Texte établi par L’Auteur Éditeur (p. 5-8).

AVANT-PROPOS


Ils ont passé comme les autres, mais dans leur personnalité absolue ; ils étaient simples, et les mots les plus simples soutiendront leur mémoire.

Le caprice ne m’a pas induit à écrire ces quelques pages, ni l’attrait d’un délassement, encore moins l’idée d’ajouter un petit livre aux feuilles de papier blanc que j’ai barbouillées avant aujourd’hui. Ceci est une dette de cœur envers la brave humilité d’un passé mort, mais pour moi toujours respecté.

Quand bien même je n’aurais pas pris l’habitude, habitude inoffensive d’ailleurs, dans le cours de ma vie, de jeter sur le papier les impressions et les images qui s’offraient à ma vue, j’aurais également essayé d’esquisser une étude des vieux en question, et ne fut-ce que dans ma mémoire, en mots très simples et naïfs, je les aurais conservés tels que l’existence les a faits. Ou plutôt, je ne dois pas dire je les aurais, mais bien je les ai conservés ; car mes souvenirs anciens me tiennent plus au cœur que les nouveaux, et ces figures me sont chères ; pourtant l’une d’elles est disparue lorsque j’étais au berceau, celle de mon grand’père ; aussi j’affirme moins sur sa vie, d’abord parce que je n’ai connu cet homme que sur la foi des autres, et ensuite, parce que, étant homme de gros bon sens et maître de soi, il était sans qualités typiques.

Les trois voisins que je décris dans cette plaquette résument en quelque sorte toute une classe de bons paysans dont l’unique ambition est, ou était d’élever honnêtement leur famille, et cette unique entreprise leur a réussi ; donc ils ont été et ils sont aussi considérables que des rois, si ce n’est qu’ils ne m’ont pas laissé de quoi payer l’impression de leur biographie, mais qu’à cela ne tienne, je m’en charge et je dois un fort pourboire à leur mémoire, puisque leur souvenir m’a réjoui.

Le hasard, n’y eut-il que le hasard, en tous cas je suppose que le hasard les avait placés voisins sur trois terres du rang de Saint-Henri de Lanoraie, les tribulations de la vie les a faits se considérer comme des frères ; ces gens s’aimaient sans se le dire, mais leurs actes parlaient pour eux. Les mots qui exprimaient leurs sentiments les plus intimes, les choses du cœur, n’arrivaient pas facilement à leurs lèvres inhabiles aux phrases jolies, bien qu’ils exprimassent avec franchise leur pensée sur tout autre sujet.

Il faut des mots rudes et simples pour exprimer ce qui est conçu dans un cerveau constamment éloigné de l’instruction.

C’est ce dont j’ai voulu informer le lecteur, lui dire que mes phrases, apparemment sans application, ne devraient pas le surprendre, et qu’il devrait se reporter au milieu et au temps où elles furent prononcées pour se satisfaire des couleurs locales.

J’aime à lui affirmer, d’autre part, que mes trois chapitres ont pourtant été travaillés, pris et repris, plus que tout autre travail que j’ai pu faire jusqu’à ce jour, le tout mentalement. Chaque paragraphe, a été fait et refait, jusqu’à ce que, j’oserais dire, rien ne paraisse, tant j’ai cherché à me plier au sens vrai que je découvrais, ou croyais découvrir, dans la manière de vivre et de voir le jour de ces trois illettrés à figure bien canadienne, mais de classe pauvre tout à fait. Il en reste encore de leur trempe, et de leur idéal, quoique à des degrés de compréhension moins prononcée, peut-être. Et comme ce sont les images qui sont restées dans ma pensée, il serait ingrat et malhonnête de ma part de les déplacer avec des mots appliqués ou qui paraîtraient appliqués ; n’empêche, je le répète, que j’ai refait, ou plutôt défait, plusieurs fois ces pages pour arriver à la phrase simple que je trouve convenable ici.

Ces types de campagnards tendent à disparaître : les communications amèneront naturellement des transformations dans les manières de voir et de juger les faits et les choses, les angles s’adoucissent d’un côté, et de l’autre on s’habitue aux rugosités des tempéraments étranges et non tout à fait normaux, à l’évolution des sociétés qui passent, se formant et se déformant, je puis dire.

J’ai été bien aise de mettre en épigraphe la phrase de Montaigne citant Socrate sur l’idée que celui-ci se faisait des richesses, étant donné que mes types décrits dans ce livre se sont conduits toute leur vie de manière à laisser entendre qu’ils pensaient bien comme Socrate sur cet item apparemment si controversé, et surtout si recherché.

En conclusion, je dirai que je ne préconise aucunement d’offrir comme modèles les gens cités en ces pages, mais je les donne cependant comme ayant véritablement existé tel que je les ai vus, affirmant en leur description que s’ils revenaient sur la terre, ils pourraient se montrer un peu différents dans leurs manière d’apprécier les choses, sans cependant modifier le sens de leur vie. Au total, il y a beaucoup de gens nouveaux qui leur ressemblent intérieurement, mais qu’une éducation différente a modifiés, quant à l’écorce.

Le cœur humain ne change pas, mais l’expression de ce qu’il contient est sujette au changement, selon les coutumes et les époques.

Louis-Joseph Doucet.


Québec, 29 décembre 1917.