Caliste ou Lettres écrites de Lausanne/Lettre 11

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ONZIÈME LETTRE


Vous voulez savoir si Cécile a deviné juste sur le compte de mon ami l’Anglais. Je ne le sais pas, je n’y pense pas, je n’ai pas le temps d’y prendre garde.

Nous fûmes hier dans une grande assemblée, au château. Un neveu du baillif, arrivé la veille, fut présenté par lui aux femmes qu’on voulait distinguer. Je n’ai jamais vu un homme de meilleure mine. Il sert dans le même régiment que mon parent. Ils sont amis ; et, le voyant causer avec Cécile et moi, il se joignit à la conversation. En vérité, j’en fus extrêmement contente. On ne saurait être plus poli, parler mieux, avoir un meilleur accent ni un meilleur air, ni des manières plus nobles. Cette fois le petit lord pouvait être en peine à son tour. Il ne paraissait plus qu’un joli enfant sans conséquence. Je ne sais s’il fut en peine, mais il se tenait bien près de nous. Dès qu’il fut question de se mettre au jeu, il me demanda s’il serait convenable de jouer aux dames chez M. le baillif comme ailleurs, et me supplia, supposé que je ne le trouvasse pas bon, de faire en sorte qu’il pût jouer au reversi avec Cécile. Il prétendit ne connaître qu’elle parmi tout ce monde, et jouer si mal qu’il ne ferait qu’ennuyer mortellement les femmes avec qui on le mettrait. A mesure que les deux hommes les plus remarquables de l’assemblée paraissaient plus occupés de ma fille, il paraissait plus ravi de sa liaison avec elle. Il faisait réellement plus de cas d’elle. Il me sembla qu’elle s’en apercevait ; mais, au lieu de se moquer de lui, comme il l’aurait mérité, elle m’en parut bien aise. Heureuse de faire une impression favorable sur son amant, elle en aimait la cause, quelle qu’elle fût.

Vous êtes étonnée que Cécile sorte seule, et puisse recevoir sans moi de jeunes hommes et de jeunes femmes ; je vois même que vous me blâmez à cet égard, mais vous avez tort. Pourquoi ne la pas laisser jouir d’une liberté que nos usages autorisent, et dont elle est si peu tentée d’abuser ? Car les circonstances l’ayant séparée des compagnes qu’elle eut dans son enfance, Cécile n’a d’amie intime que sa mère, et la quitte le moins qu’elle peut. Nous avons des mères qui, par prudence ou par vanité, élèvent leurs filles comme on élève les filles de qualité à Paris ; mais je ne vois pas ce qu’elles y gagnent, et haïssant les entraves inutiles, haïssant l’orgueil, je n’ai garde de les imiter. Cécile est parente des parents de ma mère, aussi bien que des parents de mon mari ; elle a des cousins et des cousines dans tous les quartiers de notre ville, et je trouve bon qu’elle vive avec tous, à la manière de tous, et qu’elle soit chère à tous[1]. En France, je ferais comme on fait en France : ici, vous feriez comme moi. Ah ! Mon dieu, qu’une petite personne fière et dédaigneuse qui mesure son abord, son ton, sa révérence sur le relief qui accompagne les gens qu’elle rencontre, me paraît odieuse et ridicule ! Cette humble vanité, qui consiste à avoir si grande peur de se compromettre, qu’il semble qu’on avoue qu’un rien suffirait pour nous faire déchoir de notre rang, n’est pas rare dans nos petites villes, et j’en ai assez vu pour m’en bien dégoûter[2].

  1. A Lausanne, il y a des quartiers où le beau monde ne se loge pas.
  2. Quelques personnes ont trouvé mauvais que ces Lettres ne donnassent pas une idée exacte des mœurs des gens les plus distingués de Lausanne ; mais, outre que madame de *** n’était pas une étrangère qui dût regarder ces mœurs comme un objet d’observation, en quoi pouvaient-elles intéresser sa cousine ? Les gens de la première classe se ressemblent partout ; et, si elle eût dit quelque chose qui fût particulier à ceux de Lausanne, nous pardonnerait-on de le publier ? Quand on ne loue qu’autant qu’on le doit, on flatte peu, et même souvent on offense.