La Gazette des campagnes (p. 100-107).

XII

LE RETOUR.


La brise soufflait du large ; gros vent sec du Nord-Est. Toute la journée on avait vu les premiers bâtiments du printemps remonter le fleuve. C’était la flotte attendue avec impatience. Bien des épouses attendaient leurs maris, des mères leurs enfants, de jeunes filles leurs fiancés.

Alexandrine n’était pas la dernière à la fenêtre de la maison, regardant ces vaisseaux d’outre-mer qui remontaient si bien le fleuve. C’était sur un de ces navires que George s’était embarqué il y avait plus de cinq ans, puisqu’on était rendu au mois de mai et que les cinq ans étaient expirés au mois d’octobre dernier. Alexandrine n’en perdait pas un seul de vue. Elle avait les yeux rivés sur ces maisons flottantes dont les énormes vergues ressemblent à des bras de géant. Là, accoudée à la fenêtre, elle se surprenait à pleurer au souvenir de l’absent, dont le départ l’avait brisée et qui semblait ne plus devoir venir au village.

Pauvre enfant ! pauvre Alexandrine ! encore au portique de la vie, à cet âge où les illusions font vivre, où les rêves prennent une large place dans la vie, tu pleures ? Il y a donc une mer d’amertume en toi ? L’espérance de revoir ton George a-t-elle fui loin de ton cœur ? Qui te dit que ces larmes qui coulent à cette heure ne seront pas remplacées par des larmes de joie ? Ne voit-on pas dans la nature des orages subits et des rayonnements lumineux s’échappant des nuages qui se dispersent dans l’espace éthéré ? N’as-tu pas remarqué, enfant, hier, un gros navire, faisant, toute voile dehors, la montée du fleuve Saint-Laurent ? Qui te dit qu’il n’est pas à bord, qu’il ne va pas arriver pour sécher tes larmes ? N’as tu pas assez souffert ? N’as-tu pas assez prié, soit au temple, soit aux pieds du Christ dans ton humble mais chaste appartement, où tu te retirais aux heures de l’ennui pénible et suffoquant ? Attends, jeune fille, sache encore espérer, et le bonheur va venir dérider ton front qui se plie sous l’effort de la douleur comme l’arbuste sous le vent.

Ainsi parlaient, dans le cœur de la jeune fille, ces voix mystérieuses et inconnues, divines messagères du ciel, descendues pour endormir nos douleurs.

Alexandrine regarda longtemps les flots verts du fleuve ; les ombres descendirent sur la terre et enveloppèrent le fleuve d’un nuage opaque et ténébreux, à travers lequel les voiliers n’apparaissent plus que comme des spectres fantastiques, errant au sein des brouillards. Quand ses yeux ne purent distinguer que les feux de quelques pêcheurs, allumés sur la grève, elle descendit trouver sa mère. Un soupir involontaire lui échappa en refermant la fenêtre. Mon George ! dit elle en joignant les mains, reviens moi ou je vais mourir comme une pauvre fleur abandonnée ; oh ! mon Dieu, mon pauvre cœur se brise, à la pensée de le voir si loin, et peut-être à jamais… Oh ! quelle affreuse pensée ! moi qui l’aime tant. Mon amour saura le prémunir contre tous les dangers. La Vierge Immaculée est là. Mon Dieu ! rendez-moi le, ou je ne sais ce que je vais devenir. Je languis dans une incertitude mortelle. Vous seul savez ce que j’éprouve d’angoisses !

Comme elle descendait au jardin, pour se promener dans la large avenue, son père lui dit qu’il venait de voir sur le journal l’arrivée d’un gros navire à Québec, à bord duquel était un jeune homme qui avait été pris par les Français et relâché peu après, vu son origine Canadienne-française. C’était peu que cette supposition que ce fut George, pourtant Alexandrine sentit son cœur tressaillir de joie. Elle sortit ; le premier être aperçu en sortant, ce fut le fils de la sauvagesse. Elle eut le frisson, quand elle vit les yeux de ce monstre hideux se fixer sur elle et l’envelopper d’un regard profond et scrutateur. Elle ne s’expliquait pas la répugnance invincible ressentis à la vue de cet être difforme qui paraissait pourtant bien inoffensif. Elle le redoutait comme on craint une vipère. Elle n’osait plus maintenant se promener seule.

Pourtant Alexandrine faisait un effort suprême pour vaincre cette terreur vague et indéfinissable ; elle se prit à arpenter l’avenue, plongée dans une mer de souvenirs et de pensées diverses. George, toujours George au fond de sa pensée. C’était sa vie à elle, et l’absence au lieu de diminuer l’amour qu’elle ressentait pour lui, n’avait fait qu’augmenter.

Longtemps la jeune fille promena sa profonde rêverie à travers la sombre allée qui criait sous ses pas. Les oiseaux avaient tu leurs chants sous la ramée. Des senteurs, partant des bois et des grèves, et apportés par une brise douce et calme, venaient rafraîchir le front de la jeune fille et sécher ses larmes. Je suis née pour la souffrance, disait-elle tout bas. Oh ! pourquoi l’avoir laissé partir ? Quoi ! j’ai pu lui dire : « Pars George, notre avenir le demande. » Oh ! non, non. Eh ! quoi, mon amour n’a pu faire taire la raison pour le retenir aux lieux où nous nous sommes connus, pour nous aimer ? Brisée, suffoquée par un poids énorme, elle tomba sur le banc qu’ombrageait un large peuplier dont les rameaux bourgeonnés laissaient filtrer jusque sur le sable de l’avenue les rayons blafards de la lune dans son premier quartier. Alexandrine ressentait une douleur indicible : un cercle de fer semblait entourer sa poitrine oppressée. Mon Dieu ! pourquoi cette souffrance inaccoutumée ? J’ai coutume de mettre plus de résignation dans mes souffrances journalières. Il me semble que quelque chose de nouveau va surgir dans ma vie. Mon Dieu ! sont-ce de nouvelles souffrances ? que votre volonté soit faite ; et elle tomba à genoux en priant : une prière ardente s’échappa de son cœur, et plus résignée, plus calme, elle se prit à rêver. Si George était ici, du moins. Mais non. Et ces navires qui ont remonté le fleuve…

Un bruit s’est fait entendre. La porte du jardin s’est ouverte. Alexandrine est déjà debout, tremblante, prise à fuir. Le cœur lui fait mal. Pourtant elle est brave. Serait ce le fils de la sauvagesse ? Non, dans les ombres du soir elle a cru reconnaître Pierre, le serviteur de la maison qui, tous les soirs, allait veiller chez le voisin. Pauvre Pierre, je vais lui dire de prier bien fort pour moi. Il sait que j’aime mon George ; en priant pour moi il ne l’oubliera. Et toute confiante, elle lui cria : Pierre, n’est-ce pas que vous prierez ce soir pour moi ? Vous êtes bon ; demandez au ciel qu’il me rende mon George, car je me sens mourir ne le voyant pas revenir.

Pierre ne parlait pas, mais il avançait toujours.

Vous ne m’écoutez pas. Pierre que ne répondez-vous pas à ma voix.

Hélas ! répond l’arrivant, cinq ans d’absence m’ont-ils changé à ce point Alexandrine, que tu ne me reconnais pas ? Ton cœur ne te dit pas que c’est ton George ?

Mon George !

L’écho des bois répéta trois fois, dans ses vastes profondeurs, ce cri, cet élan du cœur ; et ces deux enfants enlacés tombèrent plutôt qu’ils ne s’assirent sur le banc de chêne.

Merci, mon Dieu de m’avoir fait tant souffrir, dit Alexandrine, puisque mon bonheur est complet, plus immense Oh ! George, mon George, est-ce toi que je vois ; sont-ce tes yeux que je fixe ? Oh ! dis moi que c’est toi ; dis-moi que tu m’es rendu, que tu m’aimes encore, moi, ton Alexandrine qui te pleurais et te demandais à grands cris.

— Oui, Alexandrine, c’est moi, ton George. Le cœur m’a saigné en voyant que ton âme ne se doutait pas de ma présence ; mais à cette heure inespérée qui me voit auprès de toi seule, et au sein d’un bonheur si pur, je me sens plus calme, plus réjoui et non moins aimant que par le passé. Cinq ans se sont écoulés depuis l’heure où j’imprimai sur ta main mes lèvres pâles de douleur. Mon âme avait froid et la souffrance était ma torture. Cinq années de misères, de travail, de privations et de souffrance de toutes sortes ont pu briser mon être et non pas attaquer la partie intime de mon cœur qui est à toi à cette heure comme il t’appartenait à l’heure du départ. Si j’ai vieilli, mon cœur est resté jeune.

— Tu as souffert, mon George ? Et moi, crois-tu que j’aie été indifférente à cette absence ? J’ai eu mes faiblesses et mes défaillances.

— Pauvre enfant, c’était notre pain quotidien que cette souffrance de la séparation. Combien de fois n’ai-je pas pleuré au souvenir de la patrie absente, au souvenir de mon pays dont le ciel abritait ce que j’avais de plus cher, au monde, toi surtout à qui j’ai voué un culte.

— Mon George, parle encore. Oh ! si tu savais comme tes paroles me font du bien. Oui, parle encore, ta voix me réjouit comme un rayon de soleil après un jour de tempête. Privée depuis longtemps de ta chère présence, livrée sans armes aux exigences de ce cœur plein de toi même, sans courage contre une absence qui menaçait de ne plus finir, mes jours étaient sombres comme les derniers instants du moribond ; aujourd’hui que tu m’es rendu, à cette heure trop heureuse qui me retrouve à tes côtés, j’oublie que j’ai souffert pour toi en t’aimant, et toute entière au bonheur de te revoir, je me sens si heureuse que je voudrais mourir là sur ton cœur, tant ma joie est grande et me fait penser au ciel. Quoique l’heure soit avancée, je veux que tu voies mon père et ma mère, aussi désireux que moi de ton arrivée. Oh ! ils ont bien souvent pleuré ton absence, en voyant combien elle m’était pénible. Viens ! et la main dans la main ils prirent le chemin de la maison.

Un affreux hibou, effrayé par leur passage, jeta son cri strident et le bruit de ses ailes disparut sous la feuillée. Alexandrie effrayée se serra contre George.

— Que peux-tu craindre, quand je suis là.

— Oh ! George, ton cœur peut il être un bouclier assez fort contre le malheur, s’il doit fondre sur moi.

— Ne parle pas ainsi, mon ange. Le ciel protège l’humble fleur du vallon, et il ne veillerait pas sur la plus pure et la plus aimante de ses enfants ?

Ils arrivaient. Quelle surprise ! Quelle douce joie dans cette maison du Notaire. On n’était pas assez empressés pour recevoir George et lui donner la main.

George en était heureux, parce qu’il se sentait aimé dans cette belle et noble famille du village.

L’heure était déjà avancée, quand George parla de partir. Ce furent des paroles d’invitation franche et cordiale, comme on en voit encore dans nos bonnes familles canadiennes. George promit de revenir souvent et l’on se souhaita le bonsoir.

George était arrivé vers le soir, un peu avant le souper. Le cœur de la pauvre enfant ne s’était pas trompé. George était à bord du gros navire qu’elle avait vu, le premier, monter le fleuve. Débarqué à Québec le matin, il avait touché ses gages, fait ses adieux à son ami intime, et il tombait dans les bras de sa mère vers les six heures et demi du soir. La pauvre mère pleura de joie en voyant son fils tant aimé, ce fils qui lui était rendu et dont elle attendait le retour avec anxiété.