Calligrammes
Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916)
Mercure de France (p. 32-34).

ARBRE

À Frédéric Boutet


Tu chantes avec les autres tandis que les phonographes galopent

Où sont les aveugles où s’en sont-ils allés

La seule feuille que j’aie cueillie s’est changée en plusieurs mirages

Ne m’abandonnez pas parmi cette foule de femmes au marché

Ispahan s’est fait un ciel de carreaux émaillés de bleu
Et je remonte avec vous une route aux environs de Lyon


Je n’ai pas oublié le son de la clochette d’un marchand de coco d’autrefois

J’entends déjà le son aigre de cette voix à venir
Du camarade qui se promènera avec toi en Europe
Tout en restant en Amérique

Un enfant
Un veau dépouillé pendu à l’étal
Un enfant

Et cette banlieue de sable autour d’une pauvre ville au fond de l’est

Un douanier se tenait là comme un ange
À la porte d’un misérable paradis

Et ce voyageur épileptique écumait dans la salle d’attente des premières



Engoulevent Blaireau
Et la Taupe-Ariane
Nous avions loué deux coupés dans le transsibérien

Tour à tour nous dormions le voyageur en bijouterie et moi

Mais celui qui veillait ne cachait point un revolver armé


Tu t’es promené à Leipzig avec une femme mince déguisée en homme

Intelligence car voilà ce que c’est qu’une femme intelligente

Et il ne faudrait pas oublier les légendes

Dame-Abonde dans un tramway la nuit au fond d’un quartier désert

Je voyais une chasse tandis que je montais
Et l’ascenseur s’arrêtait à chaque étage

Entre les pierres
Entre les vêtements multicolores de la vitrine
Entre les charbons ardents du marchand de marrons
Entre deux vaisseaux norvégiens amarrés à Rouen
Il y a ton image


Elle pousse entre les bouleaux de la Finlande


Ce beau nègre en acier


La plus grande tristesse
C’est quand tu reçus une carte postale de La Corogne


Le vent vient du couchant
Le métal des caroubiers
Tout est plus triste qu’autrefois
Tous les dieux terrestres vieillissent
L’univers se plaint par ta voix
Et des êtres nouveaux surgissent
Trois par trois