeunesse et toute sa vigueur, contre l’implacable mort qui réclame sa victime ?

Qui n’a pas vu ces tristes mouvements du moribond, ces contractions de lèvres, ces sanglots, ces hoquets, ces sueurs froides sur un front mat, et ces yeux ternes et sortis de leur orbite ? Quand c’est un vieillard qui a fait un long chemin, on s’attriste encore, c’est vrai ; mais la douleur n’est pas aussi poignante que lorsqu’on a assisté à la dernière lutte d’une jeune homme, d’une jeune mère, qui n’ont encore goûté que les douceurs du printemps de la vie.

Alexandrine et Mélas assistaient, auprès du chevet de George, aux navrantes opérations du médecin sondant la blessure profonde que le couteau de l’assassin lui a infligée.

Laissons-les juger de la gravité de la blessure et rejoignons Plume-d’aigle, arpentant le village dont la rue principale ne semble pas assez large pour le contenir. Un couteau à la main, les cheveux en désordre, pieds-nus, la chemise en lambeaux, l’écume à la bouche, il va par le village, hurlant et vociférant à tue tête une chanson de guerre. La terreur est partout ; on s’empresse de fermer les portes pour se mettre à l’abri des coups de ce forcené, et personne n’osait le rencontrer dans la rue. Il avait fait, on le voit, grand usage de la barrique de rhum, prix de son homicide. Après avoir jeté dans les airs tous les cris des bêtes féroces, après avoir épuisé sa voix à crier, il vint rouler sur le seuil de la porte où George attendait la dernière heure.

Tout occupé au malade que le médecin examinait, on ne s’aperçut pas de cette scène dégradante, et Mélas ne se doutait pas qu’il fut si près du triste compagnon de ses veilles et de ses projets monstrueux. Plume-d’aigle, tant bien que mal, réussit à gravir l’escalier et ouvrit la porte. À la vue de tant de monde, il s’arrête une seconde et paraît indécis ; mais se ramassant soudain, il bondit en avant en s’écriant : « Mort et vengeance, » et il tombe à genoux sur le plancher. Ce fut une panique générale qui pouvait amener de fâcheux résultats dans la condition du malade. Un frisson glacial passa par tous les membres de Mélas, en reconnaissant la voix de Plume-d’aigle. Il quitte le lit de George, et s’avançant au devant de la bête immonde qui écume :

— Sors d’ici, Plume-d’aigle !

— L’aigle libre ne sait pas obéir aux ordres du faucon.

— Sortiras-tu ?

— Maintenant que tu m’as payé le prix de mon ouvrage ; maintenant que ta vengeance est accomplie par moi, je ne te dois plus rien et toi non plus. Vois, le dieu de l’enfer a mis son feu dans mon corps qui brûle, et je sens la rage qui bouillonne en moi comme les flots longtemps contenus et longtemps battus par des vents contraires. Viens, maître, laver le sang qui a coulé sur moi, ce sang que tu m’as fait verser.

À ces paroles, Mélas devint livide. Il trouve un appui sur le bord du poêle ; sans cela il serait tombé.

Les assistants, revenus de leur grande frayeur, sont tout oreilles pour écouter ce qui sort de la bouche du monstre qui avoue clairement son crime. Aussi entend-on déjà des voix frémissantes d’indignation, ne se gênant pas de dire : Le lâche, il est la tête et Plume-d’aigle n’a été que le bras… il est moins coupable que l’autre… il a payé peu cher le crime… du rhum… et l’on ne finissait plus.

— Qu’entends je, s’écrie Mélas, on m’accuse moi, l’ami le plus cher de George ? on ose croire cet être immonde qui n’a pas la raison à lui.

C’est ta faute, maître… non tu n’es plus mon maître… c’est ta faute… Tu m’as dit alors : frappe… ça paiera bien, et j’ai frappé.

Honte ! honte ! s’écrie un brave milicien de 1812. Aux fers, ce lâche ami, ou plutôt ce perfide ennemi, ce serpent réchauffé dans un sein ami.

Ce fut alors un bruit grossissant. Le médecin venait de terminer ses opérations. On aurait dit que George eut un moment de calme. Relevant son front pâle que soutient Alexandrine, il jette un regard dans la salle. Voyant Mélas, il a un mouvement de dédain, et réunissant ses forces : Va ! lui dit-il, je te pardonne. Il ne put en dire davantage, sa tête retombe inerte et le sang se prend à couler.

Alexandrine devint presque mal, à la vue de cette blessure d’où dégorgeait un sang noirâtre.

À ces paroles inattendues de la part de George, Mélas se redresse ; comme un tigre, il semble s’acculer à la cloison pour mieux se défendre. Déjà on s’avance pour le saisir, mais prompt comme la foudre, il ouvre la porte et fuit vers le rivage.

Ceux qui couraient à sa poursuite purent entendre : « C’est vrai, je suis coupable, mais ma vengeance n’est pas finie. »

Alexandrine, toute souffrante de cette révélation, ne put réprimer une parole de dédain pour cet être vil qui avait renié l’amitié à tel point que la haine l’avait poussé à commettre un crime.

Plume-d’aigle est tombé dans un coin. Le Capitaine de Milice l’arrête au nom du Roi, et le conduisant chez lui, il attendit au lendemain pour le diriger vers Québec. C’est là que, revenu à lui, il avoua tous les détails du crime qui pouvait avoir de tristes conséquences. Une chose soulageait la conscience publique : on connaissait le nœud de mystère. La jalousie avait été le mobile du crime et Plume-d’aigle avait été l’instrument dont le jaloux, possédé du démon, s’était servi pour perpétrer son abominable passion.

On aurait voulu saisir Mélas. On aurait pu le faire mais ceux qui le couraient pensèrent à sa pauvre vieille mère, et se disaient qu’il serait mieux de le laisser prendre la clef des champs. Il en usa largement. Parti du village au soleil couchant, il saisit une légère embarcation dans laquelle il y avait toujours des provisions, et prit la haute mer. Les ténèbres le prirent au bout d’en haut de l’Isle-Verte. Il aurait voulu continuer sa course vers le bas, ou bien gagner Tadoussac, mais les passages étaient difficiles. La lumière du phare de l’Isle-Verte ne suffisait pas pour éclairer sûrement la route. Il dut donc se résigner à camper sur le bout de l’île, et là y dormir d’un sommeil fiévreux et agité. Oh ! il a dû se tordre longtemps sur sa couche avant de pouvoir fermer l’œil. Le lendemain, avant le soleil levé, il était déjà en mer, et peu après il touchait la côte nord. Rendu là, il n’avait plus rien à craindre que la justice de Dieu qui trouve le coupable partout, sur la mer ou au fond des forêts vierges.