Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 2p. 163-173).
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XXXIV


Ce fut là le terme où vint aboutir une longue suite d’épreuves effrayantes encore dans le passé et dont la perspective eût suffi pour faire reculer de désespoir celui qui aurait eu à les subir une seconde fois. C’était à un prix au-dessus de tous les calculs humains que j’avais acheté ce lieu de repos : soit que l’on considère les efforts qu’il m’avait fallu faire pour franchir les murs de ma prison, soit que l’on passe en revue cette multiplicité d’angoisses et de périls auxquels j’avais été en proie depuis cette époque.

Mais pourquoi appelé-je un lieu de repos celui où j’étais alors ? Hélas ! ce fut pour moi précisément le contraire. Ma première et ma plus importante affaire fut de repasser tous les projets de déguisement que j’avais pu imaginer jusqu’alors, de chercher à tirer tout le parti possible de ce que je venais d’acquérir d’expérience à cet égard, et d’ourdir pour m’envelopper un voile plus impénétrable que jamais. C’était un genre d’effort auquel je ne voyais pas de terme. Dans les cas ordinaires, la poursuite de la police contre un prétendu malfaiteur ne dure qu’un certain temps ; mais ce n’était pas d’après les cas ordinaires que le génie colossal de M. Falkland était fait pour être jugé. Par la même raison, Londres, qui paraît être pour la généralité des hommes un inépuisable réservoir de ressources pour se dérober aux recherches, ne pouvait pas s’offrir à moi sous cet aspect consolant. Si la vie valait la peine que je l’acceptasse à de telles conditions, c’est sur quoi je ne puis prononcer. Tout ce que je sais, c’est que je m’attachai avec persévérance à diriger toutes mes facultés vers le but que je m’étais proposé, et que j’embrassai cette résolution par une suite de l’affection paternelle que les hommes ont ordinairement pour les productions de leur intelligence ; plus j’avais consommé de pensées et d’efforts ingénieux pour amener mon projet au degré de perfection ou il était, moins j’étais disposé à l’abandonner. Un autre motif qui ne m’animait pas avec moins d’ardeur à la poursuite de mon dessein, c’était cette aversion que je sentais toujours croître dans mon âme contre l’injustice et l’arbitraire.

Le premier jour de mon arrivée à Londres, je me retirai dans une petite auberge du faubourg de Southwark, quartier que j’avais préféré à cause de son éloignement de la province d’où je venais. J’entrai dans cette auberge sur le soir, revêtu de mon costume de campagnard. Je payai mon logement avant de me coucher. Le lendemain matin, autant que ma garde-robe me le permit, je me composai un accoutrement le plus différent possible de celui de la veille, et je quittai le logis avant le jour. Je pliai ma blouse en un petit paquet, et, l’ayant emportée avec moi à une distance qui me parut suffisante, je la laissai dans le coin d’une ruelle que j’eus à traverser. Ensuite mon premier soin fut de me pourvoir d’un autre costume qui ne ressemblât en rien à ceux dont j’avais fait usage jusqu’à ce moment. L’extérieur que je me décidai à me donner cette fois fut celui d’un juif. Nous avions dans la forêt un de nos voleurs qui était de cette nation ; et, grâce au talent que j’ai pour l’imitation, ainsi que je l’ai dit, je parvins facilement à contrefaire l’accent israélite de manière à me tirer d’affaire dans toutes les occasions qui pourraient se présenter. Une des précautions préliminaires que je ne négligeai pas, ce fut de me rendre à un quartier de la ville où les juifs demeuraient en grand nombre, et d’y étudier leur mine et leurs manières. Après avoir ainsi fait ma provision et m’être aussi bien préparé que la prudence pouvait l’exiger, je m’en allai chercher un lit dans une auberge, entre Mile-End et Wapping. Là, j’endossai mon nouvel accoutrement, et, après avoir pris les mêmes précautions que la dernière fois, je quittai ce logement à l’heure où il y avait le moins de risque d’être vu. Il serait assez superflu de décrire ici mon déguisement dans tous ses détails. Il suffira de dire qu’un de mes soins fut de changer tout à fait la couleur de mon visage, et de lui donner cette teinte jaunâtre qui est la plus ordinaire aux gens de la caste que j’avais adoptée. Quand ma métamorphose fut achevée, après m’être bien examiné dans tous les sens, il me fut impossible de m’imaginer que qui que ce fût s’avisât jamais de deviner, sous ce nouveau déguisement, la personne de Caleb Williams.

Quand je fus une fois avancé jusqu’à ce point dans l’exécution de mon plan, je trouvai à propos de me procurer un logement et de changer mon allure, jusqu’ici toujours errante, pour un genre de vie sédentaire. Là, je me tins renfermé constamment depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher ; je sortais seulement quelques instants pour prendre l’air et me donner un peu d’exercice ; encore était-ce de nuit. Quoique logé à l’étage le plus près du toit, je poussais la précaution jusqu’à ne pas m’approcher de ma fenêtre ; enfin je m’étais fait une règle de ne pas m’exposer inconsidérément et sans nécessité à un risque, quelque léger qu’il pût paraître.

Ici je m’arrêterai un moment pour exposer au lecteur la gradation naturelle de mes impressions. J’étais né libre ; j’étais né avec la santé, robuste, actif, et avec tous les avantages d’un corps bien conformé. Je n’étais pas destiné à jouir d’une richesse héréditaire ; mais j’avais reçu de la nature les dons plus précieux d’une âme entreprenante, d’un esprit curieux et d’une noble ambition. En un mot, satisfait du sort qui m’était échu en partage, j’étais sûr de triompher de tous les obstacles dans la carrière de la vie. Je me contentais de ne pas aspirer trop haut ; j’aimais à risquer peu à la fois : je prétendais toujours monter et ne jamais descendre.

Eh bien, cette liberté d’esprit et ce courage que j’avais déployés au début de la vie, une seule circonstance avait suffi pour les détruire. J’ignorais quel pouvoir les institutions de la société donnent à un homme sur les autres. J’étais tombé entre les mains d’un maître dont l’unique plaisir était de m’opprimer et de me détruire.

Je m’étais donc trouvé soumis, sans l’avoir mérité, à tous les maux dont les hommes hésiteraient à accabler le crime lui-même, s’ils y réfléchissaient bien. Dans tous les yeux je tremblais de rencontrer le regard d’un ennemi. Partout des espions à fuir ; je n’osais ouvrir mon cœur aux sentiments les plus naturels. J’étais isolé au milieu de mes semblables : plus d’amitié pour moi, plus de sympathies ; j’étais réduit à concentrer mes pensées et ma vigilance sur moi-même. Ma vie était un mensonge continuel : il fallait jouer sans cesse un rôle, contrefaire jusqu’à mes gestes et mon accent, étouffer tout élan de mon âme, et, dans une situation pareille, me procurer ma subsistance à travers mille précautions sans pouvoir espérer d’en jouir. J’étais encore déterminé à supporter tout cela avec fermeté. Mais qu’on ne suppose pas que ce pût être sans regret et sans horreur. Mon temps se partageait entre les craintes d’un animal poursuivi, l’obstination de ma fermeté et cette révolte de l’âme qu’éprouvent les êtres les plus misérables. Si par moments je défiais toutes les rigueurs de mon sort, par moments aussi je tombais dans le désespoir ; les larmes coulaient par torrents de mes yeux, mon courage s’affaissait, et je maudissais la vie que chaque jour renouvelait pour moi.

Je m’écriais alors : « Pourquoi suis-je condamné à porter le fardeau de l’existence ? Pourquoi tant d’instruments de torture ? Suis-je un meurtrier ? Et si je l’étais, que souffrirais-je de pire ? Quelle vile situation est la mienne ! je ne suis point à ma place ! À quoi bon ces nobles inspirations de mon âme ? Je suis comme l’oiseau effrayé qui se meurtrit contre les barreaux de sa cage ? Nature, barbare nature ! tu as été pour moi la pire des marâtres : tu m’as doué d’insatiables désirs pour me plonger dans une éternelle dégradation.

Je me serais regardé encore bien plus en sûreté si j’avais possédé de quoi subsister. La nécessité de gagner ma vie par mon travail était un obstacle au plan de retraite et d’obscurité que j’étais condamné à suivre. Quelque genre de travail que j’adoptasse, la première chose à examiner était de savoir comment je viendrais à bout d’avoir de l’occupation et où je trouverais quelqu’un soit pour m’employer, soit pour acheter le produit de mon travail. Cependant je n’avais pas d’alternative. Le peu d’argent qui était échappé à la rapacité des limiers de la justice était presque tout dépensé.

Après avoir bien examiné la question sous toutes ses faces, je décidai que la littérature serait la carrière où je risquerais mes premières tentatives. J’avais vu dans mes lectures qu’il avait été gagné beaucoup d’argent à ce métier, et que des spéculateurs en ce genre de marchandise donnaient un gros prix à ceux qui étaient bons ouvriers. Je n’évaluais pas mes talents bien haut. Je ne me dissimulais pas que l’expérience et la pratique sont nécessaires pour frayer la route aux bonnes productions. Mais si ces deux maîtres me manquaient absolument, au moins mon penchant naturel m’avait-il toujours porté vers cette carrière, et une soif d’instruction que j’avais sentie dès ma première jeunesse m’avait rendu les livres beaucoup plus familiers qu’on n’aurait pu l’attendre de ma position. Si mes prétentions littéraires étaient bornées, je ne comptais pas non plus les faire payer bien cher. Je ne voulais que subsister, et j’étais convaincu qu’il n’y avait guère de personnes en état de vivre à aussi peu de frais que moi. Je considérais aussi que ceci n’était qu’une ressource temporaire dont je n’aurais à faire usage que jusqu’au moment où les événements me permettraient de me placer plus avantageusement. Les motifs qui me décidèrent surtout à fixer ainsi mon choix furent que cet emploi était celui qui exigeait de ma part le moins de préparatifs, et qu’aussi, à ce que je m’imaginais, c’était celui que je pouvais exercer avec le moins de risques d’être observé.

Dans la maison où je logeais il y avait une femme de moyen âge qui vivait seule dans une chambre sur le même palier que moi. Je ne fus pas plutôt déterminé sur la direction que je donnerais à mon industrie, que je jetai les yeux sur cette femme comme sur l’intermédiaire qui pourrait me servir pour la vente de mes productions. Exclu comme je l’étais de tout commerce avec mes semblables en général, je trouvais du plaisir à échanger de temps en temps quelques paroles avec cette excellente personne, qui était de la meilleure humeur du monde et déjà d’un âge à écarter tout scandale. Elle vivait d’une petite pension que lui faisait une femme de qualité, sa parente éloignée, qui, riche à millions, n’avait sur le compte de celle-ci qu’une seule inquiétude, c’est qu’elle ne s’avisât de déshonorer son alliance par l’exercice de quelque honnête industrie. Il n’y avait pas de caractère plus uniformément gai et actif que celui de cette bonne créature, qui se trouvait exempte en même temps des soucis de la richesse et des privations de la misère. Quoiqu’elle ne prétendît guère à l’esprit et qu’elle eût peu d’instruction, elle ne manquait pas de sagacité naturelle. Elle discernait très-bien les fautes et les sottises des hommes ; mais son humeur était si douce et si indulgente, que beaucoup de gens en auraient inféré qu’elle n’apercevait rien de tout cela. Il y avait dans son cœur un excès de bonté et de bienveillance qui ne cherchait qu’à s’épancher. Sincère et vive dans son affection, elle ne laissait jamais passer l’occasion d’obliger quelqu’un.

Si ce n’eût été une femme de ce caractère, probablement je n’aurais pas osé m’adresser à elle, après avoir choisi le rôle d’un jeune juif retiré du monde. Mais à la manière dont elle répondit à mes avances et à mes politesses, je m’aperçus bientôt que son cœur était au-dessus de toute espèce de vulgaires considérations. Dès que je lui fis connaître ce que j’attendais d’elle, je lui trouvai de la bonne volonté et même de l’empressement à s’en charger. Pour prévenir tout soupçon qui aurait pu naître dans son esprit, je lui dis franchement que pour des raisons qu’elle me pardonnerait sûrement de ne pas dire, mais qui ne m’ôteraient rien de sa bonne opinion, si elle les connaissait, je me trouvais, quant à présent, dans la nécessité de me tenir tout à fait retiré. Je n’eus pas besoin de m’expliquer davantage, et elle me répondit qu’elle ne désirait pas en apprendre plus que je ne jugerais à propos de lui en dire.

Mes premières productions furent dans le genre poétique. Quand j’eus achevé deux ou trois pièces, je les remis à cette généreuse amie, pour les porter à un bureau de journal politique ; mais elles furent refusées avec dédain par l’aristarque du lieu, qui, après avoir jeté un coup d’œil superficiel sur mes vers, fit réponse que ce n’était pas là ce qu’il lui fallait. Je ne puis m’empêcher de dire ici que la contenance de Mrs. Marney (c’était le nom de mon ambassadrice) était dans tous les cas une indication parfaite de l’issue de son message, et qu’on était dispensé de lui demander aucune explication de vive voix. Elle se livrait à tout ce qu’elle entreprenait avec un dévouement si parfait, et elle y prenait un tel intérêt, qu’elle était bien plus vivement affectée que moi-même du bon ou du mauvais succès. Pour moi, j’avais dans mes ressources une confiance qui me rassurait, et, occupé comme je l’étais de réflexions d’une nature bien autrement intéressante, je regardais tous ces petits contre-temps avec indifférence.

Je repris tranquillement mes pièces de vers et les remis sur ma table. Après les avoir revues, j’en corrigeai et recopiai une que je joignis avec deux autres, pour faire offrir le tout à l’éditeur d’un recueil périodique. Celui-ci demanda qu’on les lui laissât pendant deux jours. Au jour convenu il fit réponse à mon amie qu’il insérerait mes vers dans sa prochaine livraison. Mrs. Marney lui ayant fait quelque question sur le prix, il répliqua que sa règle constante était de ne rien donner pour les ouvrages en vers, qu’il trouvait journellement sa boîte pleine de ces sortes de productions ; mais que, si l’auteur voulait essayer son talent en prose, par quelque morceau de littérature ou quelque nouvelle, il verrait ce qu’il pourrait faire pour lui.

Je me soumis sur-le-champ à cette réquisition de mon dictateur littéraire. Je me mis à composer un morceau dans le genre du Spectateur d’Adisson, et il fut accepté. Au bout de peu de temps, je me trouvai en relation tout à fait suivie avec le Magazine. Toutefois je me défiai de l’abondance de mes ressources en dissertations morales, et mes pensées se tournèrent bientôt vers le conte, qui était l’autre genre de production que m’avait suggéré mon directeur. Pour suffire à ses demandes qui se multipliaient de plus en plus et pour faciliter mon travail, j’employai la ressource des traductions. Je n’avais guère la facilité de me procurer des livres, mais, comme j’avais la mémoire excellente et bien fournie, il m’arrivait souvent de traduire ou d’imiter des fictions que j’avais lues quelques années auparavant. Par une fatalité dont je ne saurais trop rendre raison, mon imagination se portait le plus ordinairement sur les histoires des fameux voleurs, et de temps en temps je fournissais au Magazine des incidents et des anecdotes de Cartouche, de Gusman d’Alfarache et d’autres mémorables héros qui ont terminé à la potence ou sur l’échafaud leur illustre carrière.

Mais un retour sur ma situation me rendait difficile de persévérer dans ce genre de travail. Je jetais souvent ma plume dans un accès de désespoir. Quelquefois, incapable de rien pendant des jours entiers, je tombais dans une incroyable stupeur. Cependant ma jeunesse et mon tempérament robuste m’aidaient à reprendre le dessus et à m’inspirer une sorte de gaieté qui, si elle eût été durable, rendrait supportable le souvenir de cette époque de ma vie.