Calligrammes/Les Collines

Calligrammes
Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916)
Mercure de France (p. 20-31).
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LES COLLINES


Au-dessus de Paris un jour
Combattaient deux grands avions
L’un était rouge et l’autre noir
Tandis qu’au zénith flamboyait
L’éternel avion solaire


L’un était toute ma jeunesse
Et l’autre c’était l’avenir
Ils se combattaient avec rage
Ainsi fit contre Lucifer
l’Archange aux ailes radieuses


Ainsi le calcul au problème
Ainsi la nuit contre le jour
Ainsi attaque ce que j’aime
Mon amour ainsi l’ouragan
Déracine l’arbre qui crie


Mais vois quelle douceur partout
Paris comme une jeune fille
S’éveille langoureusement
Secoue sa longue chevelure
Et chante sa belle chanson


Où donc est tombée ma jeunesse
Tu vois que flambe l’avenir
Sache que je parle aujourd’hui
Pour annoncer au monde entier
Qu’enfin est né l’art de prédire


Certains hommes sont des collines
Qui s’élèvent d’entre les hommes
Et voient au loin tout l’avenir
Mieux que s’il était le présent
Plus net que s’il était passé


Ornement des temps et des routes
Passe et dure sans t’arrêter
Laissons sibiler les serpents
En vain contre le vent du sud
Les Psylles et l’onde ont péri


Ordre des temps si les machines
Se prenaient enfin à penser
Sur les plages de pierreries
Des vagues d’or se briseraient
L’écume serait mère encore


Moins haut que l’homme vont les aigles
C’est lui qui fait la joie des mers
Comme il dissipe dans les airs
L’ombre et les spleens vertigineux
Par où l’esprit rejoint le songe


Voici le temps de la magie
Il s’en revient attendez-vous
À des milliards de prodiges
Qui n’ont fait naître aucune fable
Nul les ayant imaginés


Profondeurs de la conscience
On vous explorera demain
Et qui sait quels êtres vivants
Seront tirés de ces abîmes
Avec des univers entiers


Voici s’élever des prophètes
Comme au loin des collines bleues
Ils sauront des choses précises
Comme croient savoir les savants
Et nous transporteront partout


La grande force est le désir
Et viens que je te baise au front
Ô légère comme une flamme
Dont tu as toute la souffrance
Toute l’ardeur et tout l’éclat


L’âge en vient on étudiera
Tout ce que c’est que de souffrir
Ce ne sera pas du courage
Ni même du renoncement
Ni tout ce que nous pouvons faire


On cherchera dans l’homme même
Beaucoup plus qu’on n’y a cherché
On scrutera sa volonté
Et quelle force naîtra d’elle
Sans machine et sans instrument


Les secourables mânes errent
Se compénétrant parmi nous
Depuis les temps qui nous rejoignent
Rien n’y finit rien n’y commence
Regarde la bague à ton doigt


Temps des déserts des carrefours
Temps des places et des collines
Je viens ici faire des tours
Où joue son rôle un talisman
Mort et plus subtil que la vie


Je me suis enfin détaché
De toutes choses naturelles
Je peux mourir mais non pécher
Et ce qu’on n’a jamais touché
Je l’ai touché je l’ai palpé


Et j’ai scruté tout ce que nul
Ne peut en rien imaginer
Et j’ai soupesé maintes fois
Même la vie impondérable
Je peux mourir en souriant


Bien souvent j’ai plané si haut
Si haut qu’adieu toutes les choses
Les étrangetés les fantômes
Et je ne veux plus admirer
Ce garçon qui mime l’effroi


Jeunesse adieu jasmin du temps
J’ai respiré ton frais parfum
À Rome sur les chars fleuris
Chargés de masques de guirlandes
Et des grelots du carnaval


Adieu jeunesse blanc Noël
Quand la vie n’était qu’une étoile
Dont je contemplais le reflet
Dans la mer Méditerranée
Plus nacrée que les météores


Duvetée comme un nid d’archanges
Ou la guirlande des nuages
Et plus lustrée que les halos
Émanations et splendeurs
Unique douceur harmonies


Je m’arrête pour regarder
Sur la pelouse incandescente
Un serpent erre c’est moi-même
Qui suis la flûte dont je joue
Et le fouet qui châtie les autres


Il vient un temps pour la souffrance
Il vient un temps pour la bonté
Jeunesse adieu voici le temps
Où l’on connaîtra l’avenir
Sans mourir de sa connaissance


C’est le temps de la grâce ardente
La volonté seule agira
Sept ans d’incroyables épreuves
L’homme se divinisera
Plus pur plus vif et plus savant


Il découvrira d’autres mondes
L’esprit languit comme les fleurs
Dont naissent les fruits savoureux
Que nous regarderons mûrir
Sur la colline ensoleillée


Je dis ce qu’est au vrai la vie
Seul je pouvais chanter ainsi
Mes chants tombent comme des graines
Taisez-vous tous vous qui chantez
Ne mêlez pas l’ivraie au blé


Un vaisseau s’en vint dans le port
Un grand navire pavoisé
Mais nous n’y trouvâmes personne
Qu’une femme belle et vermeille
Elle y gisait assassinée


Une autre fois je mendiais
L’on ne me donna qu’une flamme
Dont je fus brûlé jusqu’aux lèvres
Et je ne pus dire merci
Torche que rien ne peut éteindre


donc es-tu ô mon ami
Qui rentrais si bien en toi-même
Qu’un abîme seul est resté
Où je me suis jeté moi-même
Jusqu’aux profondeurs incolores


Et j’entends revenir mes pas
Le long des sentiers que personne
N’a parcourus j’entends mes pas
À toute heure ils passent là-bas
Lents ou pressés ils vont ou viennent


Hiver toi qui te fais la barbe
Il neige et je suis malheureux
J’ai traversé le ciel splendide
Où la vie est une musique
Le sol est trop blanc pour mes yeux


Habituez-vous comme moi
À ces prodiges que j’annonce
À la bonté qui va régner
À la souffrance que j’endure
Et vous connaîtrez l’avenir


C’est de souffrance et de bonté
Que sera faite la beauté
Plus parfaite que n’était celle
Qui venait des proportions
Il neige et je brûle et je tremble

Maintenant je suis à ma table
J’écris ce que j’ai ressenti
Et ce que j’ai chanté là-haut
Un arbre élancé que balance
Le vent dont les cheveux s’envolent


Un chapeau haut de forme est sur
Une table chargée de fruits
Les gants sont morts près d’une pomme
Une dame se tord le cou
Auprès d’un monsieur qui s’avale


Le bal tournoie au fond du temps
J’ai tué le beau chef d’orchestre
Et je pèle pour mes amis
L’orange dont la saveur est
Un merveilleux feu d’artifice


Tous sont morts le maître d’hôtel
Leur verse un champagne irréel
Qui mousse comme un escargot
Ou comme un cerveau de poète
Tandis que chantait une rose


L’esclave tient une épée nue
Semblable aux sources et aux fleuves
Et chaque fois qu’elle s’abaisse
Un univers est éventré
Dont il sort des mondes nouveaux


Le chauffeur se tient au volant
Et chaque fois que sur la route
Il corne en passant le tournant
Il paraît à perte de vue
Un univers encore vierge


Et le tiers nombre c’est la dame
Elle monte dans l’ascenseur
Elle monte monte toujours
Et la lumière se déploie
Et ces clartés la transfigurent


Mais ce sont de petits secrets
Il en est d’autres plus profonds
Qui se dévoileront bientôt
Et feront de vous cent morceaux
À la pensée toujours unique


Mais pleure pleure et repleurons
Et soit que la lune soit pleine
Ou soit qu’elle n’ait qu’un croissant
Ah ! pleure pleure et repleurons
Nous avons tant ri au soleil


Des bras d’or supportent la vie
Pénétrez le secret doré
Tout n’est qu’une flamme rapide
Que fleurit la rose adorable
Et d’où monte un parfum exquis