Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 2p. 87-103).
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XXVIII


Dans cet état déplorable, quelle que fût ma faiblesse, je ne perdis pas connaissance. Je déchirai ma chemise pour m’en faire un bandage, et je réussis assez bien à arrêter le sang. Je tâchai ensuite de me traîner jusqu’au haut du fossé. À peine y étais-je parvenu, qu’avec autant de joie que de surprise j’aperçus un homme assez près de moi. J’appelai à mon aide du mieux qu’il me fut possible. L’inconnu s’approcha avec les signes d’une compassion non équivoque, et en vérité rien n’était plus propre à la faire naître que le spectacle que j’offrais en ce moment. J’avais la tête nue, et les cheveux mêlés, épars, trempés de sang ; ma chemise, entortillée autour de mon cou et de mon épaule, était toute rougie par le torrent sorti de ma plaie ; enfin, mon corps, nu jusqu’à la ceinture, était défiguré par de larges bandes de sang ; et le seul vêtement que les brigands m’eussent laissé en était aussi tout couvert.

« Hé ! pour Dieu, mon pauvre ami, me dit l’inconnu du ton le plus affectueux qu’il soit possible d’imaginer, qui vous a mis dans cet état-là ? » Et, en disant ceci, il me releva et me plaça sur mes pieds. « Pouvez-vous bien vous soutenir ? ajouta-t-il d’un air de doute. — Oh ! oui, très-bien, » répliquai-je. Sur cette réponse, il me laissa pour ôter son habit, dans le dessein de me garantir du froid. Mais j’avais trop compté sur mes forces ; je tombai presque tout de mon long par terre. Je me retins cependant un peu, en étendant le bras qui n’était pas malade, et je me remis sur mes genoux. Mon bienfaiteur alors me couvrit, me releva tout à fait, et, en me disant de m’appuyer sur lui, m’annonça qu’il allait me conduire dans un endroit où on aurait soin de moi. C’est une vertu capricieuse que le courage ; le mien semblait inépuisable quand je n’avais que moi seul sur qui je pusse compter ; mais à peine eus-je trouvé dans un autre ces sentiments de compassion auxquels j’étais bien loin de m’attendre en ce moment, que tout à coup ma résolution parut m’abandonner, et je me sentis près de tomber en défaillance. Mon charitable conducteur s’en aperçut, et il se mit à m’encourager de temps en temps d’une manière si affectueuse, si pleine à la fois de bonté et d’enjouement, si éloignée en même temps de la dureté et de la faiblesse, qu’en vérité je crus marcher sous la conduite d’un ange plutôt que d’un homme. Il me fut aisé de voir qu’il n’y avait rien dans ses façons qui se ressentît de la rudesse campagnarde, et qu’elles annonçaient un homme habitué à une politesse ouverte et affectueuse.

Nous marchâmes environ trois quarts de mille dans le bois, non pas du côté qui conduisait à la campagne découverte, mais au contraire en nous enfonçant toujours dans la partie la plus épaisse et la moins fréquentée. Nous traversâmes un endroit qui avait autrefois formé un large fossé, et qui, maintenant sec en grande partie, contenait seulement çà et là un peu d’eau bourbeuse et stagnante. Dans l’enceinte de ce fossé, je n’aperçus autre chose qu’un amas de ruines et quelques vieilles murailles qui semblaient prêtes à s’écrouler. Mais mon conducteur me fit passer sous une espèce de voûte, et ensuite par une allée tortueuse et obscure, au bout de laquelle nous nous arrêtâmes.

Il y avait là une porte qu’il ne m’était pas possible d’apercevoir, et à laquelle frappa mon conducteur. Une voix qui, par sa force, aurait pu passer pour une voix d’homme, mais qui, par le son aigre et aigu de la finale, avait quelque chose de féminin, demanda : Qui est là ? Sur la réponse qui fut faite de notre côté, j’entendis aussitôt tirer deux verrous, et après plusieurs tours de clef, la porte s’ouvrit et nous entrâmes. L’intérieur du logement ne répondait guère à l’air d’aisance de mon protecteur ; au contraire, on y remarquait un air de dénûment, de négligence et de malpropreté. La seule personne que j’y vis était une femme un peu sur l’âge, dont l’extérieur avait je ne sais quoi d’extraordinaire et de repoussant. Elle avait les yeux d’un rouge couleur de sang ; une chevelure en désordre lui pendait sur les épaules ; son teint était basané et sa peau sèche comme du parchemin ; malgré sa maigreur, son corps semblait très-robuste, et ses bras surtout laissaient voir des muscles saillants. Rien de doux ni d’humain ne tempérait la rudesse de ses traits ; son sang paraissait continuellement allumé par une férocité sauvage, toute sa figure respirait la haine et la méchanceté, et on y lisait un besoin insatiable de mal faire. Cette infernale Thalestris n’eut pas plutôt jeté les yeux sur nous, qu’elle s’écria d’une voix chagrine et discordante :

« Que nous amenez-vous donc là ? ce n’est pas là un de nos gens. »

Sans répondre à son apostrophe, mon conducteur lui ordonna de pousser un mauvais fauteuil qui était dans un coin de la chambre et de le placer devant le feu. Elle obéit avec répugnance et en murmurant :

« Ah ! ah ! voilà de vos tours ! Je voudrais bien savoir si des gens comme nous ont des charités à faire ! Ce sera notre perte à tous, vous le verrez…

— Retenez votre maudite langue, la vieille, lui dit-il d’un ton sévère, et allez-vous-en chercher une de mes meilleures chemises, une veste et quelques linges.

En disant cela, il lui remit un petit trousseau de clefs. En un mot, il me prodigua les soins d’un père ; il examina ma blessure, la nettoya, et y appliqua un appareil, dans le même temps que, par son ordre exprès, la vieille me préparait les aliments qu’il avait jugés les plus convenables à mon état de faiblesse et de langueur.

Ces opérations ne furent pas plutôt achevées, que mon bienfaiteur me recommanda d’aller me reposer. On était à faire tous les préparatifs nécessaires à cet effet, quand nous entendîmes tout à coup la marche de plusieurs personnes en dehors, et, l’instant d’après, un coup fut frappé à la porte. La vieille ouvrit avec les mêmes précautions qu’à notre arrivée, et à l’instant six ou sept hommes entrèrent tumultueusement dans la chambre. Ils formaient un groupe assez bizarre, les uns étant vêtus comme de simples paysans, les autres comme des bourgeois de campagne mal vêtus ; mais tous avaient un air de désordre, d’audace et de turbulence, tel que je n’en avais jamais rencontré sur tant de figures à la fois. Ce qui redoubla ma surprise, c’est qu’au second coup d’œil je trouvai dans la mine de plusieurs d’entre eux, et surtout d’un en particulier, quelque chose qui me fit croire que c’était là la bande de brigands auxquels je venais d’échapper, et que celui dont l’air m’avait le plus frappé était ce même adversaire dont l’animosité avait failli m’arracher la vie. Aussitôt il me vint à l’idée qu’ils étaient entrés dans notre retraite avec des intentions hostiles ; que mon bienfaiteur était sur le point d’être volé, et moi probablement massacré.

Toutefois ce soupçon fut bientôt dissipé. Ils saluèrent mon conducteur d’un air respectueux, en l’appelant leur capitaine. Ils étaient en général très-emportés et très-bruyants dans leurs propos entremêlés de jurements et d’exclamations continuelles ; mais une certaine déférence pour mon hôte tempérait un peu leur fougue. Je crus remarquer dans celui qui m’avait attaqué avec tant d’acharnement, un air d’embarras et d’irrésolution aussitôt qu’il m’eut aperçu ; mais il chercha à secouer ce premier mouvement avec un sorte d’effort, en s’écriant : « Qui diable est donc celui-ci ? » Il y avait dans le ton de cette apostrophe quelque chose qui éveilla l’attention de mon protecteur. Il lança à celui qui venait de parler un regard fixe et pénétrant : « Et vous, Gines, lui dit-il ensuite, le connaissez-vous ? ne l’avez-vous jamais rencontré nulle part ? — Malédiction, Gines ! interrompit un troisième, tu joues diablement de malheur. Il y en a qui disent que les morts reviennent ; tu vois bien qu’il y a quelque vérité à cela… — Trêve de mauvaise plaisanterie, Jeckels, reprit mon protecteur, il n’y a pas là de quoi rire. Gines, répondez-moi, est-ce vous qui êtes cause que ce jeune homme a été laissé ce matin dans le bois, dépouillé et blessé ?

— Eh bien ! quand cela serait, voyons ?

— Quelle raison a pu vous porter à agir envers lui d’une manière aussi cruelle ?

— Une assez bonne raison, pardieu ! il n’avait pas d’argent.

— Comment ! vous l’avez ainsi maltraité, sans avoir été seulement provoqué de sa part par la moindre résistance !

— Si fait, il a résisté. Je n’ai fait que le pousser un peu, et il a eu l’imprudence de me frapper.

— Gines, vous êtes un incorrigible coquin.

— Bah ! que signifie ce que je suis ? Vous, avec votre compassion et vos beaux sentiments, vous nous mènerez tous au gibet.

— Je n’ai rien à vous dire. Je n’espère rien de vous. Camarades, c’est à vous de prononcer sur la conduite de cet homme, comme vous le jugerez à propos. Vous savez combien de fois il est retombé en faute ; vous connaissez toutes les peines que je me suis données pour le corriger. Ce qui nous dirige dans notre profession, c’est la justice. (Tant la prévention a l’art de revêtir des plus belles couleurs la plus mauvaise cause du monde, quand une fois on a pris le parti de la suivre.) Nous autres voleurs non patentés, nous sommes en guerre ouverte avec une autre classe d’hommes qui volent suivant la loi. Avec une telle cause à soutenir, voudrions-nous la souiller par des actes de cruauté, de vengeance et de méchanceté ?…… Par suite de nos principes, un voleur est un homme qui vit au milieu de ses égaux ; ainsi je ne prétends pas m’arroger d’autorité sur vous ; faites comme vous le croirez convenable ; mais, quant à ce qui me concerne personnellement, je vote pour que Gines soit chassé d’entre nous, comme un homme qui déshonore la société. »

Cette proposition réunit, à ce qu’il parut, l’assentiment général. Il était aisé de s’apercevoir que l’opinion de tous les autres était la même que celle du chef, quoique cependant quelques-uns fussent en suspens sur le parti qu’il y avait à prendre. En même temps, Gines se mit à murmurer quelques mots d’insolence et de mécontentement, dont le sens était qu’on eût à prendre garde de le fâcher. À cette espèce de menace, le courroux de mon protecteur s’alluma ; le dédain et l’indignation étincelèrent dans ses yeux.

« Scélérat ! dit-il, je crois que vous nous menacez ! Vous imaginez-vous que nous serons vos esclaves ? Non, non, faites tout ce qui vous plaira. Allez, allez nous dénoncer au premier juge de paix ; je vous en crois assez capable. Monsieur, quand nous sommes entrés dans cette troupe, nous n’avons pas été assez sots pour ne pas voir que nous nous jetions dans une carrière semée de dangers. Un de ces dangers consiste à avoir avec soi des traîtres comme vous. Mais nous ne sommes pas venus jusqu’ici pour reculer devant personne. Croyez-vous que nous consentirons à vivre dans une crainte continuelle de vous, à trembler de vos menaces et à marchander avec votre insolence, toutes les fois qu’il vous plaira ? Ce serait là une belle vie à mener, en vérité ! J’aimerais cent fois mieux me faire tenailler et brûler à petit feu. Allez, monsieur, je vous défie de faire ce que vous dites ! Vous n’oseriez ! vous n’iriez pas sacrifier tant de braves gens à votre rage, et vous afficher devant tout le monde pour un traître et un infâme ! Si vous le faites, c’est vous que vous punirez et non pas nous. Allez-vous-en ! »

L’intrépidité du chef se communiqua au reste de l’assemblée. Gines vit bien qu’il n’y avait pas d’espoir pour lui de les ramener à un autre avis. Après une pause d’un moment, « Je n’imaginais pas, dit-il… non, le diable m’emporte ! allez, je ne ferai pas le pleureur, non plus. J’ai toujours été franc dans mes principes, et un bon camarade envers vous tous. Mais puisque vous êtes décidés à me renvoyer, eh bien… bonsoir ! »

L’expulsion de cet homme produisit un excellent effet sur la troupe. Ceux qui avaient déjà du penchant à l’humanité s’attachèrent plus fortement à leurs principes, à mesure qu’ils virent les bons sentiments prendre le dessus. Jusque-là ils s’étaient laissé dominer par la fougue et l’insolence du parti contraire ; mais dès lors ils adoptèrent une conduite toute différente, et avec succès. Ceux qui, jaloux de l’ascendant que leur camarade avait usurpé sur eux, avaient imité ses façons d’agir, commencèrent à pencher vers une réforme. On rapporta des histoires de la cruauté et de la brutalité de Gines envers des hommes et des animaux, dont aucune n’était encore venue aux oreilles du chef. Je ne les répéterai pas ; car elles ne pourraient exciter que de l’horreur et du dégoût, et il y en avait qui annonçaient une telle dépravation de cœur, que beaucoup de lecteurs refuseraient de les croire. Cependant cet homme avait aussi ses vertus. Il était entreprenant, plein de persévérance et de fidélité.

Son éloignement fut un événement heureux pour moi. Ce n’aurait pas été un petit inconvénient que d’être renvoyé sur-le-champ de cette maison, dans la position critique où je me trouvais, avec une blessure pour surcroît de maux ; et pourtant je n’aurais guère pu risquer de demeurer sous le même toit avec un homme à qui mon visage rappelait sans cesse son propre crime et la sévère réprimande de son chef. Sa profession l’avait habitué, jusqu’à un certain point, à suivre sans réserve la fougue de ses passions, et à en voir les suites avec indifférence ; il aurait pu trouver aisément une occasion favorable pour m’insulter ou me frapper, lorsque j’étais trop faible pour me défendre.

Délivré de ce danger, je trouvai ma situation assez satisfaisante pour les circonstances où j’étais. Du côté du secret, elle m’offrait des avantages tels que jamais mon imagination, dans ses plus beaux rêves, n’aurait pu se les figurer ; et d’ailleurs elle n’était pas dépourvue des douceurs que puise un infortuné dans l’affection et l’humanité de ses semblables. Rien ne se ressemblait moins que les voleurs que j’avais vus dans la prison de… et les voleurs de ma nouvelle demeure. Ceux-ci étaient en général pleins de gaieté et de bonne humeur ; ils pouvaient donner libre carrière à leurs idées ; ils pouvaient former des projets et les mettre à exécution. Ils ne prenaient conseil que de leurs penchants. Ils ne s’étaient pas imposé cette pénible tâche à laquelle on n’est que trop assujetti dans la société des hommes, de paraître donner une approbation tacite aux choses qui vous font le plus souffrir, ou, ce qui est encore pis, de se persuader que tous les torts que vous avez à endurer sont légitimes ; ils faisaient ouvertement la guerre à leurs oppresseurs. Au contraire, les criminels que j’avais vus en prison étaient renfermés comme des bêtes féroces dans leur loge, privés de tout moyen d’activité et engourdis par une vie indolente. Si dans la fougue de leurs mouvements on découvrait encore de temps en temps les traces de leurs anciennes habitudes, c’était plutôt les écarts convulsifs d’une imagination malade que l’énergie raisonnée d’une âme vigoureuse. Il n’y avait plus pour eux d’espérances à former, plus de projets à concerter, plus de ces rêves brillants qui animent la vie ; la plus triste perspective était placée devant eux, et il leur était interdit d’en détourner la vue un seul instant. Il est vrai que ce sont les deux faces d’un même tableau, et que la seconde est la consommation, la suite inévitable et imminente de la première. Mais celle-là ne frappait nullement l’attention de mes nouveaux hôtes, et à cet égard ils paraissaient mettre tout à fait de côté la raison et les réflexions.

Sous certains rapports comme je l’ai dit, je pouvais me féliciter de ma demeure actuelle ; elle répondait parfaitement au besoin que j’avais d’être caché à tous les yeux. C’était le séjour de la bonne humeur et de la joie ; mais cette sorte de joie ne trouvait point de sympathie dans mon cœur. Les individus qui composaient ce cercle avaient secoué totalement le joug des principes établis parmi les hommes ; leur métier était d’inspirer la terreur, et l’objet constant de leurs soins était d’éluder la vigilance de la société. Toutes ces circonstances influaient visiblement sur leur caractère. Je trouvais en eux de l’affection et de la bienveillance ; ils étaient susceptibles des émotions généreuses. Mais, comme leur situation était précaire, on remarquait aussi la même mobilité dans la disposition de leur âme. Poursuivis sans cesse par l’animosité générale, ils étaient naturellement très-irritables et très-colères. Accoutumés à user de traitements rigoureux envers les victimes de leurs déprédations, il arrivait souvent que leur brutalité ne se renfermait pas dans l’exercice de leur profession. Ils avaient contracté l’habitude de voir dans les bâtons et les poignards le moyen de surmonter toute espèce d’obstacle. Affranchis de cette routine des choses humaines qui énerve les âmes, ils déployaient souvent une énergie à laquelle un observateur impartial n’aurait pu refuser son admiration. L’énergie est peut-être la plus précieuse des qualités de l’homme ; et celle qui se trouve ainsi placée serait sans doute mise à profit par un bon système politique qui saurait en extraire les vertus bienfaisantes, au lieu de la faire tourner, comme on fait, à une aveugle destruction. Nous agissons comme un chimiste qui rejetterait le métal le plus fin, et ne voudrait mettre en œuvre que celui qui serait déjà assez altéré pour servir immédiatement aux usages les plus vils. Mais l’énergie de ces hommes ne se montrait à mes yeux qu’avec tous les vices de l’objet auquel elle était appliquée, dépourvue du secours des lumières, et guidée uniquement par des vues basses et étroites.

Le séjour que je viens de décrire paraîtrait à beaucoup de personnes accompagné de mille inconvénients intolérables. Mais, outre l’avantage qu’il avait d’offrir un champ vaste à l’imagination, c’était l’Élysée, en comparaison de celui d’où je venais de m’échapper. Les désagréments d’une mauvaise compagnie, l’incommodité du logement, la malpropreté, le tapage, tous ces inconvénients avaient perdu ce qui me causait le plus de dégoût et d’aversion, du moment où je ne me sentais plus obligé de les subir. Il n’était aucune peine que je ne pusse endurer avec patience, quand je la comparais avec celle de se voir menacé à toute heure d’une mort violente et prématurée. Il n’était aucune souffrance qui me parût mériter d’être comptée pour quelque chose, dès qu’elle n’était pas infligée par la tyrannie, par la froide et lâche prévoyance, ou par la vengeance barbare de mes semblables.

Ma santé se rétablissait de jour en jour. Les attentions et les complaisances de mon protecteur étaient continuelles, et son exemple avait inspiré les mêmes dispositions au reste de la troupe. Il n’y avait que la vieille qui conservait toujours son animosité contre moi. Elle me regardait comme la cause de l’expulsion de Gines. Gines avait toujours été l’objet particulier de sa préférence ; et, dans le zèle dont elle était animée pour les intérêts de la société, elle trouvait qu’un novice à la place d’un pécheur endurci était un fort mauvais échange. Ajoutez à cela, que naturellement elle était morose et grondeuse ; or, les personnes de ce tempérament ne sauraient exister sans avoir sous la main quelque objet sur lequel elles déchargent leur bile. Elle ne perdait pas une seule occasion de montrer, jusque dans les plus petites choses, la haine qu’elle me portait ; à tout moment elle me lançait des regards de rage, qui m’auraient exterminé si elle en eût eu la force. On voyait combien elle était mortifiée de ne pouvoir contenter sa malice, et combien il lui en coûtait de n’avoir, pour exprimer sa terrible férocité, que la mauvaise humeur d’une pauvre servante. Quant à moi, qui avais été accoutumé à faire face à des adversaires plus formidables et à affronter d’autres périls, tout son dépit n’était pas capable de troubler ma tranquillité.

Quand je me sentis mieux, je mis mon protecteur au fait de mon histoire, excepté de ce qui avait rapport à la découverte du fatal secret de M. Falkland. C’était une chose que je ne pouvais pas prendre sur moi de dévoiler, même dans une situation telle que celle-ci, où il n’y avait pas, à ce qu’il semble, la moindre probabilité qu’on pût en faire usage contre mon persécuteur. Néanmoins, celui à qui je faisais cette ouverture, et dont la façon de penser était tout l’opposé de celle de M. Forester, ne prit pas ma réserve en mauvaise part. Il ne tira aucune conséquence défavorable contre moi de l’obscurité que ce silence jetait sur le reste de mon récit. Il avait trop de pénétration pour qu’un imposteur pût se flatter de lui en faire accroire, et il se fiait aussi sur cette pénétration. D’après cela, il n’est pas étonnant que mes manières franches et ouvertes portassent la conviction dans son esprit, et que ma confidence n’eût fait qu’ajouter à la bonne opinion et à l’amitié que je lui avais déjà inspirées.

Il écouta mon histoire avec beaucoup d’intérêt, et il en commentait les différentes parties à mesure que je les lui rapportais. Il me dit que ce n’était là qu’un nouvel exemple des manœuvres perfides et tyranniques employées par les membres riches et puissants de la société contre ceux qui n’ont pas les mêmes priviléges. Rien n’était plus évident que leur disposition à sacrifier tout le reste de l’espèce humaine à leur plus petit intérêt ou au caprice le plus bizarre. Quel était celui qui, voyant dans leur véritable jour la position des choses, voudrait attendre l’instant où il plairait à ses oppresseurs de résoudre sa ruine totale, plutôt que de prendre les armes pour sa propre défense, quand il en était encore temps ? Quel était le plus méritoire, de la basse et rampante soumission d’un esclave, ou de la généreuse résolution d’un homme qui entreprenait de venger ses droits ? Puisque l’administration partiale de nos lois réduisait l’innocence au niveau du crime, quand une fois le puissant était armé contre elle, quel homme d’un vrai courage pourrait balancer à lever l’étendard contre de telles lois ? Et puisqu’il faut souffrir de leur injustice, qui ne voudrait pas au moins faire connaître auparavant qu’il foule aux pieds leur joug arbitraire ? Quant à lui, ajoutait-il, il n’aurait certainement jamais embrassé sa profession actuelle, s’il n’y eût pas été forcé par des motifs aussi irrésistibles ; et il espérait bien, puisque l’expérience m’avait fourni la même conviction d’une manière si frappante, qu’il aurait un jour le bonheur de m’avoir pour associé dans ses entreprises… On verra jusqu’à quel point l’événement a confirmé ses espérances.

Les précautions que prenait la troupe pour éluder la vigilance des satellites de la justice étaient sans nombre. C’était une de ses règles de ne commettre de brigandages qu’à une distance considérable du lieu de sa résidence ; et Gines avait transgressé cette règle dans l’attaque qui m’avait valu mon asile. Quand ils s’étaient emparés de quelque butin, ils avaient soin, à la vue des personnes volées, de suivre une route opposée, autant que possible, à celle qui conduisait à leur véritable repaire. Le lieu de leur retraite, ainsi que tous ses environs, avait l’air d’un pays abandonné, et il avait la réputation d’être hanté par des esprits. La vieille dont j’ai fait le portrait y habitait depuis très-longtemps, et était censée y demeurer seule ; sa personne répondait à merveille aux idées qu’on se faisait d’une sorcière dans les campagnes. Ses hôtes n’entraient et ne sortaient qu’avec la plus grande circonspection ; en général, ce n’était que de nuit. Les lumières qu’on découvrait de temps en temps dans les différentes parties de cette habitation étaient regardées avec effroi par les paysans des environs comme des feux surnaturels, et si quelquefois le tintamarre d’une orgie venait à frapper leurs oreilles, ils ne doutaient pas que ce ne fût un carnaval de démons. Malgré tous ces avantages, les voleurs ne se hasardaient à y séjourner que par intervalles ; quelquefois ils s’absentaient pendant des mois entiers, et allaient demeurer dans quelque autre coin du pays. Tantôt la vieille les accompagnait dans ces émigrations, tantôt elle restait ; mais, dans tous les cas, son déplacement avait lieu ou plus tôt ou plus tard que le leur : de manière que l’observateur le plus subtil aurait eu peine à remarquer aucune liaison entre les époques de son retour et le renouvellement des bruits de vols dans le pays. Quant aux fêtes infernales, les paysans s’imaginaient qu’elles avaient lieu indifféremment, que la sorcière fût présente ou absente.