Traduction par Louis Fabulet et Charles Fountaine-Walker.
Pierre Lafitte (p. 39-43).

CHAPITRE V


Ce fut le point de départ de maintes conversations avec Dan, qui raconta à Harvey pourquoi il transférerait le nom de son doris au « haddocker »[1] imaginaire du modèle Burgess. Harvey en entendit long sur la véritable Hattie, de Gloucester ; vit une boucle de ses cheveux — que Dan, après avoir constaté le peu de profit des belles paroles, avait fini par « chiper » alors qu’elle était assise devant lui à l’école cet hiver — et une photographie. Hattie avait environ quatorze ans, professait le plus affreux mépris pour les jeunes garçons, et avait, tout l’hiver, piétiné sur le cœur de Dan. Tout cela, sous le sceau d’un secret solennel, fut révélé sur le pont enluné, dans l’obscurité profonde ou dans la brume suffocante ; la roue geignant derrière eux, le pont grimpant devant, et au dehors, sans repos, la mer en sa clameur. Une fois, cela va sans dire, alors que les gamins commençaient à se connaître, eut lieu une bataille qui fit rage de la proue à la poupe jusqu’à ce que Pen montât pour les séparer, mais il promit de n’en pas parler à Disko, qui trouvait qu’en temps de quart se battre était pire que dormir. Harvey, physiquement, n’était pas l’égal de Dan, mais il faut dire, à l’éloge de sa nouvelle éducation, qu’il prit bien sa défaite et n’essaya pas des petits moyens pour disputer l’avantage à son adversaire.

C’était après la guérison d’une kyrielle de clous entre les coudes et les poignets, là où le jersey humide et les cirés coupent à même la chair. L’eau salée l’y cuisait de façon peu plaisante ; mais, quand ils furent mûrs, Dan les traita avec le rasoir de Disko, et assura Harvey qu’il était maintenant un « fameux banquier », les furoncles étant la marque de la caste qui le réclamait.

En sa qualité de jeune garçon, et de jeune garçon fort occupé, il ne se cassait pas la tête à penser. Il était extrêmement peiné pour sa mère, souvent aspirait à la voir et par-dessus tout à lui raconter cette étonnante vie nouvelle, la façon brillante dont il s’en acquittait. Autrement, il préférait ne pas trop se demander comment elle supportait la secousse de sa prétendue mort. Mais, un jour, comme il se tenait sur l’échelle du gaillard d’avant, en train de taquiner le cuisinier qui les avait accusés, lui et Dan, de voler des beignets, il lui vint à l’esprit que ceci était de beaucoup préférable à l’ennui d’être gourmandé par des étrangers dans le fumoir d’un paquebot public.

Il était reconnu comme faisant partie de tous les plans du Sommes Ici, avait sa place à table et parmi les couchettes, et pouvait tenir son personnage dans les longues conversations les jours de mauvais temps, où les autres étaient toujours prêts à écouter ce qu’ils appelaient les « contes de fées » de sa vie à terre. Il ne lui avait pas fallu plus de deux jours pour sentir que s’il parlait de son existence passée — cela semblait bien loin — comme étant sienne, personne excepté Dan (et la croyance de Dan lui-même fut l’objet d’une amère épreuve) n’y ajouterait foi. Aussi imagina-t-il un ami, un garçon dont il avait entendu parler, qui conduisait dans Tolède, Ohio, un drag en miniature attelé de quatre poneys, commandait cinq « complets » à la fois, et menait des choses appelées « cotillons » dans des réunions où l’aînée des jeunes filles n’avait pas tout à fait quinze ans, mais où tous les présents étaient d’argent massif. Salters protestait que ce genre de boniment était on ne peut plus dangereux, sinon positivement blasphématoire, mais il écoutait aussi avidement que les autres ; et leurs critiques à tous finirent par donner à Harvey des idées entièrement nouvelles sur les « cotillons », complets, cigarettes à bouts dorés, bagues, montres, parfums, petits dîners, champagne, jeux de cartes et commodités d’hôtel. Petit à petit, il changeait de ton quand il parlait de son « ami », que Long Jack avait baptisé « l’Agneau sans cervelle », « le Bébé doré sur tranche », « le Vanderpoop[2] en nourrice » et autres noms d’amitié ; et, les pieds dans ses bottes de mer croisés sur la table, il inventait même des histoires sur certains pyjamas de soie et certaines cravates importées tout exprès, au déshonneur de « l’ami ». Harvey était quelqu’un qui savait s’adapter aux milieux, un œil perçant et une oreille fine ouverts sur tout visage et tout accent autour de lui.

Il ne fut pas longtemps à savoir où Disko gardait le vieil octant vert-de-grisé qu’ils appelaient le hog yoke — sous le traversin de sa couchette. Quand il prenait la hauteur du soleil, et que, à l’aide de l’almanach du Vieux Fermier, il trouvait la latitude, Harvey ne faisait qu’un bond jusqu’en bas de la cabine pour graver le calcul et la date à l’aide d’un clou sur la rouille du tuyau de poêle. Or, le mécanicien en chef du paquebot n’eût pu faire plus, et nul mécanicien de trente années de services n’eût été capable de prendre, fût-ce à moitié, l’air d’ancien marinier avec lequel Harvey, d’abord soigneux de cracher par-dessus la lisse, publiait la position de la goélette, pour ce jour-là, et alors, seulement alors, débarrassait Disko de l’octant. Ces choses ne vont pas sans une certaine étiquette.

Le dit hog yoke, une carte marine d’Eldridge, l’almanach agricole, le Pilote de la Côte de Blunt, et le Navigateur de Bowditch, étaient toutes les armes qu’il fallait à Disko pour le guider, à part la grande sonde qui était son œil de réserve. Harvey tua presque Pen avec, la première fois que Tom Platt lui enseigna à faire « voler le pigeon bleu » ; et quoi qu’il ne fût pas de force à résister à un sondage soutenu dans un peu de mer, Disko l’employait volontiers sur les hauts-fonds en temps calme avec un plomb de sept livres. Comme disait Dan :

« Ce n’est pas le sondage que papa demande. C’est des échantillons. Graisse-le bien, Harvey ».

Harvey enduisait de suif le creux qui se trouvait à la base du plomb, et apportait soigneusement sable, coquille, fange, tout ce que ce pouvait être, à Disko, lequel touchait, sentait et donnait son avis. Comme il a été dit, quand Disko pensait morue, il pensait en morue ; et grâce à un mélange d’instinct et d’expérience depuis longtemps éprouvés, promenait le Sommes Ici de mouillage en mouillage, toujours avec le poisson, comme un joueur d’échecs aux yeux bandés joue sur l’échiquier qu’il ne voit pas.

Mais l’échiquier de Disko, c’était le Grand-Banc — un triangle de deux cent cinquante milles sur chaque côté — un désert d’eaux roulantes, empaqueté de brume humide, affligé de tempêtes, harcelé de glace à la dérive, entaillé du passage des paquebots insouciants, et que pointillait de ses voiles la flottille de pêche.

Des jours durant ils travaillèrent dans la brume — Harvey à la cloche — jusqu’au moment où, familiarisé avec l’opacité de l’atmosphère, le jeune garçon sortit en compagnie de Tom Platt, le cœur plutôt sur les lèvres. Mais la brume ne se levait pas, et le poisson mordait, et nul n’est capable de rester plongé dans l’effroi sans espoir six heures de suite. Harvey se consacra à ses lignes et à la gaffe ou fourchette, selon ce que Tom Platt réclamait ; et ils regagnaient la goélette à l’aviron, guidés par la cloche et l’instinct de Tom, tandis que la conque de Manuel, grêle et à peine distincte, résonnait à côté d’eux. Ce fut l’expérience d’un monde qui n’était plus la terre et, pour la première fois depuis un mois, Harvey rêva de planchers d’eau mobiles et fumants tout autour du doris, de lignes qui s’égaraient dans rien, et de l’atmosphère du dessus qui se fondait avec la mer du dessous à dix pieds de ses yeux tendus. Quelques jours plus tard, il se trouvait dehors avec Manuel sur ce qui aurait dû avoir quarante brasses de profondeur, mais le câblot de l’ancre fila dans toute sa longueur, et voilà que l’ancre ne trouva rien, sur quoi Harvey fut pris d’un mortel effroi, parce qu’il avait perdu son dernier contact avec la terre.

— Le « Trou-de-Baleine », prononça Manuel en ramenant l’ancre. En voilà une bonne pour Disko. Rentrons !

Et il revint à force de rame vers la goélette pour trouver Tom Platt et les autres en train de se moquer du patron qui, pour une fois, les avait conduits au bord du stérile abîme de la Baleine, le trou vide du Grand-Banc. Ils s’en allèrent à travers la brume mouiller ailleurs, et, cette fois, quand il sortit dans le doris de Manuel, Harvey sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Une blancheur évoluait dans la blancheur de la brume avec une haleine semblable à l’haleine de la tombe, et ce fut un grondement, un plongeon et l’eau rejaillissante. Telle fut sa présentation au redoutable iceberg d’été, sur le Banc, et il s’accroupit au fond du bateau sous le rire de Manuel.

Il y eut toutefois des jours clairs, paisibles et doux, où il semblait que c’eût été péché de faire autre chose que de paresser sur les lignes à main et de gifler d’un coup d’aviron les méduses errant au ras de l’eau ; et il y eut des jours de brises légères, où Harvey apprit à gouverner la goélette d’un mouillage à un autre.

Un tressaillement le parcourut la première fois que, la main sur les rayons de la roue, il sentit la quille lui répondre et glisser par-dessus les longs entre-deux des lames, pendant que la voile de misaine fauchait d’arrière en avant sur le bleu du ciel. Voilà qui vraiment était magnifique, en dépit de Disko prétendant qu’un serpent se fût brisé les reins à suivre son sillage. Mais, comme toujours, la roche Tarpéienne était près du Capitole. Ils naviguaient sous le vent, le foc déployé — un vieux foc, par bonheur — et Harvey remettait la goélette au vent pour montrer devant Dan à quel point de perfection il était passé maître dans l’art. Bang ! la misaine passa de l’autre côté, et la corne en alla poignarder et pourfendre le foc que le grand étai empêchait naturellement de suivre le même chemin. Le lambeau fut amené au milieu d’un silence glacial, et Harvey, les quelques jours qui suivirent, employa ses heures de loisir à apprendre, sous la direction de Tom Platt, comment on se sert d’une aiguille et d’une paumelle. Dan en poussa des cris de joie, car il avait, disait-il, commis exactement la même bévue dans les premiers temps.

Comme tous les jeunes garçons, Harvey imita chacun des hommes à tour de rôle, jusqu’au jour où il fut arrivé à combiner la façon particulière de se pencher qu’avait Disko à la roue, le tour de bras de Long Jack quand on ramenait les lignes, le coup réussi d’aviron que Manuel donnait, dans son doris, le dos arrondi, et la noble enjambée Ohio de Tom Platt le long du pont.

— C’est curieux de voir comme il s’y met, dit Long Jack, un après-midi de brume où Harvey, appuyé au cabestan, avait l’œil en observation. Je parierais mon gage et ma part qu’il se joue à lui-même la comédie plus que de raison et qu’il se prend pour un hardi marin. Regarde son petit bout de dos en ce moment.

— C’est ainsi que nous commençons tous, dit Tom Platt. Les mousses, ça veut tout le temps se faire croire des hommes jusqu’à ce qu’ils se prennent eux-mêmes au mot, et c’est comme cela jusqu’à ce qu’ils meurent — avec des prétentions et des prétentions ! J’en ai fait autant sur le vieil Ohio, je le sais bien. J’ai pris mon premier quart — un quart dans le port — en me croyant plus fin que Farragut[3]. Dan est aussi pétri d’une foule d’idées de ce genre. Regarde-les en ce moment en train de jouer au vieux marsouin — du fil de caret pour cheveux, et pour sang du goudron de Norvège. (Il parla du haut de l’escalier dans la cabine.) J’imagine que pour une fois, Disko, vous vous êtes trompé dans vos jugements. Qu’est-ce qui diable a bien pu vous faire dire à nous tous ici présents que l’agneau avait l’esprit dérangé ?

— Il l’avait, répliqua Disko. Il était fou à lier quand il est arrivé à bord ; mais j’avouerai que depuis il s’est considérablement assagi. Je l’ai guéri. »


Disko bûchait le livre de loch qu’il tenait dans sa main carrée, taillée à coups de hache ; voici ce qu’on y lisait, en tournant les pages souillées :

«  17 juillet. — Aujourd’hui, brume épaisse et peu de poisson. Mouillé nord. La journée finit de même.

«  18 juillet. — Le jour se lève avec brume épaisse. Pris un peu de poisson.

«  19 juillet. — Le jour se lève avec légère brise de nord-est et beau temps. Mouillé est. Pris beaucoup de poisson.

«  20 juillet — Aujourd’hui, dimanche, le jour se lève avec brume et vents légers. La journée finit de même. Total du poisson pris cette semaine : 3,478. »

Ils ne travaillaient jamais le dimanche ; ils se rasaient et se lavaient s’il faisait beau, et Pensylvanie chantait des hymnes. Une fois ou deux, il suggéra l’idée qu’il pourrait, si ce n’était pas se montrer trop hardi, y aller peut-être d’un petit prêche. L’oncle Salters lui sauta presque à la gorge rien que pour en avoir fait la proposition, et lui rappela qu’il n’était pas prédicateur et que ce n’étaient point là choses auxquelles il dût songer.

— Nous le verrions se rappeler Johnstown la prochaine fois, expliqua Salters, et Dieu sait ce qui arriverait.

Ils se contentèrent donc de ses lectures à voix haute dans un livre appelé Josèphe. C’était un vieux bouquin relié de cuir, au relent de cent voyages, très solide et fort semblable à la Bible, mais tout vivant de récits de batailles et de sièges ; et ils l’écoutèrent presque de la première page à la dernière. Autrement, Pen était un petit être silencieux. Il restait des trois jours de rang quelquefois sans prononcer un mot, quoiqu’il jouât au trictrac, écoutât les chansons et rît aux histoires. Quand ils essayaient de le réveiller, il répondait :

« Ce n’est pas que j’aie l’intention de faire le mauvais camarade, mais c’est parce que je n’ai rien à dire. Je me sens la tête complètement vide. J’ai presque oublié mon nom. »

Puis il se retournait vers l’oncle Salters avec le sourire de quelqu’un qui attend.

« Eh bien, quoi, Pensylvanie Pratt ! criait Salters. Tu vas m’oublier, moi aussi, un de ces jours.

— Non — jamais, déclarait Pen, en refermant les lèvres d’un air décidé. Pensylvanie Pratt, naturellement, répétait-il et encore.

Parfois c’était l’oncle Salters qui oubliait, lui disant qu’il était Haskins ou Rich, ou Mac Vitty ; mais Pen était toujours content — jusqu’à la prochaine fois.

Il se montrait toujours très tendre à l’égard de Harvey, qu’il plaignait aussi bien comme enfant perdu que comme aliéné ; et quand Salters s’aperçut que Pen aimait le jeune garçon, il se dérida aussi. Salters était loin d’être quelqu’un d’aimable (il pensait qu’il était dans ses attributions de tenir les mousses) ; aussi la première fois que Harvey, tout tremblant de peur, parvint, par un jour de calme, à grimper à la pomme du grand mât (Dan se tenait derrière lui, prêt à lui venir en aide), le gamin jugea-t-il de son devoir de pendre là-haut les grosses bottes de mer de Salters — en signe d’opprobre et de dérision vis-à-vis de la goélette la plus proche. Avec Disko, Harvey ne prenait aucune privauté ; pas même lorsque le vieux, cessant de le commander, le traita, comme le reste de l’équipage, avec des : « Ne voudrais-tu pas faire de telle et telle façon ? » et : « Je crois que tu ferais mieux, » et ainsi de suite. Il y avait sur ces lèvres rasées à blanc, dans les coins froncés de ces yeux quelque chose d’on ne peut plus calmant pour l’ardeur d’un jeune sang.

Disko lui apprit à lire la carte pleine d’empreintes de doigts et de trous d’épingle, laquelle était, disait-il, supérieure à n’importe quelle publication officielle ; il le menait, crayon en main, de mouillage en mouillage sur tout le chapelet des bancs — le Have, Western, Banquereau, Saint-Pierre, Green, et Grand — en parlant « morue » dans les intervalles. Il lui apprenait aussi le principe qui régissait l’usage du hog-yoke.

En ceci Harvey l’emportait sur Dan, car il avait hérité de son père une tête organisée pour les chiffres, et l’idée de dérober une information à quelque éclair de ce soleil maussade du Banc sollicitait toute sa vivacité d’esprit. En toute autre matière maritime son âge lui donnait l’infériorité. Comme disait Disko, il aurait fallu commencer à dix ans. Dan pouvait boëtter le « trawl » ou mettre la main sur n’importe quel cordage dans l’obscurité, et au besoin, quand l’oncle Salters avait un furoncle dans la main, procéder à la toilette au simple toucher du doigt. Rien qu’à la sensation du vent sur son visage il pouvait gouverner par n’importe quel semblant de gros temps, se prêtant, juste au moment où il le fallait, aux caprices du Sommes Ici. Il s’acquittait de ces choses aussi machinalement qu’il bondissait dans les agrès ou faisait son doris partie intégrante de sa volonté et de son corps. Mais il n’eût pas été capable de communiquer sa science à Harvey.

Les jours de mauvais temps, quand ils se tenaient cloîtrés dans le poste ou bien assis sur les coffres de la cabine, et que l’on entendait rouler et racler dans les silences de la conversation pitons, plombs et anneaux de réserve, on sentait flotter dans la goélette une atmosphère assez nourrie de connaissances générales.

Et tandis que Harvey absorbait par tous les pores de nouvelles connaissances et buvait la santé avec chaque gorgée de grand air, le Sommes Ici continuait son chemin en faisant ses affaires sur le Banc, et les couches gris argent de poisson bien pressé montaient de plus en plus haut dans la cale. Pas une journée de travail ne sortait de l’ordinaire, mais les journées moyennes étaient nombreuses et compactes.

Il va de soi qu’un homme de la réputation de Disko était étroitement épié — presque étouffé, comme disait Dan, par ses voisins ; mais il avait un très joli chic pour les planter là dans l’amoncellement et le glissement des bancs de brumes. Disko évitait la compagnie pour deux raisons. La première, c’est qu’il voulait se livrer seul à ses expériences ; la seconde, qu’il était opposé aux rassemblements mélangés d’une flottille de toutes nations. Le gros en était surtout les bateaux de Gloucester, avec par-ci par-là quelques-uns de Princetown, Harwich, Chatham, et d’autres des ports du Maine ; mais les équipages étaient recrutés Dieu sait où. Le péril engendre l’insouciance, et quand s’y ajoute l’appât du gain, il y a belles chances pour toute espèce d’accident dans la flottille encombrée, qui, telle un troupeau pressé de moutons, se porte autour de quelque chef non reconnu.

« Que les deux Jerauld les conduisent, dit Disko. Nous sommes obligés de rester un tantinet parmi eux sur les Bancs de l’Est, mais si la chance tient nous n’aurons pas à y rester longtemps. L’endroit où nous sommes actuellement, Harvey, n’est en aucune façon considéré comme un bon terrain.

— Vraiment ? dit Harvey, qui était en train de tirer de l’eau (il venait d’apprendre comment balancer le seau) après une toilette exceptionnellement longue. Ça me serait égal alors, de tâter de quelque terrain pauvre pour changer.

— Tout le terrain que je désire voir — et je ne désire pas le tâter — c’est Eastern Point, dit Dan. Dites donc, papa, ça m’a tout l’air que nous n’aurons pas plus de deux semaines à rester sur les Bancs. Tu vas rencontrer alors toute la compagnie que tu veux, Harvey. C’est le moment où l’on commence à travailler. Plus de repas à heures fixes pour personne. Un morceau sous le pouce quand on a faim et la couchette quand il n’y a plus moyen de tenir debout. Bonne affaire qu’on ne t’ait pas cueilli un mois plus tard que tu ne l’as été, car nous n’aurions jamais pu te mettre en forme pour la Vieille Vierge. »

Harvey comprit, d’après la carte d’Eldridge, que la Vieille Vierge et tout un essaim de bancs aux noms bizarres étaient le point tournant de la croisière, et que la chance aidant ils finiraient d’y employer leur sel ; mais en voyant la taille de la Vierge (c’était certain point imperceptible), il se demanda comment Disko, même avec le hog-yok et la sonde, pourrait la trouver. Il apprit plus tard que Disko était tout à fait de force à cela comme à toute autre besogne, et pouvait même venir en aide à autrui.

  1. Bateau destiné à la pêche du « haddock ».
  2. On dit « Vanderpoop » en Amérique, comme l’on dit « Rotschild » en France.
  3. Célèbre amiral américain.