Caliste ou Lettres écrites de Lausanne/Lettre 12

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DOUZIÈME LETTRE


Si vous ne me pressiez pas avec tant de bonté et d’instance de continuer mes lettres, j’hésiterais beaucoup aujourd’hui. Jusqu’ici j’avais du plaisir, et je me reposais en les écrivant. Aujourd’hui je crains que ce ne soit le contraire. D’ailleurs, pour faire une narration bien exacte, il faudrait une lettre que je ne pourrais écrire de tête… ah ! La voilà dans un coin de mon secrétaire. Cécile, qui est sortie, aura eu peur sans doute qu’elle ne tombât de ses poches. Je pourrai la copier, car je n’oserais vous l’envoyer. Peut-être voudra-t-elle un jour la relire. Cette fois-ci vous pourrez me remercier. Je m’impose une assez pénible tâche.

Depuis le moment de jalousie que je vous ai raconté, soit qu’elle eût de l’humeur quelquefois, et qu’elle eût conservé des soupçons, soit qu’ayant vu plus clair dans son cœur elle se fût condamnée à plus de réserve, Cécile ne voulait plus jouer aux dames en compagnie. Elle travaillait ou me regardait jouer. Mais chez moi, une fois ou deux, on y avait joué, et le jeune homme s’était mis à lui apprendre la marche des échecs l’autre soir, après souper, pendant que son parent et le mien, j’entends l’officier de ***, jouaient ensemble au piquet. Assise entre les deux tables, je travaillais et regardais jouer, tantôt les deux hommes, tantôt ces deux enfants, qui ce soir-là avaient l’air d’enfants beaucoup plus qu’à l’ordinaire ; car, ma fille se méprenant sans cesse sur le nom et la marche des échecs, cela donnait lieu à des plaisanteries aussi gaies que peu spirituelles. Une fois le petit lord s’impatienta de son inattention, et Cécile se fâcha de son impatience. Je tournai la tête. Je vis qu’ils boudaient l’un et l’autre. Je haussai les épaules. Un instant après, ne les entendant pas parler, je les regarde. La main de Cécile était immobile sur l’échiquier ; sa tête était penchée en avant et baissée. Le jeune homme, aussi baissé vers elle, semblait la dévorer des yeux. C’était l’oubli de tout, l’extase, l’abandon. — Cécile, lui dis-je doucement, car je ne voulais pourtant pas l’effrayer, Cécile, à quoi pensez-vous ? — A rien, dit-elle en cachant son visage avec ses mains, et reculant brusquement sa chaise. Je crois que ces misérables échecs me fatiguent. Depuis quelques moments, milord, je les distingue encore moins qu’auparavant, et vous auriez toujours plus de sujets de vous plaindre de votre écolière ; ainsi quittons-les. Elle se leva en effet, sortit, et ne rentra que quand je fus seule. Elle se mit à genoux, appuya sa tête sur moi, et, prenant mes deux mains, elle les mouilla de larmes. — Qu’est-ce, ma Cécile, lui dis-je, qu’est-ce ? — C’est moi qui vous le demande, maman, me dit-elle. Qu’est-ce qui se passe en moi ? Qu’est-ce que j’ai éprouvé ? De quoi suis-je honteuse ? De quoi est-ce que je pleure ? — S’est-il aperçu de votre trouble ? Lui dis-je. — Je ne le crois pas, maman, me répondit-elle. Fâché peut-être de son impatience, il a serré et baisé la main avec laquelle je voulais relever un pion tombé. J’ai retiré ma main ; mais je me suis sentie si contente de ce que notre bouderie ne durait plus ! Ses yeux m’ont paru si tendres ! J’ai été si émue ! Dans ce même moment vous avez dit doucement : Cécile, Cécile ! Il aura peut-être cru que je boudais encore, car je ne le regardais pas. — Je le souhaite, lui dis-je. — Je le souhaite aussi, dit-elle. Mais, maman, pourquoi le souhaitez-vous ? — Ignorez-vous, ma chère Cécile, lui dis-je, combien les hommes sont enclins à mal penser et à mal parler des femmes ? — Mais, dit Cécile, s’il y a ici de quoi penser et dire du mal, il ne pourrait m’accuser sans s’accuser encore plus lui-même. N’a-t-il pas baisé ma main, et n’a-t-il pas été aussi troublé que moi ? — Peut-être, Cécile ; mais il ne se souviendra pas de son impression comme de la vôtre. Il verra dans la vôtre une espèce de sensibilité ou de faiblesse qui peut vous entraîner fort loin, et faire votre sort. La sienne ne lui est pas nouvelle sans doute, et n’est pas d’une si grande conséquence pour lui. Rempli encore de votre image, s’il a rencontré dans la rue une fille facile… — Ah ! Maman ! — Oui, Cécile, il ne faut pas vous faire illusion : un homme cherche à inspirer, pour lui seul, à chaque femme un sentiment qu’il n’a le plus souvent que pour l’espèce. Trouvant partout à satisfaire son penchant, ce qui est trop souvent la grande affaire de notre vie n’est presque rien pour lui. — La grande affaire de notre vie ! Quoi ! Il arrive à des femmes de s’occuper beaucoup d’un homme qui s’occupe peu d’elles ! — Oui, cela arrive. Il arrive aussi à quelques femmes de s’occuper malgré elles des hommes en général. Soit qu’elles s’abandonnent, soit qu’elles résistent à leur penchant, c’est aussi la grande, la seule affaire de ces malheureuses femmes-là. Cécile, dans vos leçons de religion on vous a dit qu’il fallait être chaste et pure : aviez-vous attaché quelque sens à ces mots ? — Non, maman. — Eh bien ! Le moment est venu de pratiquer une vertu, de vous abstenir d’un vice dont vous ne pouviez avoir aucune idée. Si cette vertu vient à vous paraître difficile, pensez aussi que c’est la seule que vous ayez à vous prescrire rigoureusement, à pratiquer avec vigilance, avec une attention scrupuleuse sur vous-même. — La seule ! — Examinez-vous, et lisez le Décalogue. Aurez-vous besoin de veiller sur vous pour ne pas tuer, pour ne pas dérober, pour ne pas calomnier ? Vous ne vous êtes sûrement jamais souvenue que tout cela vous fût défendu. Vous n’aurez pas besoin de vous en souvenir ; et, si vous avez jamais du penchant à convoiter quelque chose, ce sera aussi l’amant ou le mari d’une autre femme, ou bien les avantages qui peuvent donner à une autre le mari ou l’amant que vous désireriez pour vous. Ce qu’on appelle vertu chez les femmes sera presque la seule que vous puissiez ne pas avoir, la seule que vous pratiquiez en tant que vertu, et la seule dont vous puissiez dire en la pratiquant : j’obéis aux préceptes qu’on m’a dit être les lois de Dieu, et que j’ai reçues comme telles. — Mais, maman, les hommes n’ont-ils pas reçu les mêmes lois ? Pourquoi se permettent-ils d’y manquer, et de nous en rendre l’observation difficile ? — Je ne saurais trop, Cécile, que vous répondre ; mais cela ne nous regarde pas. Je n’ai point de fils ; je ne sais ce que je dirais à mon fils. Je n’ai pensé qu’à la fille que j’ai, et que j’aime par dessus toute chose. Ce que je puis vous dire, c’est que la société, qui dispense les hommes et ne dispense pas les femmes d’une loi que la religion paraît avoir donnée également à tous, impose aux hommes d’autres lois qui ne sont peut-être pas d’une observation plus facile. Elle exige d’eux, dans le désordre même, de la retenue, de la délicatesse, de la discrétion, du courage ; et, s’ils oublient ces lois, ils sont déshonorés, on les fuit, on craint leur approche, ils trouvent partout un accueil qui leur dit : On vous avait donné assez de priviléges, vous ne vous en êtes pas contentés ; la société effraiera, par votre exemple, ceux qui seraient tentés de vous imiter, et qui, en vous imitant, troubleraient tout, renverseraient tout, ôteraient du monde toute sécurité, toute confiance. Et ces hommes, punis plus rigoureusement que ne le sont jamais les femmes, n’ont été coupables bien souvent que d’imprudence, de faiblesse ou d’un moment de frénésie ; car les vicieux déterminés, les véritables méchants sont aussi rares que les hommes parfaits et les femmes parfaites. On ne voit guère tout cela que dans les fictions mal imaginées. Je ne trouve pas, je le répète, que la condition des hommes soit, même à cet égard, si extrêmement différente de celle des femmes. Et puis, combien d’autres obligations pénibles la société ne leur impose-t-elle pas ! Croyez-vous, par exemple, que, si la guerre se déclare, il soit bien agréable à votre cousin de nous quitter au mois de mars pour aller s’exposer à être tué ou estropié, à prendre, couché sur la terre humide et vivant parmi des prisonniers malades, les germes d’une maladie dont il ne guérira peut-être jamais ? — Mais, maman, c’est son devoir, c’est sa profession ; il se l’est choisie. Il est payé pour tout ce que vous venez de dire ; et, s’il se distingue, il acquiert de l’honneur, de la gloire même. Il sera avancé, on l’honorera partout où il ira, en Hollande, en France, en Suisse et chez les ennemis mêmes qu’il aura combattus. — Eh bien ! Cécile, c’est le devoir, c’est la profession de toute femme que d’être sage. Elle ne se l’est pas choisie, mais la plupart des hommes n’ont pas choisi la leur. Leurs parents, les circonstances ont fait ce choix pour eux avant qu’ils fussent en âge de connaître et de choisir. Une femme aussi est payée de cela seul qu’elle est femme. Ne nous dispense-t-on pas presque partout des travaux pénibles ? N’est-ce pas nous que les hommes garantissent du chaud, du froid, de la fatigue ? En est-il d’assez peu honnêtes pour ne vous pas céder le meilleur pavé, le sentier le moins raboteux, la place la plus commode ? Si une femme ne laisse porter aucune atteinte à ses mœurs ni à sa réputation, il faudrait qu’elle fût à d’autres égards bien odieuse, bien désagréable, pour ne pas trouver partout des égards ; et puis n’est-ce rien, après s’être attaché un honnête homme, de le fixer, de pouvoir être choisie par lui et par ses parents pour être sa compagne ? Les filles peu sages plaisent encore plus que les autres ; mais il est rare que le délire aille jusqu’à les épouser : encore plus rare qu’après les avoir épousées, un repentir humiliant ne les punisse pas d’avoir été trop séduisantes. Ma chère Cécile, un moment de cette sensibilité, à laquelle je voudrais que vous ne cédassiez plus, a souvent fait manquer à des filles aimables, et qui n’étaient pas vicieuses, un établissement avantageux, la main de l’homme qu’elles aimaient et qui les aimait. — Quoi ! Cette sensibilité qu’ils inspirent, qu’ils cherchent à inspirer, les éloigne ! — Elle les effraie, Cécile, jusqu’au moment où il sera question du mariage, on voudra que sa maîtresse soit sensible, on se plaindra si elle ne l’est pas assez. Mais quand il est question de l’épouser, supposé que la tête n’ait pas tourné entièrement, on juge déjà comme si on était mari, et un mari est une chose si différente d’un amant, que l’un ne juge de rien comme en avait jugé l’autre. On se rappelle les refus avec plaisir ; on se rappelle les faveurs avec inquiétude. La confiance qu’a témoignée une fille trop tendre ne paraît plus qu’une imprudence qu’elle peut avoir vis-à-vis de tous ceux qui l’y inviteront. L’impression trop vive qu’elle aura reçue des marques d’amour de son amant ne paraît plus qu’une disposition à aimer tous les hommes. Jugez du déplaisir, de la jalousie, du chagrin de son mari ; car le désir d’une propriété exclusive est le sentiment le plus vif qui lui reste. Il se consolera d’être peu aimé, pourvu que personne ne puisse l’être. Il est jaloux encore lorsqu’il n’aime plus, et son inquiétude n’est pas aussi absurde, aussi injuste que vous pourriez à présent vous l’imaginer. Je trouve souvent les hommes odieux dans ce qu’ils exigent, et dans leur manière d’exiger des femmes ; mais je ne trouve pas qu’ils se trompent si fort de craindre ce qu’ils craignent. Une fille imprudente est rarement une femme prudente et sage. Celle qui n’a pas résisté à son amant avant le mariage lui est rarement fidèle après. Souvent elle ne voit plus son amant dans son mari. L’un est aussi négligent que l’autre était empressé ; l’un trouvait tout bien, l’autre trouve presque tout mal. A peine se croit-elle obligée de tenir au second ce qu’elle avait juré au premier. Son imagination aussi lui promettait des plaisirs qu’elle n’a pas trouvés, ou qu’elle ne trouve plus. Elle espère les trouver ailleurs que dans le mariage ; et, si elle n’a pas résisté à ses penchants étant fille, elle ne leur résistera pas étant femme. L’habitude de la faiblesse sera prise, le devoir et la pudeur sont déjà accoutumés à céder. Ce que je dis est si vrai, qu’on admire autant dans le monde la sagesse d’une belle femme courtisée par beaucoup d’hommes, que la retenue d’une fille qui est dans le même cas. On reconnaît que la tentation est à peu près la même et la résistance aussi difficile. J’ai vu des femmes se marier avec la plus violente passion, et avoir un amant deux ans après leur mariage, ensuite un autre, et puis encore un autre, jusqu’à ce que méprisées, avilies… — Ah ! Maman ! S’écria Cécile en se levant, ai-je mérité tout cela ? — Vous voulez dire : ai-je besoin de tout cela ? Lui dis-je en l’asseyant sur mes genoux et en essuyant avec mon visage les larmes qui coulaient sur le sien. Non, Cécile, je ne crois pas que vous eussiez besoin d’un aussi effrayant tableau, et, quand vous en auriez besoin, en seriez-vous plus coupable, en seriez-vous moins estimable, moins aimable ? M’en seriez-vous moins chère ou moins précieuse ? Mais allez vous coucher, ma fille ; allez, songez que je ne vous ai blâmée de rien, et qu’il fallait bien vous avertir. Cette seule fois je vous aurai avertie. Allez, — Et elle s’en alla. Je m’approchai de mon bureau, et j’écrivis. « Ma Cécile, ma chère fille, je vous l’ai promis, cette seule fois vous aurez été tourmentée par la sollicitude d’une mère qui vous aime plus que sa vie : ensuite, sachant sur ce sujet tout ce que je sais, tout ce que j’ai jamais pensé, ma fille jugera pour elle-même. Je pourrai lui rappeler quelquefois ce que je lui aurai dit aujourd’hui ; mais je ne le lui répéterai jamais. Permettez donc que j’achève, Cécile, et soyez attentive jusqu’au bout. Je ne vous dirai pas ce que je dirais à tant d’autres, que, si vous manquez de sagesse, vous renoncerez à toutes les vertus ; que, jalouse, dissimulée, coquette, inconstante, n’aimant bientôt que vous, vous ne serez plus ni fille, ni amie, ni amante. Je vous dirai au contraire que les qualités précieuses qui sont en vous, et que vous ne sauriez perdre, rendront la perte de celle-ci plus fâcheuse, en augmenteront le malheur et les inconvénients. Il est des femmes dont les défauts réparent en quelque sorte et couvrent les vices. Elles conservent dans le désordre un extérieur décent et imposant. Leur hypocrisie les sauve d’un mépris qui aurait rejailli sur leur alentour. Impérieuses et fières, elles font peser sur les autres un joug qu’elles ont secoué ; elles établissent et maintiennent la règle ; elles font trembler celles qui les imitent. A les entendre juger et médire, on ne peut se persuader qu’elles ne soient pas des Lucrèces. Leurs maris, pour peu que le hasard les ait servies, les croient des Lucrèces ; et leurs enfants, loin de rougir d’elles, les citent comme des exemples d’austérité. Mais vous, qu’oseriez-vous dire à vos enfants ? Comment oseriez-vous réprimer vos domestiques ? Qui oseriez-vous blâmer ? Hésitant, vous interrompant, rougissant à chaque mot, votre indulgence pour les fautes d’autrui décèlerait les vôtres. Sincère, humble, équitable, vous n’en déshonoreriez que plus sûrement ceux dont l’honneur dépendrait de votre vertu. Le désordre s’établirait autour de vous. Si votre mari avait une maîtresse, vous vous trouveriez heureuse de partager avec elle une maison sur laquelle vous ne vous croiriez plus de droits, et peut-être laisseriez-vous partager à ses enfants le patrimoine des vôtres. Soyez sage, ma Cécile, pour que vous puissiez jouir de vos aimables qualités. Soyez sage ; vous vous exposeriez, en ne l’étant pas, à devenir trop malheureuse. Je ne vous dis pas tout ce que je pourrais dire. Je ne vous peins pas le regret d’avoir trop aimé ce qui méritait peu de l’être, le désespoir de rougir de son amant encore plus que de ses faiblesses, de s’étonner, en le voyant de sang-froid, qu’on ait pu devenir coupable pour lui. Mais j’en ai dit assez. J’ai fini, Cécile. Profitez, s’il est possible, de mes conseils ; mais, si vous ne les suivez pas, ne vous cachez jamais d’une mère qui vous adore. Que craindriez-vous ? Des reproches ? — Je ne vous en ferai point ; ils m’affligeraient plus que vous. — La perte de mon attachement ? — Je ne vous en aimerais peut-être que plus, quand vous seriez à plaindre, et que vous courriez risque d’être abandonnée de tout le monde. — De me faire mourir de chagrin ? — Non, je vivrais, je tâcherais de vivre, de prolonger ma vie pour adoucir les malheurs de la vôtre, et pour vous obliger à vous estimer vous-même malgré des faiblesses qui vous laisseraient mille vertus et à mes yeux mille charmes. »

Cécile, en s’éveillant, lut ce que j’avais écrit. Je fis venir des ouvrières dont nous avions besoin ; je tâchai d’occuper et de distraire Cécile et moi, et j’y réussis ; mais après le dîner, comme nous travaillions ensemble et avec les ouvrières, elle interrompit le silence général. — Un mot, maman. Si les maris sont comme vous les avez peints, si le mariage sert à si peu de chose, serait-ce une grande perte ?… — Oui, Cécile : vous voyez combien il est doux d’être mère. D’ailleurs, il y a des exceptions, et chaque fille, croyant que son amant et elle auraient été une exception, regrettera de n’avoir pu l’épouser comme si c’était un grand malheur, quand même ce n’en serait pas un. Un mot, ma fille, à mon tour. Il y a une heure que je pense à ce que je vais vous dire. Vous avez entendu louer, et peut-être avait-on tort de les louer en votre présence, des femmes connues par leurs mauvaises mœurs ; mais c’étaient des femmes qui n’auraient pu faire ce qu’on admire en elles si elles avaient été sages. La Le Couvreur n’aurait pu envoyer au maréchal de Saxe le prix de ses diamants si on ne les lui avait donnés, et elle n’aurait eu aucune relation avec lui si elle n’avait été sa maîtresse. Agnès Sorel n’aurait pas sauvé la France, si elle n’avait été celle de Charles VII. Mais ne serions-nous pas fâchées d’apprendre que la mère des Gracques, Octavie, femme d’Antoine, ou Porcie, fille de Caton, ait eu des amants ? Mon érudition fit rire Cécile. — On voit bien, maman, dit-elle, que vous avez pensé d’avance à ce que vous venez de dire, et il vous a fallu remonter bien haut… — Il est vrai, interrompis-je, que je n’ai rien trouvé dans l’histoire moderne ; mais nous mettrons, si vous voulez, à la place de ces romaines Madame Tr., Mademoiselle des M. et Mesdemoiselles de S.

Le jeune lord nous vint voir de meilleure heure que de coutume. Cécile leva à peine les yeux de dessus son ouvrage. Elle lui fit des excuses de son inattention de la veille, trouva fort naturel qu’il s’en fût impatienté, et se blâma d’avoir montré de l’humeur. Elle le pria, après m’en avoir demandé la permission, de revenir le lendemain lui donner une leçon dont elle profiterait sûrement beaucoup mieux. — Quoi ! C’est de cela que vous vous souvenez ! lui dit-il en s’approchant d’elle et faisant semblant de regarder son ouvrage. — Oui, dit-elle, c’est de cela. — Je me flatte, dit-il, que vous n’avez pas été en colère contre moi. — Point en colère du tout, lui répondit-elle. Il sortit désabusé, c’est-à-dire, abusé. Cécile écrivit sur une carte : « Je l’ai trompé, cela n’est pourtant pas bien agréable à faire. » J’écrivis : « Non, mais cela était nécessaire, et vous avez bien fait. Je suis intéressée, Cécile. Je voudrais qu’il ne tînt qu’à vous d’épouser ce petit lord. Ses parents ne le trouveraient pas trop bon ; mais, comme ils auraient tort, peu m’importe. Pour cela, il faut tâcher de le tromper. Si vous réussissez à le tromper, il pourra dire : c’est une fille aimable, bonne, peu sensible de cette sensibilité à craindre pour un mari ; elle sera sage, je l’aime, je l’épouserai. Si vous ne réussissez pas, s’il voit à travers votre réserve, il peut dire : elle sait se vaincre, elle est sage, je l’aime, je l’estime, je l’épouserai. » Cécile me rendit les deux cartes en souriant. J’écrivis sur une troisième : « Au reste, je ne dis tromper que pour avoir plus tôt fait. Si je suis curieuse de lire une lettre qui m’est confiée, au point d’être tentée quelquefois de l’ouvrir, est-ce tromper que de ne l’ouvrir pas et de ne pas dire sans nécessité que j’en aie eu la tentation ? Pourvu que je sois toujours discrète, la confiance des autres sera aussi méritée qu’avantageuse. » — Maman, me dit Cécile, dites-moi tout ce que vous voudrez ; mais, quant à me rappeler ce que vous m’avez dit ou écrit, il n’en est pas besoin : je ne puis l’oublier. Je n’ai pas tout compris, mais les paroles sont gravées dans ma tête. J’expliquerai ce que vous m’avez dit par les choses que je verrai, que je lirai, par celles que j’ai déjà vues et lues, et ces choses-là je les expliquerai par celles que vous m’avez dites. Tout cela s’éclaircira mutuellement. Aidez-moi quelquefois, maman, à faire des applications comme autrefois quand vous me disiez : « Voyez cette petite fille, c’est cela qu’on appelle être propre et soigneuse ; voyez celle-là, c’est cela qu’on appelle être négligente. Celle-ci est agréable à voir, l’autre déplaît et dégoûte. » Faites-en autant sur ce nouveau chapitre. C’est tout ce dont je crois avoir besoin, et à présent je ne veux m’occuper que de mon ouvrage.

Le jeune lord est venu comme on l’en avait prié. La partie d’échecs est fort bien allée. Milord me dit une fois pendant la soirée : vous me trouverez bien bizarre, madame ; je me plaignais avant-hier de ce que mademoiselle était trop peu attentive, ce soir je trouve qu’elle l’est trop. A son tour, il était distrait et rêveur. Cécile a paru ne rien voir et ne rien entendre. Elle m’a priée de lui procurer Philidor. Si cela continue, je l’admirerai. Adieu ; je répète ce que j’ai dit au commencement de ma lettre : cette fois-ci vous me devez des remerciements. J’ai rempli ma tâche encore plus exactement que je ne pensais ; j’ai copié la lettre et les cartes. Je me suis rappelé ce qui s’est dit presque mot à mot.