Texte établi par L’Auteur Éditeur (p. 9-32).

FRANCIS GRENIER


Venu comme fermier sur la terre de la Fabrique, lorsque j’avais deux ans, mon père, et sa famille commençante dont je suis l’ainé, habitait une petite et vieille maison située de telle sorte que nous nous trouvions entourés de voisins de trois côtés. C’étaient Pierre Crépeault, maître-chantre ; son beau père, John McKercher, vieux maître d’école retiré ; Thomas Desrosiers ; le Dr Milette et Francis Grenier, navigateur, scieur de long et calfat de ses anciens métiers, mais devenu pêcheur de son nouveau et dernier métier.

À part celles de ma famille, toutes ces personnes sont les premières que j’ai connues dans ma vie.

Bien qu’il y ait passé presque toute son existence, Francis Grenier, on prononçait aussi « Grignier » n’était pas né à Lanoraie ; j’ai toujours cru, on me l’a dit, qu’il nous était venu fort jeune de la paroisse de la Baie-du-Febvre, et qu’il était né vers 1798 ou 1799 ; sa femme était une Payette de son nom familial.

Parmi les impressions demeurées assez vives dans mon cerveau d’enfant, je note ceci :

Un soir, soir sombre de l’automne de l’année 1879 ou 1880, une tempête s’élevait dans le ciel ; j’avais quatre ou cinq ans. La vieille maison du vieux Brisette, devenue la nôtre, commençait à frissonner sous l’effort du vent ; le chien, P’tit Loup, aboya, et madame Grenier entra chez-nous, en nous confiant son inquiétude : « Francis n’était pas revenu de sa pêche ; le norouet était dur, ça cognait rude sur la côte, on entendait gueuler les roulins sur les galets. »

« Ce vieux pas prudent, ce vieux têtu, plus têtu que la tempête, n’avait déjà plus toute sa force, ses meilleurs jours étaient passés ; il était au-dessus de quatre-vingts ans, lui le fort à bras, l’ancien lutteur, naguère encore gardien de la paix sur un des vaisseaux des compagnies Torrens et Molson. » Non, il n’était pas encore revenu de sa pêche. On en parlait, tout le monde en parlait, tous les voisins. Par exemple, quand il avait un peu trop de rhum, un coup de trop seulement il était plus rustique, c’est alors qu’au lieu d’être homme de paix il devenait homme de guerre. Ô pour la guerre c’était un homme de choix. Ne s’était-il pas battu seize fois dans « une avant déjeuner » ? Malheureusement, ce jour-là, après quelques années de sobriété, de tempérance, tempérance brisée quelquefois depuis que Chiniquy l’avait établie à Lanoraie, malheureusement, ce jour-là, Grenier avait pris quelque chose en fait de rhum, à l’hôtel Marcotte, avant d’aller prendre du poisson. « Et la tempête augmentait. »

Tante Domithilde arriva toute essoufflée, du presbytère où elle demeurait, pour nous conseiller de transporter nos lits aux bâtiments neufs ; car elle croyait bien que notre petite et vieille maison culbuterait, cette nuit-là. « Si vous voyiez, disait-elle, comme il y a des moutons sur la rivière. » « Papa, dis-je à mon tour, allez donc attraper de ces moutons égarés, grand’mère tondra la laine. » Mon père m’expliqua que ces moutons, à la vérité, étaient de grosses lames, des roulis d’eau qu’on appelait comme ça, pour la ressemblance qu’elles ont avec les troupeaux de bêtes à laine.

Mais le vent eut beau souffler la petite maison résista comme le roseau de la fable, bien qu’au loin quelques pins se déracinèrent et s’abattirent avec fracas.

Le lendemain, on parlait de naufrages : Baptiste Saint-Jean avait sauvé sa femme sur le mat de son navire perdu ; Gonzague Leroux, notre deuxième voisin, propriétaire du St-Georges, chargé de bois, avait beaucoup souffert ; Simon Laliberté avait mis à la côte son bateau, l’Oregon ; un bout de notre quai, sur pilotis, s’était écroulé.

Et Francis Grenier était sauf, après avoir lontemps nagé ; on disait même qu’il avait avalé plus de rhum que d’eau, plus d’eau-de-vie que d’eau de mort. Non, il n’était pas noyé, puisque, après s’être sauvé à la nage, il avait étripé le gros chien gris des Sœurs de la Providence, chien vicieux d’ailleurs que personne n’a regretté.

La boisson produisait un grand effet sur le tempérament déjà irascible du vieux calfat, lui qui aimait à cogner dur, et qui, cette fois-ci encore, après s’être un peu séché le dehors avait continué de se mouiller le dedans, pour, dans un intervalle, se battre contre Moïse Joessin, à l’hôtel Marcotte, après avoir brisé l’enclume de Louis Mondor, d’un seul coup de marteau.

Insulter le maître d’école, donner des taloches à Quintal, et frapper une fois seulement le grand Marga, de l’autre bord, (l’autre bord du fleuve est la paroisse de Contrecœur,) arracher une corne à la vache de Baptiste Frederick, furent pour notre Francis en courroux des détails insignifiants de sa soirée.

Enfin, il s’était radouci : la voix connue de sa femme, Célime, mettant au compte de ce cochon de vent de Norouet, « qui avait bien manqué le damner tout vivant, lui, Francis Grenier, l’homme qui avait déjà été un peu capable. »

« Entends-tu ? » disait-il, « entends-tu Célime ? je ne veux pas qu’on rit de moi, dans la paroisse de Lanoraie, quand bien même mes culottes seraient déchirées, comme ça, et qu’elles laisseraient voir ma peau, ma maudite peau ; quand même je me serais mouillé le dehors dans l’eau et le dedans dans le rhum, je ne veux pas que c’te grosse bête de Quintal à pied plat m’en parle ; une autre fois je l’étripe.

Joessin c’est correct, Joessin c’est un homme au moins, lui, on peut lui pousser des prunes sur les sourcils et ça ne braille pas.

Célime, c’est-il gueux possible ? Pourtant j’suis content, tiens j’te l’ai attrapé à plomb mon Marga, lui, je l’attendais, il t’a pirouetté une culbute qui était pas d’deux sous. »

Célime Pajette disait : « Mange, Francis, mange donc, tu as faim : c’est la faim qui te fait parler, ou bien la soif. Tu sais bien que monsieur le curé Loranges n’aime pas ça ces histoires-là. »

« Monsieur l’curé, monsieur l’curé, qu’il aille donner sa bénédiction au quai qui dégringolait comme j’arrivais sur la grève à Piché ; fallait voir ça, une petite bénédiction de rien, et v’la le quai à l’eau. »

« C’était peut-être bien pour te faire reconnaître devant Dieu. »

« Célime, Sacre-bleu ! ah ! qu’tu piailles !

Viens pas m’indisposer !

« Tiens j’voudrais me voir au temps où je faisais le tour du village en chantant le coq avec un billot de quatre cents livres sur l’épaule. »

Peu à peu, mais bien tard dans la nuit, l’homme au teint bronzé, un peu courbé, portant dans ses veines du sang de sauvage ; l’homme aux lunettes épaisses, et qui marchait à pas pesant, quand rien ne l’excitait, s’était radouci, avait mangé et dormi.

Le lendemain, à 8 heures, il s’était levé de bonne humeur, mais ressentant dans ses nerfs des lassitudes. Sa figure était toujours sombre, mais les mots dont il se servait n’avaient aucune cruauté, et ils étaient dits sur un ton moins sourd que d’habitude.

Dire que le bonhomme, en dépit du vent de norouet et des deux sortes d’eau qu’il avait bues avait fait une bonne pêche, est une vérité ; plus qu’une pêche, on peut affirmer qu’il avait fait aussi une bonne chasse : un loup marin, 2 carpes de taille raisonnable, trois achigans et plusieurs barbottes, le tout donné en soin aux gars de la Généline, petite barque commandée par ses amis Jos. Pagé et Gilbert Lippé.

Il faisait un temps splendide, tout le mauvais avait disparu de l’horizon du ciel et du cœur du vieux Grenier, l’homme aux épaisses lunettes. Il est, dit-on, certaines boissons qui sont dommageables à la vue.

Le soleil était beau et chaud.

Grenier se disposait à aller chercher sa pêche à bord de la Généline, mais avant tout il devait se soigner une main, la main gauche, enveloppée depuis la veille.

« Vous vous êtes fait mal à la main pepère ? » dit Ti-Nine, son petit fils.

« C’est rien, mon homme, c’est rien. »

« Bien, j’ai vu que ça saignait. »

« Tu radotes, peut-être, mais si j’ai quelque chose, c’est qu’un hameçon se serait accroché à travers la main, et que je l’aurais décroché moi-même, d’entre les nerfs. »

Quinze jours après cette pêche miraculeuse, Paul, Félix, Antoine Caisse, Thomas Arpin, Olivier et Basille Desrosiers, Gonzague Leroux et quelques autres camarades devisaient, assis paisiblement sous l’ombrage de la côte, lorsqu’ils virent s’avancer dans leur direction l’octagénaire Francis Grenier, venant du côté du quai, portant son bras gauche en écharpe.

« Qu’as-tu donc, quel mal te prend Francis ? interrogea quelqu’un de la bande ? »

« Je vais te le montrer ce que j’ai. » On protesta, pourquoi développer sa main ; on ne demandait pas cela, on s’informait tout bonnement.

« Ça m’fait plaisir de la développer, la chienne de main, » dit-il, d’un ton sourd « je veux voir ça moi-même, ça peut être utile. »

Il avait cette main affreusement équipée : enflure, apostume, plaie purulente, tout y était.

« Maudit, » grogna-t-il, et il étendit cette main sur la clôture toute proche, et vlin, vlan, pi, pan, pan, de son poing droit, il vous l’aplatit de telle sorte que la matière en revola à dix pas, comme poussée par une seringue. « Tiens ça me fait plaisir de régler ça comme ça ; » et se retournant vers les gens qui le considéraient un peu étonnés de cette dureté, et lui, comme un peu rassasié d’un bon résultat obtenu, il étendit avec la même énergie violente sa main droite, en la retournant des deux côtés, en face de tout le monde :

« Sacré sacrebleu, » affirma-t-il, « si c’te main-là voulait tenir, Francis « Grignier » serait un homme, mais ell’veut pas tenir. »

Le fait est qu’il avait aussi la main droite toute bossuée ; dans le cours de sa vie il l’avait sabotée, les coupures et les calus y étaient si nombreux qu’ils ne se comptaient pas facilement. Puis il quitta tout le monde, sans dire un autre mot, et marcha un peu plus droit.

Lorsque j’eus atteint l’âge de sept ou huit ans, il m’amena souvent à la pêche avec lui. Il disait que j’étais tranquille, dans la chaloupe, comme un enfant de chœur.

Il y a bien trente-quatre ou trente-cinq ans que le vieux pêcheur a rendu son compte et son âme au ciel, plût à Dieu que les deux y soient encore, le compte et l’âme, mais moi je n’ai pas oublié la grimace typique qu’il faisait en jetant à l’eau la picace qui devait retenir notre bac en place, ni celle encore plus remarquable, qui se dessinait sur sa face glabre, lorsqu’il plantait la perche qui devait nous tenir à angle droit du courant ; mais son expression la plus rabougrie, la plus terrible, traversait son être, lorsque cette perche avait le malheur de s’arracher du fond pour laisser jouer notre embarcation au bout de la corde de la picace : ses dents longues et inégales, et déchaussées de leur gencive brune étaient jaunies et noircies par la nicotine des infinies pipées de tabac, fumées depuis sa tendre enfance ; ces dents-là semblaient vouloir sortir de la bouche qui cherchait une apostrophe infernale, avec des tremblements de fureur ; les yeux, noirs et petits, mais perçants et pointés, chacun, d’une petite taie blanche, prenaient leur angle de strabisme iroquois et, mêlant leurs reflets fauves aux éclairs glauques des épaisses lunettes, semblaient chercher l’animal assez audacieux, criminel pour venir déranger dans leur travail consciencieux et digne, les deux êtres les plus tranquilles de la terre : si quelque chose de vivant et de responsable de ce désastre, désastre toujours réparable, fut apparu devant sa face, quel gros mot d’abordage n’eut-il pas proféré pour prouver son dégoût.

Oui, plus il se choquait plus ses dents tachetées de jaune et de noir par la nicotine de son brûle-gueule avaient la rage sinistre, elles voulaient mordre quelque chose.

Les doigts sarmenteux de cet homme indiquaient alors l’horizon ou les grèves, on eut dit, à certains esprits malins ; sa gorge se crispait sur des mots rauques et tordus ; notre barque en tremblait.

Le regard se fixait sur l’invisible en sautant par dessus les épaisses lunettes ; sur les tempes sa peau parcheminée se figeait, les lèvres s’allongeaient de travers vers l’objet de son ire et, sourdement et pressée, tombait, roulant sur des r raboteux, après l’averse d’un crachat de chique, triturée, incomplète, l’oraison exclamative, l’oraison jaculatoire attendue ; c’était court, mais expressif à souhait.

Francis Grenier connaissait trois remèdes contre les maux humains, aimait trois choses en ce monde, et négligeait le reste. Premier remède à tous maux, c’était le rhum, le second, le rhum, le troisième, se coucher.

Il aimait ses enfants, la bataille et les crapauds : ses enfants il les aimait beaucoup, mais sans savoir pourquoi ; la bataille parce qu’elle était pour lui un délassement, et les crapauds, parce que, disait-il, ils enlèvent le poison, le venimeux de la surface de la terre, et il ajoutait sur un ton ironique : « Il n’y avait pas assez de crapauds sur la terre lorsque je suis né, j’ai respiré l’air mauvais en naissant. » Son jardin était rempli de crapauds, et il avait un beau jardin. Je crois qu’il se levait la nuit pour les cueillir le long des routes et les apporter chez lui.

Au temps de mes premières pêches, les bateaux à voiles abondaient le long de la grève du village de Lanoraie : quelques-uns étaient échoués pour toujours, comme un animal mort, la carcasse, les membres disjoints, tels des côtes décharnées, mêlaient aux senteurs marines des joncs épars, au soleil rutilant, l’émanation vague d’un goudron vieilli, attendaient que les futures débâcles printanières entraînassent leurs restes vermoulus vers des profondeurs de repos inconnu ; les autres attendaient les vents favorables au transport des cargaisons de bois, de sable ou de foin vers le port de leur destinée ; d’autres encore jouaient, légers au bout de la chaîne bien ancrée, en attendant qu’on finisse une toilette hâtive, ou la fin d’un pansement de la plaie récente, faite au hasard d’un abordage nocturne, à l’heure où trop d’étoiles s’étaient cachées : radoub de bordée, peinture des pavois, veuglage à neuf, calfeutrage du tirant d’eau au plat-bord ; et tous évoquaient la course à voiles, la fuite vers l’horizon bleu.

Nous passions, un matin clair, Francis, le vieux sauvage, et moi, le petit bonhomme, dans notre bac sur le clapotis caressant de l’onde, non loin d’un navire sur le flanc duquel un calfat tapait, le clavet d’une main et le maillet de l’autre, abattant les joints résistants, du bord de son radeau.

« T’as pas mangé depuis longtemps, j’suis sur, Alexis ? » s’informa Francis ?

« J’ai mangé comme toé, Francis, et j’n’ai pas été te quêter mon pain d’à matin, ni d’hier au soir, » fut la réponse ;

« J’te dis pas ça pour te reprocher ce que tu me dois pas ; mais je dis ça, parce que ça cogne pas dur comme dans mon temps. »

« Grignier, tes beaux jours sont passés ; ton chemin est large sur l’eau, passe donc ! Tu tapais fort dans ton temps pour abattre les joints ; tu tapais trop fort des fois, tu les défonçais ; mais Joessin t’a défoncé à son tour. »

« Joessin m’a renfoncé les joints deux fois, et puis je les lui ai renfoncés deux fois, on est quitte pour quitte. Alexis Pagé, je suis pas quitte avec toé ; t’a voulu donner des tapettes à mon p’tit Charles, sur la margoulette, l’autre jour ; par dessus le marché t’a donné un coup de pied à mon chien, en disant, comme ça : « chien d’ivrogne, marches-tu ! ton maître boit rien que de l’eau. »

« Alexis, j’ai pas toujours bu qu’de l’eau, et il me reste assez d’cœur dans l’corps pour te montrer si mon maudit poing fait encore sa marque sur un fouillon comme le tien. »

« Viens-y donc. Grignier, viens-y donc ! »

« Jette ton maillet sur le pont. »

« Il est jeté. »

Pendant ce temps-là je voulus ramer à reculons, mais le bonhomme Grenier ne l’entendait ainsi : « petit bout d’sacre bleu, » grogna-t-il. « Ah ! lamproie de castor »… et la colère l’emportant il se lança à la nage, nous étions à une vingtaine de brasses du radeau d’Alexis Pagé qui, en riant aux éclats, remonta sur son pont et tira le câble du radeau, de manière à le faire tenir tout droit au flanc de son bateau, la Caroline, en criant : « Francis c’était pour voir si t’es toujours bête pareil. » Grenier, ne pouvant rien faire devant un pareil tour, retourna à terre, encore à la nage, et alla se faire sécher à la porte de l’hôtel Garçon Charland ; ça été sa dernière évocation de son passé à la lueur, pour lui réconfortante, d’un rayon de soleil à travers un bon verre de rhum ; car il prit un bon petit verre, peut-être un gros et peut-être deux, c’est Joessin qui paya cette fois car Joessin respectait ses égaux.

À quelque temps de là, monsieur le curé et tante Domithilde étant morts, nous nous préparions à quitter le village, notre maison devant être transportée, pour aller habiter une terre achetée d’Eusèbe Dumais, dans le rang de Saint-Henri, à une lieue de l’Église. De son côté Francis Grenier, lui s’expatriait pour la seconde et dernière fois, s’en allait demeurer à Lowell, dans l’état de Massachusetts : grand’mère, revenant de l’église, avait échangé, chemin faisant, quelques paroles avec monsieur et madame Grenier qui allaient faire vieillottement le chemin de la Croix.

Le vieux, contre son habitude, avait paru s’émouvoir en regardant, à travers ses lunettes, le cimetière par dessus le mur de gros cailloux. Certes, l’émotion n’était apparue que passagèrement dans la voix et le geste ; et il aurait affirmé que sans se choisir une place bien fixe, il avait toujours cru que sa carcasse, en fin de compte, aurait trouvé profit à se ramollir dans un trou de terre franche, dans ce « cémiquière. » « Mais, sacrebleu, bedame, on peut pas tout avoir, Sophie Isabelle, puisque j’ai mangé mon pain blanc le premier. » Puis il avait quitté sa femme et ma grand’mère tout de suite, courbé, pliant sur ses jambes qui paraissaient toujours se ramollir comme les ressorts de voiture trop usés. Ma grand’mère ajoutait qu’il avait enlevé son mouchoir à carreaux rouges entre son crâne et son chapeau, pour s’essuyer les yeux en regardant l’église à laquelle il n’avait pas toujours fait sa cour, le père. Regrettait-il son passé tel qu’il fut, ou regrettait-il de ne pouvoir le recommencer moins rustiquement ? Je ne saurais l’affirmer ; mais s’il a pleuré, ce dut être la seule fois de sa vie.

La journée qu’il reçut les derniers sacrements, c’est-à-dire la journée de sa mort, le curé qui le connaissait, voulant le saisir un peu par l’aspect du grand voyage, lui dit : « Francis Grenier, votre heure est arrivée, le médecin affirme que vous devez vous préparer à la mort, vous confesser, recevoir les saintes huiles, et la communion, puisque, selon le docteur, vous ne passerez pas la nuit. »

Grenier répondit, comme Pierrot : « Graissez, huilez, comme vous voudrez, je n’tire pas d’l’arrière, vous savez, mais votre docteur, j’ai bien connu son père, c’était un beau menteur, et puis lui, faut pas s’y fier, on n’peut pas compter sur sa parole, ensuite c’est bien tant mieux, je n’aime pas les traîneries. Ma confession, moi, c’est publique et tout haut que je la ferai en tout cas que ce soit la dernière.

C’est assez court : J’ai bu suffisamment dans ma vie, ces dernières années, rien que deux ou trois ripompées par douze mois, exceptée cette année que j’ai pas pu, le goût s’est en allé avec l’âge.

Vous, monsieur le curé, vous avez consacré, moi j’ai sacré, pas trop de Jésus ni de Viarge : mais des baptêmes et des torgueux, de quoi remplir l’église de Lanoraie d’une manière assez présentable, j’ai manqué la messe et les vêpres, pas souvent à Lanoraie, parce que j’aimais ça entendre chanter Plante et Charles Robillard. Aussi je dois ajouter en même temps que je me suis battu en Michel Archange, avec ce pauvre Moïse Joessin, plusieurs fois. Eh ! que ça me faisait du bien, lui aussi me disait la même chose. Je n’ai jamais menti, par exemple, je n’ai jamais couru, et je n’ai jamais volé, non plus, pour ça non, j’aimais tant gagner ma vie avec mes deux bras.

Si c’était à recommencer, je recommencerais-ti ? Pareil, oui, pareil ! » « Pas vos mêmes péchés-là, dit le prêtre ? » « Ah ! sacrebleu, non, pas mes péchés, au moins je ne voudrais pas.

Mais je voudrais recommencer le calfeutrage et le sciage à la scie de long : tenez, monsieur le curé, quand je disais à Joessin, comme ça : En bois Joess, comme ça, Zangne, Zongne, Zangne, la scie sonnait comme une cloche. On gagnait notre argent, c’étaient des journées d’homme au moins, à cette heure. »… L’exhortation du brave curé fut assez brève comprenant qu’après tout, la conscience de cet homme en valait bien une autre.

Dites votre Acte de contrition !

« Acte de contrition, mon Dieu, je vous adore, prenez-le s’il vous plaît, par ma faute, par ma faute »… L’intention était bonne, le curé rectifia la formule, puis lui donna la communion.

Grenier s’appliquant encore de son mieux, tira la langue à travers un grand signe de croix, mais la distraction, une malheureuse distraction arriva : « Ah ! Ah ! » grogna-t-il, « ça colle dans le joint » et, il reprit un autre signe de croix, de la main gauche cette fois, comme pour se reposer, la sainte hostie passa avec un peu d’eau, on lui lava le front, les bras retombaient avec le buste sur la couche d’agonie.

La peau était moite, les bras avaient des frissons en se ramollissant. On crut qu’il passait, on lui jeta de l’eau bénite, il lui en tomba sur les pieds. Grenier revint à lui en criant : « qui est-ce qui me jette de l’eau, sacrebleu ! d’l’eau dans la bouche, d’l’eau sur la tête et sur les pieds, c’est pas un tour à faire. Je ne suis pas le canard de l’éternité ! » Et au curé qui récitait l’office des mourants : « Vous n’pourriez pas vous mettre un peu plus loin ? Vos latineries, vous savez, ça me tanne. »

Francis Grenier est mort à Lowell, très âgé, après une agonie difficile. Voici ses dernières paroles : « Moïse Joessin, Moïse Joessin ! tu sais, je ne vois plus clair… tu ne me diras plus « fesse Jésus d’cuivre ! quand je te tiendrai les doigts entre mes dents ! »

Son unique petit fils survivant, Johnny Doucet a un grade dans la marine américaine : sa petite fille Élisabeth vit encore à Lowell où Zenon et Tit-nine (Onésine) sont morts. Sa fille s’appelait Orise.